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Full text of "Le langage parisien au 19e siecle: facteurs sociaux, contingents linguistiques, faits sémantiques, influences littéraires"

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LE 


LANGAGE   PARISIEN 


AU  Xir  SIÈCLE 


DU     MÊME     AUTEUR 


L'Argot  Ancien  (1455-1830).  Ses  clénicnls  consLiUififs,  ses 
rapports  avec  les  lang^uos  secrètes  de  l'Europe  méridionale  cl 
l'Arg-Qt  moderne.  Ouvrage  couronné  par  l'Institut  (prix  Yol- 
noy),  Paris,  Champion,  1907. 

Les  Sources  de  l'Argot  ancien.  Tome  I,  Des  origines  à  la  fin  du 
xvine  siècle.  —  Tome  II,  Le  xix«  siècle  (1800-1850).  Ouvrage 
couronné  par  l'Académie  française  (Prix  Saintour).  Paris, 
Chaîiipio-n,  1912. 

L'Argot  des  Tranchées  d'après  les  lettres  des  Poilus  et  les 
JOURNAUX  DU  front,  Paris,  E.  do  Boccard,  1915. 


Pour  paraître  prochainement   : 

La  Langue  de  Rabelais  dans  ses  rapports  avec  l\  civilisation 
DE  la  Renaissance  et  les  écrivains  des  xv"  et  xvi"  siècles. 

Tome  I.  —  Cioilisation  de  la  Renaissance  :  Erudition  et 
Expérience  de  la  vie,  Contact  avec  l'Italie,  Vie  sociale.  Faits 
traditionnels. 

Tome  II.  —  Langue  et  Vocabulaire  :  Éléments  linguisti- 
ques, psychologiques  et  imaginât  ifs. 

Problèmes  littéraires  du  xvi»^  siècle.  —  I.  La  Cinquième  licre 
de  Rabelais.  Son  authenticité  et  ses  éléments  constitutifs.  — 
II.  Les  deux  Auteurs  du  Moyen  de  parvenir  et  les  origines 
de  riiumour. 


L.    SAINÉAN 


LE 


\l 


AU  Xir  SIÈCLE 


FACTEURS  SOCIAUX.  —  COJNTLNGEMS  LINGUISTIQUES 
FAITS  SÉMANTIQUES.  —  INFLUENCES  LITTÉRAIRES 


\'gS'  {    \    ^ 


PARIS 
E.     de     BOGGARD,     ÉDITEUR. 

1,     RUE     DE     MÉDICIS,     1 
1920 


?c 

2  011 

S  3 


A  MA  CHERE  FEMME 

compagne  inséparable  de  mes  travaux 


Sans  sortir  des  bornes  de  la  Monarchie,  on  peut  trouver  dans  la  France 
seule  de  quoi  exercer  toute  la  vivacité  d'un  savant.  Pour  satisfaire  à  l'activité 
de  son  esprit,  il  n'a  qu'à  approfondir  les  divers  idiomes  de  nos  provinces... 
La  langue  Limousine,  si  fameuse  dans  les  siècles  passés,  le  Provençal,  le 
Gascon,  le  Languedocien,  lui  donneront  bien  autant  à  faire  que  le  Lorrain, 
le  Oùallon,  le  Picard,  et  le  bas  Norman.  Le  langage  même  des  habitants  de 
la  campagne,  et  du  bas  peuple  des  villes,  dans  les  provinces  les  plus  polies, 
et  au  milieu  de  la  capitale,  est  un  grand  fond  de  réflexions  pour  des  gens 
qui  voudront  bien  comprendre  que  des  termes  qui  nous  font  rire  aujourd'hui 
ont  fait  autrefois  les  délices  de  la  cour  et  les  agréments  du  style... 

Mais  il  n'y  a  rien  de  pareil  à  l'étendue  d'imagination  que  demande  la  mul- 
titude prodigieuse  des  termes  de  chaque  art,  qui  sont  comme  autant  de  lan- 
gues différentes  parmi  la  même  nation.  Le  seul  langage  de  la  Marine,  soit 
celui  de  l'Océan  ou  de  la  Méditerranée,  donnera  de  quoi  penser  aux  critiques 
les  plus  profonds  ;  celui  des  beaux  Arts,  qui  ont  rapport  à  la  Peinture  ou  à 
l'Architecture,  peut  piquer  leur  sagacité  ;  aussi  bien  que  celui  du  Blason  et 
des  Armoiries,  qui  est  particulier  à  la  seule  nation  Françoise.  J'en  dis  tout 
autant  de  nos  termes  de  Guerre,  de  Chasse  et  de  Fauconnerie,  qui  marquent 
le  génie  noble  et  actif  de  nos  François.  On-ne  doit  pas  même  oublier  le  jar- 
gon de  la  bagatelle,  qui  a  changé  presque  aussi  souvent  que  le  caprice  des 
modes  et  les  ajustements  bizarres  de  chaque  Règne... 

C'est  dans  ces  sources  fécondes  où  l'adresse  d'un  habile  étymologiste 
puise  aisément  la  vérité  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  la  fait  paraître  au  jour,  quelque 
effort  qu'elle  fasse  pour  se  dérober  à  nos  yeux.   - 

R.  P.  Besnier,  Discours  sur  la  Science  des  Elymologies  {en  tête  du  Didionnaire 
étymologique  de  Ménage,  cd.  1750,  p.  xxiv). 


PRÉFACE 


Ce  volume  clùt  la  série  des  recherches  que  j'ai  entreprises, 
depuis  nombre  d'années,  sur  les  langues  spéciales  et  vulgaires 
de  la  France.  Après  avoir  suivi  l'évolution  du  langage  des 
malfaiteurs  depuis  ses  origines  lointaines  jusqu'au  xix*'  siècle, 
j'ai  constaté  que  les  derniers  vestiges  de  cet  idiome  (dont  le 
caractère  secret  était  la  seule  raison  d'être)  se  sont  fondus 
dans  le  langage  populaire  parisien  de  nos  jours.  Ce  fait,  d'une 
importance  à  la  fois  sociale  et  linguistique,  a  été  le  résultat 
d'un  contact  plus  fréquent  et  incomparablement  plus  facile  que 
dans  le  passé,  entre  les  éléments  sociaux  les  plus  divers  :  vo- 
leurs, gueux,  soldats,  ouvriers,  filles.  Les  Mémoires  de  Vi- 
docq  et  les  romans  populaires  qui  s'en  sont  inspirés  n'ont  agi 
qu'en  second  lieu  et  sur  un  terrain  déjà  préparé. 

A  cette  pénétration  en  grande  masse  du  jargon  dans  le  vul- 
gaire se  sont  ajoutés  de  nombreux  apports  professionnels  et 
provinciaux.  Tous  ces  ingrédients  ont  contribué  à  transformer 
complètement  l'aspect  du  parler  vulgaire  dans  la  seconde 
moitié  du  xix*^  siècle.  Infiniment  plus  abondant,  plus  original 
et  plus  imagé  que  le  bas-langage  de  la  fin  du  xviii*'  siècle  et 
du  début  du  xix'-  —  tel  qu'il  est  reflété  dans  le  Dictionnaire 
('e  d'IIaulel  (  1 808)  —  l'argot  moderne,  autre  appellation  donnée 
au  vulgaire  parisien  de  nos  jours,  a   fini   par   constituer  un 


VMI  PREFACE 

idiome   unifié   que   parlent   des   millions    de  Parisiens   et   de 
Français. 

C'est  un  fait  auj  )urd'luii  indéniable  qu'à  coLé  du  français 
littéraire  qu'on  écrit  plutôt  qu'on  no  parle,  vihre  et  palpile 
cet  aulro  français  qu'on  p.irla  pluLùt  qu'on  n'écrit.  Cet  intrus 
pénètre  partout  et  s'impose  par  la  force  môme  des  choses. 
Il  agit  de  plus  en  plus  profondément  sur  le  français  lilLé- 
raire  de  demain  et  dans  une  cerlaine  mesure  l'avenir  lui' 
appartient.  , 

Suivre  pas  à  pas  cette  marclie  progressive  du  parler  vul- 
gaire, examiner  les  facteurs  sociaux  qui  ont  ioflué  sur  son 
le.xique,  faire  ressortir  les  créations  nouvelles,  les  tours  ex- 
pressifs et  les  images  originales  qui  lui  donnent  de  la  force  et 
du  relief;  noter  son  cxpansitm  en  <Jeliors  de  Taris  et  de  la 
France;  montrer  enfin  ([uelle  influence  il  a  eue  de  nos  j')urs 
sur  la  langue  généraLi  :  cette  lâche,  difficile  et  délicate,  m'a 
tenté  et  ce  n'est  pas  sans  quelque  appréhension  que  je  me  suis 
engagé  dans  cette  voie  nouvelle. 

Dans  un  pays  démocratique  comme  la  France,  le  langage 
populaire  —  on  a  peine  à  le  croire  —  n'a  pas  encore  pénétré 
dans  les  dictionnaires  de  la  langue  générale.  Ceux-ci  ne  don- 
nent en  principe  que  les  termes  littéraires,  particulièrement 
ceux  du  xvii^  et  du  xvni®  siècle.  Ils  ne  tiennent  que  faiblement 
compte  des  grands  écrivains  du  xix*^;  à  plus  forte  raison  ex- 
cluent-ils les  acquisitions  et  les  créations  du  langage  vul- 
gaire pendant  cette  période. 

La  conception  de  nos  lexicographes  est  encore  restée  celle 
de  nos  historiens  avant  Voltaire.  De  même  que  ceux-ci  n'en- 
registraient que  les  faits  et  gestes  des  classes  les  plus  élevées 
de  la  nation,  de  même  nos  faiseurs  de  dictionnaires  continuent 
à  no  tenir  compte  que  de  la  noblesse  des  œuvres  littéraires, 
de  leur  langage  poli.  Ce  n'est  que  subrepticement,  et  è  contre 
cœur,  qu'il  s'y  glisse  de  temps  en  temps  quelque  rejeton  de  la 
petite  bourgeoisie,  voire  même  du  menu  peuple. 

Un  tel  état  do  choses  avait  déjà  frappé,  à  la  fin  du  xviii*'  siè- 
cle, un  des  esprits  les  plus  avisés  de  rép!)que.  Sébastien  Mer- 
cier. Il  ne  craint  pas  d'écrire  dans  un  chapitre  spécial  de  son 


pri:fage  IX 


Tableau  de  Paris  il.  VF,  p.  172 1  :  «  Los  Diclionnairos  no  cor- 
tiennent  pas  tous  les  mois  usités  parmi  lo  peuple;  ils  sont 
insuffisants  pour  une  foule  d'expressions  qui  valent  bien  celles 
que  les  poètes  et  les  prosateurs  ont  consacrées  et  qui  tiennent 
à  (les  pratiques  curieuses  et  journalières  ». 

Rien  n'est  plus  significatif  à  ccst  égard  que  les  excuses  d'Ar- 
sène Darmestcter  pour  avoir  interrogé  parfois  la  langue  po- 
pulaire dans  sa  thèse  sur  la  Création  des  mots  nouveaux 
(1877),  p.  37  :  «  Nous  aurons  à  citer  plus  d'un  mot  qu'itn  s'éton- 
nera- peut -cire  de  rencontrer  dans  une  éfudo  grave  et  sévère, 
mais  il  n'y  a  rien  ilc  vil  dansja  cité  de  la  science;  la  science 
purifie  tout  ce  qu'elle  touche  ».  Il  est  vrai  que  lo  futur  auteur 
du  Dictionnaire  général  s'empresse  d'ajouter  :  «  La  langue 
populaire,  même  dans  ses  créations  les  plus  audacieuses  et  les 
plus  grossières,  relève  de  la  philologie  au  même  titre  que  la 
langue  commune,  bien  mieux,  à  plus  juste  titre  que  la  langue 
commune  et  surtout  que  la  langue  littéraire  ;  car  c'est  une 
formation  plus  naturelle  et  soumise  à  des  lois  plus  stables  et 
plus  fixes,  moins  troublées  par  les  hasards  de  la  volonté  et  du 
parti  pris  ». 

Chose  curieuse  !  La  conception  de  la  lexicographie  a  été  plus 
large  dans  le  passé  et  est  allée  se  rétrécissant  jusqu'à  nous. 
Les  auteurs  de  la  première  édition  du  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie  (]6^i)  se  montrèrent  fort  accueillants  pour  le  langage 
populaire  de  l'époque.  Les  termes  et  surtout  les  locutions  vul- 
gaires y  sont  tellement  fréquents  qu'on  a  pu  en  extraire  — 
dans  un  but  satirique  —  tout  un  Dictionnaire  des  Halles 
(1696).  Dans  les  éditions  ultérieures,  on  a  do  plus  en  plus  dé- 
cimé ce  contingent. 

Richelet  et  Fureticre,  dans  leurs  Dictionnaires  (1680-1690), 
se  sont  également  montrés  très  larges  :  ils  ont  accueilli  non 
seulement  des  parisianismes,  mais  de  nombreux  proxincia- 
lismcs. 

On  a  trop  oublié  de  nos  jours  qu'un  dictionnaire  n'est  pas 
un  traité  de  rhétorique,  mais  un  vaUe  répertoire  où  doit  entrer 
la  langue  tout  entière,  littéraire  ou  vulgaire,  écrite  ou  par- 
lée. Un  dictionnaire   de  la   lang^uo  française  doit  embrasser 


PREFACE 


avec  la  môme  sympathie  les  mots  populaires  et  les  termes 
livresques  :  les  uns  et  les  autres  appartiennent  au  patrimoine 
national.  Mon  regretté  maître  Gaston  Paris  rêvait  vers  la  fin 
de  sa  vie  un  vaste  inventaire  qui  comprendrait  tous  les  mots 
qu'on  pourrait  recueillir,  sans  distinguer  entre  ceux  qui  ont 
disparu  et  ceux  qui  sont  encore  en  usage,  entre  ceux  qui  sont 
«  franciens  »  et  ceux  qui  n'ont  existé  ou  n'existent  que  dans 
les  provinces,  ni,  bien  entendu,  entre  ceux  qui  sont  du  «  bon 
usage  »  et  ceux  qui  sont  familiers,  vulgaires  ou  même  ar- 
gotiques {Mélanges  linguistiques,  p.  417). 

V Histoire'  de  la  langue  française  de  M.  Ferdinand  Brunot 
est  un  des  travaux  d'ensemble  les  plus  considérables  de  no- 
tre époque.  Œuvre  à  la  fois  d'un  érudit  et  d'un  écrivain,  elle 
restera  longtemps  une  base  solide  pour  toutes  les  recherches 
sur  la  langue  '  nationale.  L'auteur  y  étudie  les  change- 
ments survenus  dans  la  grammaire  et  dans  le  vocabulaire  à 
la  lumière  des  transformations  sociales  correspondantes  et  en 
connexion  intime  avec  les  progrès  littéraires  et  intellectuels 
de  la  nation.  J'ai  essayé  d'appliquer  .ces  principes  à  un  do- 
maine infiniment  plus  restreint,  mais  qui  emprunte  un  inté- 
rêt particulier  du  fait  qu'il  appartient  à  notre  temps. 

Mon  ambition  allait  plus  loin.  Etant  donné  la  multiplicité 
des  sources  d'information,  dont  certaines  sont  restées  difficile- 
ment abordables,  ainsi  que  le  peu  de  confiance  qu'inspirent 
les  recueils  argotiques  à  cause  de  leurs  références  vagues  ou 
incomplètes,  j'ai  désiré  mettre  à  la  portée  des  investigateurs 
futurs  des  matériaux  abondants  et  sûrs. 

Parmi  ces  sources,  il  en  est  une  qui  a  échappé  jusqu'ici  à 
l'attention  des  philologues.  Ce  sont  les  nombreux  recueils 
connus  sous  le  nom  de  Locutions  vicieuses,  qui  se  sont  suc- 
cédés pendant  toute  la  première  moitié  du  xix*' siècle.  J'en  ai- 
tiré  largement  parti,  soit  pour  fixer  la  date  des  mots  nou- 
veaux, soit  pour  en  apprécier  l'expansion  ou  le  degré  de 
popularité. 

Ces  ressources  ]i\resques  n'achevaient  cependant  pas  la  tâ- 
che. L'objet  de  ce  travail  étant  essentiellement  la  langue  par- 
lée, dont  l'évolution  s'est  faite  et  continue  à  se  faire  en  quel- 


l'REFAGE  XI 

que  sorte  sous  nos  yeux,  il  importait  de  contrôler  les  données 
des  sources  avec  la  réalité  vivante.  Je  me  suis  efforcé  de  le 
faire  partout  où  la  chose  était  possible,  c'est-à-dire  en  ce  qui 
concerne  les  classes  professionnelles.  L'enquête  a  eu  pour  ré- 
sultat d'infirmer  ou  d'approfondir  les  données  de  mes  prédé- 
cesseurs. On  en  appréciera  l'effet  dans  les  chapitres  consacrés 
à  certains  facteurs  sociaux,  par  exemple  les  bouchers  et 
les  saltimbanques.  Et  là  même  où  ce  contrôle  n'était  pas 
praticable,  par  exemple  dans  les  milieux  des  malfaiteurs,  j'ai 
tâché  de  soumettre  à  une  critique  rigoureuse  les  théories  et 
les  faits.  Des  développements  complémentaires  ou  des  inven- 
taires bibliographiques,  pour  ne  pas  trop  encombrer  le  texte, 
ont  été  relégués  dans  des  Appendices. 

Il  y  aura  bientôt  cinquante  ans  que  Littré  a  posé  dans  son 
Dictionnaire  (1863-1872)  l'important  principe  de  Vhislorique, 
qui  est  devenu  depuis  la  pierre  angulaire  de  tout  édifice  lexi- 
cographique.  Cette  heureuse  idée  a  germé...  ailleurs.  Elle  a 
été  reprise  et  élargie  en  1879  par  le  philologue  anglais  Ja- 
mes-Henry Murray  qui,  grâce  à  cet  autre  principe  de  la  divi- 
sion du  travail,  a  produit  l'œuvre  la  plus  vaste  que  possède 
jusqu'ici  la  lexicographie  européenne  :  le  Neto  Englisk  Dic- 
tionarij  on  Iiistorical  principles  (Oxford,  1888  et  suiv.).  Chez 
nous,  le  Dictionnaire  général  (18881900),  malgré  d'excellen- 
tes qualités  de  méthode  et  de  classement,  n'est  en  somme  qu'un 
ouvrage  didactique.  Tôt  ou  tard  l'admirable  œuvre  de  Littré 
devra  cire  reprise  sur  des  bases  nouvelles  et  conçue  dans  un 
esprit  plus  large,  conformément  aux  progrès  do  la  science  et 
~de  la  démocratie.  J'ai  pensé  que  des  études  comme  celle  que 
j'ai  entreprise,  pourraient  faciliter  la  lâche  du  futur  histo- 
rien ou  lexicographe  delà  langue  nationale. 

J'ai  tiré  parti  des  entretiens  suggestifs  avec  mes  confrère, 
F.  Brunot  et  A.  Meillet.  D'excellents  connaisseurs  du  langag  i 
parisien  —  MiM.  Emile  Pouget,  Léon  de  Bercy  (depuis  décédr; 
et  surtout  Jehan  Rictus  —  m'ont  plus  d'une  fois  fait  profiter 
de  leur  expérience  du  parler  vulgaire.  J'adresse  aux  uns  (  t 
aux  autres  l'expression  de  ma  gratitude. 


XII  Pr.KFACE 

J'aime  à  diro  ici  ce  que  je  dois  à  mon  ami  Henri  Clouzot. 
Il  a  parcouru  col  ouvrage  en  manuscrit,  en  y  notant  d'utiles 
suggestions;  en  outre.  Balzacien  fervent,  il  a  mis  à  ma  dis- 
position des  extraits  suivis  de  la  Comédie  Immaine,  œuvre 
d'une  valeur  linguistique  considérable  et  qui  a  jusqu'ici 
échappé  aux  investigations  de  nos  lexicographes. 

Me  sera-t-il  permis,  en  terminant,  de  réaliser  un  vœu  que 
je  porte  depuis  longtemps  dans  mon  cœur?  Celui  d'offrir  le 
fruit  de  ces  recherches^,  en  humble  hommage,  au  noble  pays 
qui  nous  a  accueillis,  les  miens  et  moi,  avec  sympathie,  qui  a 
toujours  été  ma  patrie  intellectuelle  et  qui  est  devenu  l'unique 
patrie  de  mon  enfant  chérie. 

Paris,  décembre  1919. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PnÉI'ACE. VH-XII 

Table  des  Matières xin-xvi 

INTRODUCTION 

I.  —  Coup  d'oeil  rétrospectif  (1-20)  :  Villon,  3-4.  —  Rabelais,  4.  — 
Henri  Estienne,  5-0.  —  Le  Moyen  de  parvenir,  0-7.  —  La  Comédie  des  Pro- 
verbes, 7-8.  —  Oadin,  8-9.  —  Le  Burlesque,  9-10.  —  Philibert  Le  Roux,  10- 
1-2.  —  Le  Poissard,  12-19. 

IL  —  Pauisianis-mes  (20-20)  :  Richelet,  22-23.  —  Furctière,  23-24.  —  Mé- 
nage, 2'i.  —  Trévoux,  24-25. 

ill.  —  LocL-iio.NS  vicieuses  (26-40)  :  Micfiel,  28-29.  —  Desgraniïes,  29-3 i.  — 
Derniers  Yi^sriges,  34-36. —D'Hautel,  36-39. 

IV.  —    AlU.OT  ANCIEN    ET    MODERNE  ('l  1-45).. 

V.  —  Aisi.oT  l'vRisiEN  ('i6-57):  Expansion,  47-49.  —  Production  littéraire, 
49-57.  —  l{iclii';)in,  50.  —  lîruant,  50.  —  Jeh;in  Rictus,  51.  —  Poulot,  51.  — 
Zula.  Irl-ô'i.  —  Rosny  aine,  53-51.  —  Gourteline,  5i.  —  Méténier,  54.  — 
Ch.-  IL  Hirscli,  55.  —  Périodiques,  55-57. 

VI.  —  Parlers  provinciaux  (58-06)  :  Gamin,  59-60.  —  Voyou,  00.  — 
Gosse,  60-61.  —  Dégotter,  61-04.  —  Piger,  64-00. 

VIL  —  Reflets  soclCux  (67-72)  :  Fourbi,  69-71.  —  Rabiol,  71-72. 

VIII.  -^  Méthode  (73-85)  :  Considérations  critiques,,  73-76.  —  Principes 
étyniologiijues,  70-85  :  Arsouillcr,  76-77.  —  Bernique,  77-78.  —  Bisquer, 
78-79.  —  Blague,  79-80.  —  Charabia,  80-81.  —  Fion,  81-84. 


LIVRE   PRI^:M[KR 

GÉNÉRALITÉS 

CHAPITRE  PREMIER.-  Prononciation  (87-101)  :  1.  Voyelles,  88-90.  — 
2.  Diplitongues,  9(1-91.  —  3.  Consonnes,  91-94.  —  4.  Phénomènes  spéciaux, 
94-101. 

CHAPITRE  IL  —  Dérivation  (102-118):   1.  Dérivation  impropre,    102. 

—  2.  Cumpusition,  102-104.  —  3.  Suffixes,  104-110.  —  Croisements,  111  118. 
CHAPITRE  III.  -  Remarques  syntaxiques  ,119-128)  :  1.  Substantif,  119- 

123.  -  2.  Adjectif,  123-124.  —  3.  Verbe.    124-125.  —  Particules,  125-126. 

—  5.  Formules  négatives,  126-128. 


XIV  TAlJLE    DES    MATIÈRES 

LIVRE  DEUXIÈME   ^ 
VOCABULAIRE.  -   FACTEURS   SOCIAUX 

Section  I'«  :  Classes  légalement  constituées. 
CHAPITRE  PREMIER.  ~  Soldats  (131-162): 

I.  —  Éléments  constitutifs:  1.  Richesse  synonymique,  132-134.  —  2.  Ter- 
mes jargonnesques,  134-135.  —  3.  Termes  provinciaux,  135-137.  —  4.  Epi- 
thètes,  137-138.  ■-  5.  Ironie,  138-142.  —  6.  Vie  de  caserne,  142-146.  — 
7.  —  Réminiscences  littéraires,  146.  —  8.  Souvenir  historique,  146-147. 

II.  —  E.Kpansion,  147-148.  —  Vocables  algériens  (148-162)  :  1.  Termes  ara- 
bes, 153-159.  —  2.  Emprunts  espagnols,  159-161.  —  3.  Emprunts  italiens, 
161-162. 

CHAPITRE  II.  —  Marins  (163-180)  :  1.  Expressions  caractéristiques,  163- 
164.  —  2.  Mots  de  jargon,  164-165.  —  3.  Beuverie  et  débauche,  165-168.  — 
4.  Vie  pénible,  168-172.  —  5.  Appellations  ironiques,  172-173.  — 6.  Manoeu- 
vres nautiques,  174-175.  —  7.  Choses  de  la  mer,  175-178.  —  8.  Termes  de 
pêche,  179-180. 
■  CHAPITRE  III.  —  Ouvriers  (181-208)  : 

I.  —  Mécaniciens,  184-189. 

II.  —Imprimeurs  (190-196)  :  1.  Tieux  mots,  190-192.  -  2.  Termes  de 
jargon,  192.  —  3.  Formes  vulgaires,  192-193.  —  4.  Vocables  facétieux,  193- 
194.  —  5.  Termes  généralisés,  194-190. 

III.  —  Cordonniers,  197-202. 

IV.  —  Bouchers,  203-208. 


LIVRE   TROISIEME 
VOCABULAIRE.  -  FACTEURS  SOCIAUX  (suite) 

Section  11^  :  En  marge  de  la  âociété. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Apaches  (210-223)  :    1.  Procédés  arliiiciels, 
212-214.  —  2.  Mots  nouveaux,  214-219.  —  3.  Termes  spéciaux,  219-223. 
CHAPITRE  II.  —  Gueux  (224-230)  :  Termes  spéciaux,  225-230. 
CHAPITRE  HL    —  Tricheurs    (231-239):    1.   Nomenclature,   231-233 

—  2.  Variétés,  233-234.  —  3.  Termes  spéciaux,  234-239. 
CHAPITRE  IV.  —  Camelots  (240-242). 

CHAPITRE  V.  —  Saltimbanques  (243-254)  :  1.  Termes  de  jargon,  240- 
247.  —  2.  Bohémiens,  248.  —  3.  Italiens,  248-249.  —  4.  Espagnols,  249-250. 

—  5.  Français,  250-254. 

CHAPITRE  VI.  —  Chifi'Onniers  (255-257)  :  1.  Sobriquets  et  noms,  255- 
256.  —  2.  Vocables  isolés,  256-257. 

CHAPITRE  VII.  —  Filles  et  souteneurs  (258-266)  :  1.  Noms  spéciaux, 
259-202.  —  2.  Souteneurs,  262-266. 

CHAPITRE  COMPLÉMENTAIRE.  —  Le  Cabaret  (267-272)  :  1.  Noms 
divers,  267-268.  —  2.  SubriquetS;  268-269.  —  3.  Termes  spéciaux,  209-272,  . 


TABLE    DES    .MATIERES  XV 


LIVRE   QUxVTRIEML: 

CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Provi.ncialismes  (274-32:2)  : 

A.  —  Patois  du  Nord:  i.  Wallon,  276-277.  —  2.  Normand,  277-28U.  — 
3.  Picard,  280-282. 

B.  —  Pavots  de  l'Ouest:  1.  Breton,  283-284.  —  2.  Maine,  284-285.  — 
3.  Anjou,  285-291.  —  4.  Poitou, '29 1-292. 

C.  —  Patois  du  Centre  :  1.  Berry,  293-298.  —  2.  Orléanais,  298-299. 

D.  —  Patois  du  Nord-Est:  1.  Champagne,  301-302.  —  2.  Lorraine,  Vos- 
ges, 302-303. 

E.  —  Patois  de  VEst  :  1.  Yonne,  304-305.  —  2.  Bresse,  305-300, 

F.  —  Franco- Provençal  :   1.  Lyonnais,  307-309.  —  2.  Dauphiné,  309-310. 

G.  —  Patois  du  Midi:  1.  Languedoc,  311-31G.  —  2.  Provençal,  317-319. 
—  3.  Gascon,  Auvergnat,  319-322, 

CHAPITRE  IL  —  Archaïsmes  (323-327), 

CHAPITRE  III.  —  Vocables  empruxtés  (338-347)  :  1.  Vocables  alle- 
mands, 338-344.  —  2.  Vocables  néerlandais,  344.  —  3.  Vocables  anglais, 
345.  —  4.  Vocables  italiens  et  espagnols,  345-346.  — '  5.  Emprunts  orien- 
taux, 34G-347. 

CHAPITRE  IV.  —  Mots  enfantins  (348-353). 

CHAPITRE  Y.  —  Mots  imitatifs  (354-357). 

CHAPITRE  YI.  -  Résidu  obscur  (358-360). 


LIVRE    CLNQUIKME 

FAITS    SÉMANTIQUES 

CHAPITRE  PREMIER.  -  Procédés  générau.x  (362-366);  L'Extension, 
362-363.  —  2.  Restriction,  363.  —  3.  Métonymie,  363-364.  —  4.  Anoblis- 
sement, 364-365.  —  5.  Dégradation,  366. 

CHAPITRE  IL  —  Métaphore  (367-394)  :  L  Métaphores  techniques,  373 
374.  —  2.  Corps  humain,  374-377.  —  Animaux,  377-380.  —  4.  Plantes, 
381-385.  —  5.  Jeux,  385-391.  —  6.  Musique,  refrains,  391-394. 

CHAPITRE  m.  —  Ironie  (395-413):  1.  Antiphrase,  395-397.  —2.  Hy- 
perbole, atténuation.  394-400.  —  3.  Tej-mes  facétieux,  400-405.  —  4.  Sobri- 
quets, 405-407.  —  5.  Noms  propres,  407-410. —  6.  Noms  de  mépris,  410-412. 

CHAPITRE  lY.  —  Euphémisme  (413-416j  :  1.  Jurons,  415.—  2.  Corps 
humain,  415-416. 

CHAPITRE  V.  —  Jeux  de  mots  (417-423):  1.  Calembours  personnels. 
419-420.  —  2.  Calembours  géographiques,  420-422.  —  3.  Quiproquos  numé- 
riques, 422. 

CHAPITRE  YI.  —  Séries  sémantiques  (423-429). 


XVI  TABLE    DES    AIATIEHES 

LIVRE  SIXIÈME 

INFLUENCES  LITTÉRAIRES 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Argot  scolaire  ('i33-448):  1.  Latin  dos  éco- 
les, 434-439.  —  -2.  Éléments  constitutifs,  439-443.  —  3.  État  actuel.  444-449. 

CHAPITRE  IL  —  Argot  mondain  (4r)0-4G-2i  :  1.  Éléments  constitutifs, 
451-457.  —  '^.  Vocables  éphémères,  457-402. 

CHAPITRE  ni.  —  Argot  des  coulisses  (4(;3-4G8). 

CHAPITRE  IV.  —  Derniers  vestiges  (4G9-47"2). 

CONCLUSION  ('173-479). 


APPENDICES 


A.' —  Dictionnaires  d'argot  parisien  ('iSl). 

B.  —  Argot  et  das-lang.uie  (482-483). 

C.  —  Les  mots  crus  et  la  langue  populaire  ('i84-i80;. 

1).  —  Nos  sources  (487-493)  :  I.  —  Parisianismcs,  487-489.  IL.  —  Lo- 
cal ion?  vicieuses.  489.  111.  —  Parlors  provinciaux,  489-491.  IV.  —  Pa- 
tois, 491  -492.  V.  —  Lanpcues  professionnelles.  'i92.  VI.  —  Généralités, 
492-493. 

E.  —  Suffixes  .iargonnesques  et  fantaisistes  (■49'i-'i98). 

F.  —    LiNGUA  FRANCA   (499-500). 

G.  —  Coup  d'oeil  en  arrière  (521-524). 

I.  —  Éléments  constitutifs  (501-514):  l.  Emprunts  dialectaux,  503-50(1. 
—  2.  Emprunts  populaires,  506-513.  —  3.  Emprunts  étrangers,  513-514. 

IL—  Expansion  du  jargon  (514-521)  :  Action  sur  le  iias-lanan.u'e  (515-521  )  : 
1.   \  iicaliles,  510-519.  —  2.  Pronoms  personnels,  519  521).  —  l'.i/tifile^-.  521. 
m.  —  liilluences  sur  les  parlers  provinciaux  (521   524). 

II.  —  Erreurs  et  fantaisies  argotiques  (525-527). 

].  _  Argot  des, Tranchées  (5':28-539)  :  Traits  distinctifs  (Changement  du 
spiis,  —  .vroililications  fornioUos.  —  Provincialismes.  ^  Mots  de  cobnies.  — 
Termes  facétieux),  532-530.  —  Expansion,  530.  — Apeiru  comparatif,  530- 
r,3,S.  _  Dimnées  complémentaires,  538-5:]9.  —  Durée  transihtire.  539. 

Additions  et  co-rrections,  r>'i  I -TiV?. 

Index  des  mots.  543-574. 

Index   des  uiées.  575-582.  .  ' 

Talle  ALi'ii  \i:i;Tii.iiE  DES  AurEURS  et  des  anonv.mes.  583-590. 


INTRODUCTION 


A  côté  de  la  langue  littéraire,  et  indépendamment  d'elle, 
le  langage  populaire  continue  à  vivre  et  à  se  développer.  Des 
divergences  de  prononciation,  de  grammaire  et  de  vocabu- 
laire séparent  l'un  de  l'autre.  L'ensemble  de  ces  particulari- 
tés constitue  le  langage  populaire  ou  le  bas-langage  parisien. 

Un  double  caractère  le  distingue  de  la  langue  écrite:  il  se 
montre  à  la  fois  plus  conservateur  et  plus  mobile.  Tout  en 
gardant  nombre  d'archaïsmes,  il  est  le  reflet  immédiat  des 
transformations  sociales,  du  mouvement  réel  de  la  langue 
nationale.  Ce  n'est  qu'après  avoir  fait  un  stage  plus  ou  uioins 
long  dans  le  bas-langage,  que  les  mots  nouveaux  pénètrent 
dans  la  langue  littéraire. 

Avec  l'avènement  de  la  démocratie  au  xix^  siècle,  ce  parler 
vulgaire  acquit  une  importance  sociale  et  linguistique  incon- 
nue jusqu'alors.  Tandis  qu'aux  xvii'^-xviii'^  siècles,  il  était  ré- 
servé à  peu  près  aux  effets  comiques  (style  burlesque  et  pois- 
sard), cet  idiome  vivant  et  imagé  est  devenu  de  nos  jours 
l'organe  d'une  véritable  littérature  sociale,  forcément  res- 
treinte, mais  qui  compte  d'ores  et  déjà  plus  d'une  œuvre  in- 
téressante. 

D'une  part,  le  contact  de  plus  en  plus  intime  des  différen- 
tes classes  sociales  ou  professionnelles  a  eu  pour  résultat 
l'absorption  par  le  bas  langage  de  toutes  les  langues  spéciales 
et  techniques,  ce  qui  a  donné  à  son  vocabulaire  une  richesse 
et  un  pittoresque  incomparables  ;  d'autre  part,  l'imp^irtance 
exceptionnelle  prise  par  la  capitale  a  eu  pour  conséquence 
l'expansion  de  l'argot  parisien  dans  le  pays  tout  entier. 


2  INTRODUCTION 

Nous  possédons,  au  début  même  du  xix^  siècle,  un  répertoire 
à  peu  près  complet  du  langage  populaire  de  l'époque:  le  Dic- 
tionnaire du  bas-langage  par  d'Hautel,  1808.  Si  on  le  compare 
au  lexique  du  parler  parisien  de  la  fin  du  même  siècle,  on 
est  surpris  par  l'abondance  et  l'originalité  des  éléments  qui, 
en  grand  nombre  et  par  des  canaux  dilierents,  ont  afflué  dans 
l'argot  au  cours  de  cette  centaine  d'années.  Faire  ressortir 
.ces  alluvions  multiples,  montrer  le  rôle  de  chacun  des  facteurs 
sociaux  et  professionnels  dans  la  constitution  du  vocabulaire 
parisien,  tel  est  le  but  principal  de  ce  travail. 

Mais  avant  de  l'aborder,  et  pour  mieux  comprendre  l'état 
actuel  de  la  question,  nous  allons  essayer  de  jeter  un  regard 
en  arr-ière  et  suivre  dans  le  passé  les  traces  du  vulgaire  pa- 
risien. 


COUP  D'OEIL   RETROSPECTIF 


Plus  on  remonte  dans  le  passé  et  plus  il  devient  difficile 
d'établir  une  démarcation  entre  le  langage  vulgaire  et  la  lan- 
gue littéraire.  Souvent  les  deux  se  confondent  et,  à  vrai  dire, 
celte  dernière  ne  s'est  définitivement  fixée  qu'en  pleine  épo- 
que moderne.  C'est  alors  que  commence  à  s'accuser  nettement 
les  divergences  entre  les  deux  langues,  parlée  et  écrite,  et 
que  chacune  d'elles  commence  à  suivre  un  développement  à 
part.  Mais  dès  le  xv'^  siècle  on  peut  rechercher  les  traces  -du 
parler  vulgaire  en  littérature  et  en  relever  quelques  traits 
significatifs. 

Villon.  —  Le  premier  écrivain  chez  lequel  on  trouve  des 
vestiges  du  langage  populaire  est  le  grand  poète  François 
Villon.  Il  était  Parisien  de  Paris:, 

Né  de  Paris  emprès  Pontoise... 

et,  comme  tel,  il  affectionnait  les  expressions  vulgaires  et  la 
prononciation  parisienne. 

Il  rime  Robert  avec  poupart  et  Montmartre  avec  tertre, 
Henri  Estienne  n'en  revient  pas:  «  Et  du  langage  de  nos  pré- 
décesseurs, qu'en  dirons-nous  ?  Quelles  pensons  nous  qu'es- 
toyent  les  oreilles  d'alors  qui  portoyent  patiemment  Mon 
frère  Piarre?  Mon  frère  Robart  ?  La  place  Maubart  ?  Et  toutes 
fois  nostre  Villon,  un  des  plus  eloquens  de  ce  tems  là,  parle 
ainsi  »  ? 

Le  poète  appelle  plaisamment  la  cire,  estront  de  moudie 
(v.  M99)j  le  garçon,  marmoset  (v.  1982),  c'est-à-dire  petit 
singe;  le  crachat,  jacoppin  (v.  731),  ou  jacobin  ;  les  pierres, 
miches  de  saint  Etienne  (v.  1915),  par  allusion  à  sa  lapida- 
tion... 

1.  Apologie  pour  Hérodote,  éd.  Ristelhuber,  t.  II,  [).  133. 


4  INTRODUCTION 

l\  écrit  tantinet  (v.  1109),  pour  un  petit  peu,  parisianisme 
toujours  vivace  : 

Combien  qu'il  ii'ayme  bruyt  ne  noise, 
Si  luy  plaist  il  ung  tantinet... 

et  lunettes  {y.  631),  au  sens  d'yeux,  métaphore  qui  coule  de 
la  même  source  que  châssis  ',  châsse,  œil,  dans  le  bas-lan- 
gage : 

Folles  amours  font  les  gens  bestes  : 

Salmon  en  ydolatria, 

Samson  en  perdit  ses  hinete^... 

Il  rime  même  une  ballade  aux  femmes  de  Paris,  «  qui  ont  le 
bec  si  affilié  »  (v.  1539)  : 

Prince,  aux  dames  Parisiennes 
De  beau  parler  donne  le  prix  , 
Quoy  qu'on  die  d'Italiennes, 
Il  n'est  bon  bec  que  de  Paris. 

Et  cette  caractéristique  de  la  Parisienne  est  restée  classique. 

Rabelais.  —  C'est  à  un  autre  admirateur  de. Villon,  au  plus 
grand  écrivain  du  xvi^  siècle,  à  François  Rabelais  lui-même, 
qu'on  doit  la  caractéristique  du  Parisien.  Il  l'a  fixée  dans  une 
phrase  célèbre  et  presque  d'un  seul  mot  qu'il  avait  rapporté 
de  ses  voyages  dans  le  Midi,  le  terme  badaud  (1,  I,  ch.  XVII)  : 
«  Quelques  jours  après  qu'ilz  se  feurent  rafraîchis,  Gargantua 
visita  la  ville  [de  Paris],  et  feut  veu  de  tout  le  monde  en 
grande  admiration.  Car  le  peuple  de  Paris  est  tant  sot,  tant 
badaat,  et  tant  inepte  de  nature,  qu'un  basteleur,  un  porteur 
de  rogatons,  un  mulet  avec  ses  cymbales,  un  -vieilleux  au 
milieu  d'un  carrefour  assemblera  plus  de  gens  que  ne  feroit 
un  bon  prescheur  ^  evangelicque  ». 

Cette  épithète  de  badaut  est  toujours  restée  attachée  aux 


1.  (If.  d'Hautel  :  c  Châssis,  pour  besicles,  lunettes.  Ce  mot  se  prend  aussi 
pour  la  vue,  les  yeux  ».  De  même,  dans  les  patois,  hernicles  ou  berniques  si- 
gnifie à  la  fois  lunettes  et  yeux.^ 

2.  Au  début  du  XVI«  siècle,  EÎoy  d'Ainerval  dit  la  même  chose  à  propos 
des  Parisiens  : 

Plus  prisent  ung  chanteur  en  place, 

Quant  ils  ont,  ou  un  bateleur. 

Que  cent  docteurs  de  grant  valeur  I 

(La  Deablerie,  1307,  f"  D.  III,  r°) 
et,  vers  la  fin  du  même  siècle,  Du  Fail,  dira:  «...  grand  nombre  de  François, 
comme  Et  Paris,  il  ne  faut  qu'un   regardeur  pour  amuser  le  reste  »  {Contes 
d'Eidrapel,  ch.  xxxiii). 


COUP    D'ŒIL    RÉTROSPECTIF  5 

Parisiens  S  et  l'auteur  du  Moyen  de  parvenir,  après  en  avoir 
fait  une  injure  (ch.  LUI:  «  Ce  fat  estoit  tant  niais,  tant  veau 
de  disme,  asne  de  plat  païs,  sot  d'outre  mesure,  baclaut  de 
Paris...  »),  l'accole  à  la  capitale  elle-même,  ch.  LXXXVIII  : 
«  C'est  celle  (la  pierre  de  touche)  qui  est  à  Paris,  justement 
dans  le  Badaudois...  » 

Oudin  note  dans  ses  Curiosités  (1640)  :  «  La  maladie  des  en- 
fants de  Paris,  la  teste  plus  grosse  que  le  poing,  c'est-à-dire 
badauderie  ». 

Henri  Estienne.  —  Le  plus  insigne  philologue  du  xvi*'  siècle, 
Henri  Estienne,  se  préoccupe  à  maintes  reprises  du  parler 
populaire.  Le  bas-langage  parisien  de  l'époque  était  très  voi- 
sin de  celui  de  la  banlieue,  langage  rural,  qu'Eslienne  met 
au-dessus  du  jargon  des  courtisans  (Dialogues,  1578,  t.  I, 
p.  18)  : 

Si  en  ce  langage  rural 
Les  mots  sont  prononcez  fort  mal, 
Mots  sont  pourtant  de  bonne  race, 
Suivans  des  vieux  François  la  trace. 

Il  s'en  sert  parfois  lui-même,  tel  le  ier me  enha^é  '^  qu'il  si- 
gnale expressément  comme  parisianisme  :  «  Il  faudra  toujours 
faire  de  l'empesché,  voir  de  l'enhasé,  comme  on  parle  à  Pa- 
ris ^  » 

Ce  mot  que  le  Dictionnaire  de  l'Académie  de  1694  qualifie 
de  «  bas  »,  a  été  mis  par  Cyrano,  en  1654,  dans  la  bouche 
même  d'un  paysan  des  environs  de  Paris,  un  des  personnages 
du  Pédant  Joué  (acte  II,  se.  II):  «  Acoutés,  ol  n'a  que  fare  de  • 
faille  tant  Venhasée;  ol  n'a  goûte  ne  brin  de  bian  ».  Et  Oudin 
ne  l'oublie  pas  dans  ses  Curiosités  (1640)  :  «  Faire  Venhasé. 
Témoigner  d'estre  capable  de  beaucoup  d'affaires  ».  Le  terme 
est  d'ailleurs  d'origine  provinciale  :  en  normand,  hase  signifie 
marécage,  d'où  enhasé,  embourbé  (pris  à  Paris  au  figuré).     , 

1.  Furetière  (1690):  «  Badaud.  C'est  un  sobriquet  injurieux  qu'on  a  donné 
aux  liabitans  de  Paris,  à  cause  qu'ils  s'attroupent  et  s'amusent  à  voir  et  à 
admirer  tout  ce  qui  se  rencontre  en  leur  chemin,  pour  peu  qu'il  leur  semble 
extraordinaire,  i  —  D'Hautel  (1808)  :  i  Les  badauds  de  Paris.  Sobriquet  inju- 
rieux que  l'on  donne  aux  Parisiens,  à  cause  de  leur  frivolité  et  de  la  surprise 
qu'ils  témoignent  sur  les  choses  les  moins  dignes  de  fixer  leur  attention  «. 

2.  Cf.  le  Dir.tionnaire  de  Nicod  (1606)  :  «  Enhasé,  c'est  embesoigné,  celui  qui 
est  plein  d'affaires  et  de  grands  besoignes.  Henri  Estienne...  dit  que  ce  mot 
est  un  mot  Parisien  ;  il  est  aussi  en  usage  dans  la  Basse-Normandie,  où  l'on 
dit  :  Cet  homme  là  fait  Venhasé,  c'est  il  fait  l'affairé  ». 

3.  Précellence,  éd.  Huguet,  p.  180 


6  INTRODUCTION 

Tout  en  faisant  un  choix,  Henri  Estienne  tient  à  sauver  les 
termes  expressifs  du  langage  populaire:  «Quelle  pitié  sera  ce 
si  nous  voulons  bannir  autant  de  mots  que  nous  trouverons 
estre  en  usage  entre  le  populaire,  et  principalement  quand  il 
n'y  en  a  point  d'autres  ou  pour  le  moins  de  si  propres  ?  ^  » 

Cela  ne  l'empêche  pas  de  s'élever  contre  la  prétendue  su- 
prématie du  langage  de  la  capitale  sur  celui  des  provinces: 
«  Nous  donnons  tellement  le  premier  lieu  au  langage  de  Paris 
que  nous  confessons  que  celui  des  villes  prochaines  qui  sont 
aussi  comm,e  du  cœur  de  la  France,  ne  s'en  esloigne.  gue- 
res  ^  ». 

Et  plus  loin,  en  mettant  le  Parisien  parmi  les  dialectes,  il 
s'empresse  d'ajouter  qu'il  ne  faut  pas  croire  «  que  tout  ce  qui 
est  du  creu  de  Paris  soit  recevable  parmi  le  pur  et  nayf  lan- 
gage François  ^  ». 

En  somme,  nous  trouvons  chez  ce  grand  érudit  de  la  sym- 
pathie aussi  bien  pour  le  bas-langage  parisien  que  pour  les 
parlers  vulgaires  en  général,  et  des  vues  souvent  justes  sur 
le  caractère  archaïque  des  formes  et  des  vocables  populaires. 

Moyen  de  parvenir.  —  Deux  monuments  littéraires,  l'un  et 
l'autre  du  premier  quart  du  xvii'^  siècle  —  le  Moyen  de  par- 
venir et  la  Comédie  des  Proverbes  —  nous  fourniront  des  ren- 
seignements complémentaires  sur  le  bas-langage  usuel  à 
leurs  époques. 

Le  Moyen  de  parvenir,  imprimé  vers  1610,  est  un  des  li- 
vres les  plus  étranges  que  possède  aucune  littérature.  C'est 
un  mélange  disparate  d'esprit,  d'ironie  et  de  grossièreté,  un 
banquet  monstre,  où  l'on  effleure  tous  les  sujets,  où  l'on  agite 
toutes  les  idées,  sans  s'arrêter  à  aucune;  mais  quelque  soit 
le  mérite  réel  de  cette  œuvre,  sa  valeur  linguistique  le  dé- 
passe encore.  En  ce  qui  touche  le  vulgaire  parisien  notam- 
ment, c'est  une  des  sources  anciennes  les  plus  abondantes. 

S'agit-il  de  Pusage  populaire,  encore  vivace,  d'employer  le 
sujet  au  singulier  avec  le  verbe  au  pluriel  ?  On  y  trouve  de 
fréquentes  allusions,  notamment  dans  ce  passage,  ch.  XLV  : 
«  Comme   j'estions   ententifs  :    Et  qui  sommes-nous?    —   Je 

-1.  Conformité,  éd.  Feugére,  p.  56.  Voir  aussi  les  pages  instructives  que 
M.  Clément  consacre  à  notre  sujet,  dans  son  beau  livre  sur  Henri  Estienne, 
p.  405  et  suiv. 

2.  Précellence,  éd.  Huguet,  p.  169. 

3.  Ibidem,  p.  180. 


COUP  d'œil  rétrospectif  7 

sommes  ce  que  je  sommes  :  je  jouons.  —  Et  que  jouons-je?  — 
Je  jouons  ce  que  j'ons.  —  Et  qu'ons-je?  —  J'ons  ce  que  j'ons. 
—  0ns  je  en  jeu?  —  Si  je  n'y  ons,  j'y  fons.  Foin,  ces  Pari- 
siens-cy  me  troublent  ». 

La  g"or§:e  ou  le  gosier  y  est  désigné  par  l'expression  émi- 
nemment vulgaire  de  chemin  de  la  vallée  (ch.  V),  répondant 
aux  appellations  plaisantes  vallée  cTAngoulèine,  vallée  de  Jo- 
saphat,  que  cite  d'Hautel;  plus  loin  (ch.  VII),  estojfer  des 
masclioires  exprime  la  même  notion  que  de  nos  jours  se  caler 
les  joues... 

Qui  s'attendrait  d'y  trouver  des  expressions  populacières 
encore  usuelles  comme  : 

...  après  beaucoup  de  telles  foutimasseries  capitulaires,  il  fut  ré- 
solu (ch.  XXIV)... 

Mon  père  qui  avoit  mangé  de  la  vache  enragée  (ch.  XXVIII)... 
Pleures  donc,  et  clnez  bien  des  yeux  (ch.  XV)... 

Cette  dernière  expression  réaliste  reparaît  dans  la  Co- 
médie des  Proverbes  (acte  I,  se.  VI)  :  «  Mais  patience  passe 
science,  il  ne  faut  point  tant  chier  des  yeux  ;  »  et  revient  au 
xviii^  siècle,  sous  la  plume  de  Caylus  :  «  La  chambrière  de  sa 
femme  qui  chicdt  des  yeux  dans  un  coin  *  ». 

Elle  est  encore  usuelle,  à  côté  de  chicder,  pleurer  (Rictus, 
Cœur,  p.  39). 

Comédie  des  proverbes.  —  Bornons-nous  ici  a  ces  remarques 
et  passons  maintenant  à  la  Comédie  des  Proverbes,  imprimée 
en  1633,  pièce  amusante  et  spirituelle  d'x\drien  de  Montluc. 
Par  le  fond  comme  par  la  forme,  cette  production  appartient 
au  xvi*'  siècle-piutôt  qu'au  xvii*' :  l'auteur,  qui  a  souvent  uti- 
lisé Rabelais,  était  un  excellent  connaisseur  du  vulgaire  pa- 
risien, dont  il  reproduit  avec  bonheur  les  tours,  les  dictons, 
les  termes  particuliers. 

Pour  du  latin,  je  n'y  entens  rien;  mais  jjour  du  grez,  je  vous  en 
casse^  (acte  I,  se.  IV^). 

Je  croy  que  tu  as  fait  ton  cours  à  Asnières,  c'est  là  où  tu  as  laissé 
manger  ton  pain  à  l'asne...  (acte  I,  se.  VII). 


i.  Œuvres  badines,  1787,  t.  X,  p.  30, 

2.  Cf.  Oudin,  Curiosité:  (1640)  :  i  Casser  du  grez,  c'est-à-dire  faire  peu  de 
chose  de  quelqu'un.  Vulgaire.  J'en  casse,  je  n'y  entens  rien.  Nostre  vulgaire 
allonge  le  quolibet  et  dit  :  Je  n'entens  rien  au  Latin,  mais  du  Grec  j'en  casse. 
C'est  une  allusion  à  grez.  Vulgaire  ». 


8  INTRODUCTION 

S'il  prenoit  ma  querelle,  il  luy  feroil  rentrer  ses  paroles  cent 
pieds  dans  le  ventre...  et  luy  donnenni  une  prehew/e  dans  lobbaye 
de  Vatan  (acte  II,  se.  III). 

Le  pendart!  Il  fait  Jacques  Desloges.  Il  a  raison,  il  vaut  mieux 
estre  plus  poltron  et  vivre  d'avantage  [ibid.). 

Voici  maintenant  quelques  expressions  vulgaires  : 

Si  tu  y  avois  seulement  pensé,  je  ferois  de  ton  corps  un  abreu- 
voir à  mouches  ^  et  te  monstrerois  bien  que  j'ay  du  sang  dans  les 
ongles  (acte  I,  se.  VII). 

La  marmite  est  renversée,  il  n'y  a  nij  fric  nij  frac  (acte  II,  se.  III). 

Entrez  seulement,  vous  verrez  qu'e//e  n^est  point  tant  déchirée  2 
(acte  III,  se.  V). 

C'est  d'un  bout  à  l'autre  une  source  inépuisable  de  l'esprit 
populaire  et  tout  particulièrement  parisien. 

Antoine  Oudin,  —  Cette  source  précieuse  pour  la  connais- 
sance du  bas-langage  parisien  au  début  du  xvii^  siècle  a  été 
largement  mise  à  contribution  par  Antoine  Oudin  dans  son 
livre  le  plus  connu  :  «  Curiosités  Françaises  pour  supplément 
aux  Dictionnaires,  ou  Recueil  de  plusieurs  belles  propriétez, 
avec  une  infinité  de  Proverbes  et  Quolibets,  pour  l'explica- 
tion de  toutes  sortes  de  livres  par  Antoine  Oudin,  Secrétaire 
Interprète  de  Sa  Majesté,  Paris,  1640  ». 

L'auteur,  un  des  meilleurs  philologues  de  son  époque,  avait 
étudié  à  fond  les  auteurs  du  xvi°  siècle,  tout  particulièrement 
Rabelais,  Marot,  Ronsard,  et  surtout  la  Comédie  des  Prover- 
bes, dont  il  a  recueilli  la  plupart  des  citations  proverbiales. 

Dans  un  avis  adressé  Aux  Etrangers  il  s'exprime  ainsi  : 
«  Je  déclare  icy  par  une  protestation  très  expresse  que  mon 
dessein  n'est  pas  de  déterrer  les  morts  ny  d'offenser  les  vi- 
vans...  Le  seul  but  où  je  vise,  et  que  j'estime  assez  raisonna- 
ble, est  de  purger  les  erreurs  q\ii  se  sont  glissées  dans  la 
plupart  des  pièces  qu'on  a  mises  en  lumière  pour  l'instruction 
des  étrangers...  Je  ne  touche  point  aux  escrits  des  Anciens  ^ 

1.  Oudin,  Curiositez  (1640)  :  «  Abreuvoir  à  mouches,  une  grande  playe  sus  la 
teste,  où  les  mousches  peuvent  boire.  »  L'expression  se  lit  dans  le  poissard  : 

Avec  son  tranchet  escarmouche 

Tout  en  fesant  des  abreuvoirs  à  mouches... 

(Les  PorcheroHS,  1173,  chant  v). 

2.  Oudin:  a. Elle  n'est  pas  trop  déchirée,  elle  est  passablement  belle.  Vul- 
gaire, ï  Expression  ironique  encore  usuelle. 

3.  Oudin  entend  par  «  Anciens  »  les  grands  écrivains  du  x\ï'^  siècle,  en 
premier  lieu  Rabelais,  Ronsard  et  Montaigne. 


COUP   D'ŒIL    RÉTROSPECTIF  9 

dont  la  profondilé  surpasse  tout  à  tViit  la  faiblossn  do,  mon  en- 
tondenii-nl;  mais,  sans  sortir  de  mes  bornes,  je  nu;  contente 
de  dire  que  depuis  peu  nostre  langue  est  tellement  embellie 
que  leur  vieille  façon  d'escrire  à  peine  est  recannaissable  au- 
près celle  du  temps...  » 

La  majeure  partie  du  livre  est  consacrée  à  l'explication 
dos  locutions  vulgaires  que  l'auteur  a  pris  soin  de  marquer 
d'un  astérisque:  «  Pour  ce  qui  est  de  l'étoile  et  du  mot  Viil- 
g(aire),  il  faut  entendre  que  ce  ne  sont  pas  des  phrases  dont 
on  se  doive  servir  qu'en  raillant  ».  Ces  Curiosités  constituent 
aujourd'hui  les  éléments  les  plus  utiles  de  l'ouvrage.,  qui  est 
devenu  pour  nous  une  des  sources  le  plus  fréquemment  con- 
sultées. 

Le  Burlesque.  —  Quelques  années  après  la  publication  d'Ou- 
din  commence  la  période  du  burlesque  (1648-16S2).  réaction 
générale  contre  «  les  grands  genres  et  les  nobles  senti- 
ments ^  ».  Charles  Sorel  précède  le  courant  et  s'y  rattache 
intimement  par  son  Histoire  comique  de  Francion,  parue 
en  1622,  où  il  défend  expressément  l'usage  des  termes  popu- 
laires (1.  XI,  p.  385,  éd.  Colombey)  :  «  Dedans  ce  livre  on 
pourra  trouver  la  langue  françoise  toute  entière  et  que  je 
n'ai  point  oublié  les  mots  dont  use  le  vulgaire...  » 

D'autre  part,  le  burlesque  a  suscité  une  dizaine  de  maza- 
rinades  écrites  dans  le  patois  de  la  banlieue  parisienne  :  les 
Agréables  Conférences  de  deux  païsans  de  Scdnt-Ouen  et  de 
Montmorency  sur  les  affcdres  du  temps,  parues  successive- 
ment de  16i9à  1660.  M.  Rosset  (jui  les  a  étudiées  réci;mment-, 
y  voit,  avec  raison,  une  variété  de  la  langue  burlesque  et 
«  la  variété  la  plus  burlesque  »,  distincte  de  la  langue  popu- 
laire proprement  dite,  telle  que  la  parlaient  les  marchands 
des  halles  et  les  paysans  de  la  banlieue". 

Le  genre  burlesque,  représenté  en  premier  lieu  par  Scarron 

1.  F.  Brunot,  Histoire  de  la  langue,  t.  III,  p.  75.  Voir  en  dernier  lieu,  sur  le  bur- 
lesque, l'étude  de  H.  Heiss.dans  le  t.  XXI  (l'JOS)  des  Romanische  Forschungen. 

Voici  les  œuvres  burlesques  qui  préspntent  de  l'intérêt  sous  le  rapport  de 
la  langue  :  Scarron,   Virgile  travesti,  1G48. 

L.  Ricliet,  L'Ovide  bouffon  ou  les  Métamorphoses  burlesques,  1649. 
D'Assoucy,  Ovide  en  belle  humeur,   1650. 
Gh.  Le  Petit,  Chronique  scandaleuse,  1655. 

2.  Dans  sa  thèse  sur  Les  Origines  de  la  prononciation  moderne  étudiées  au 
XVII'  siècle,  d'après  les  remarques  des  grammairiens  et  les  textes  en  patois  de  la 
banlieue  parisienne,  19H.  L'Appendi&e  donne  l'édition  critique  des  dix  maza- 
rinades  que  Gh.  Nisard  avait  analysées  dans  son  Etude,  p.  324  k  354. 


10  INTRODUCTION 

et  d'Assoucy.  usait  fréquemment,  à  côté  d'archaïsmes,  de 
mots  et  d'expressions  des  halles.  Nous  n'en  vouUjns  pour 
exemple  que  le  terme  gance,  bande  de  filous,  qui  manque  à 
tous  les  recueils  lexicographiques  des  xvii*'  au  xyiii*^  siècles  ^ 
bien  qu'il  ait  pris  un  certain  développement  dans  le  poissar<l. 

On  le  lit  tout  d'abord  dans  deux  textes  burlesques  qai  se 
complètent  mutuellement  ^.  A  propos  de  filous,  l'un  et  l'autre 
se  servent  de  l'expression  lanterner  la  gance  {des  boutons), 
c'est-à-dire  musor  autour  des  boutonnières  du  pourpoint  pour 
les  ouvrir  et  vider  les  poches  subtilement. 

De  cette  expression  métaphorique  on  a  tiré  gance,  au  sens 
de  «  filouterie  »  et  de  «  bande  de  filous  »,  acceptions  qu'on 
rencontre  pour  la  première  fois  dans  le  poème  Ca7'^0Mc/<e  (1725) 
de  Granval,,  d'où  il  passa  dans  les  diverses  éditions  du  Jargon 
de  l'Argot  reformé,  de  1728  à  184-9.  On  le  lit  plus  tard  dans  un 
écrit  poissard  de  1764:  «  Ces  lurons  de  la  ganse  voui  nous  régaler 
de  coco  ï)^,  c'est-à-dire  ces  compagnons  de  la  bande,  ces  fih)us. 

Une  autre  expression,  /7c/?e/' /a  gance,  revient  souvent  dans 
les  écrits  poissards  avec  cette  triple  acception  : 

1"  Provoquer  des  rixes  (Vadé,  Pipe  cassée,  1743,  III**  chant). 

2"  Se  chamailler,  en  venir  aux  mains  (Les  Porclierons,  1773, 
p.  158). 

3°  Causer  du  chagrin,  ennuyer:  «  Dame,  ça  nous  Jlche  la 
gance,  et  je  sons  escandalisés  de  voir  attellcr  à  la  même  char- 
rue et  manger  au  même  râtelier  de  forts  chevaux  avec  des 
rosses  »,  Le  Pacquet  des  mouc/iolrs,  1750,   p.  26. 

Ce  terme  curieux,  ainsi  que  les  locutions  qu'il  a  produites, 
ont  disparu  à  la  fin  du  xviii*^  siècle. 

Philibert  Le  Roux.  —  Un  grand  nombre  de  ces  expressions 
burlesques  ont  été  recueillies  par  Philibert  Joseph  Le  Roux, 
Français  réfugié  à  Amsterdam  où  il  publia  son  «  Dictionncdre 
comique,  satyrique,  critique,  burlesque,  libre  et  proverbial. 
Avec  une  explication  tro^  fidèle  de  toutes  les  Manières  de 
parler  Burlesques.  Comiques,  Libres,  Satyriques,  Critiques  et 
Proverbiales,  qui  peuvent  se  rencontrer  dans  les  meilleurs 
Auteurs,  tant  Anciens  que  Modernes.   Le,  tout   pour  faciliter 


1.  Gh.  Nisard  en  parle  seiil  dans  ses  Parisiatilsmes,  p.  118  à  121. 

2.  D'Assoucy,  Ovide  en  belle  humeur,  (I6a0,  p.  60),  et  Charles  Le  Petit,  Clwo- 
}ïic/ue  scandaleuse  (1  155),  chapitre  la  Halle. 

3.  Amusement  à  la  Grecque  ou  les  Soirées  de  la  Halle,  1764,  p.  18. 


COUP  d'ceil  rétrospectif  11 

aux  Etrang-ers,  et  aux  François  mômes,  l'intelligence  de  tou- 
tes sortes  de  Livres  *  ». 

Cet  ouvrage  est  constitué  d'éléments  divers.  Le  Roux  cite 
les  principaux  écrivains  du  xvi®  siècle,  «  ces  Auteurs  qui  ont 
paru  dans  le  renouvellement  des  Lettres  comme  des  phéno- 
mènes surprenans»  :  Rabelais,  iMarot,  Ronsard  y  sont  partout 
mentionnés.  Viennent  ensuite  les  plus  connus  auteurs  comi- 
ques ou  burlesques:  Théophile,  Scarron;  etc  ;  et.  pour  finir, 
des  termes  du  bas-lang'ag'e  du  début  du  xviii*^  siècle,  audace 
dont  il  se  défend  dans  son  Avertissement:  «  Il  y  a  aussi  une 
long'ue  liste  de  termes  populaires  qui  n'est  pas  à  dédaigner 
comme  il  pourrait  le  paraître  d'abord.  Combien  de  personnes 
distinguées  qui  ne  sont  jamais  sorties  de  la  Cour  ou  du  grand 
monde  et  qui  se  trouvant  quelquefois  obligées  de  descendre 
dans  certains  détails  avec  des  gens  du  peuple,  ne  comprennent 
rien  à  ce  qu'ils  leur  disent  !  Que  ces  personnes  lisent  le  Dic- 
tionnaire coniique,  elles  seront  bientôt  au  fait  de  ce  langage  ». 

Le  Roux  ne  se  vante  pas  à  tort,  et  les  renseignements,  sou- 
vent circonstanciés  qu'il  nous  donne  nous  mettent  parfois 
sur  la  trace  de  termes  réputés  obscurs.  Ce  que  lui  repro- 
chait l'abbé  Goujet'  —  «  on  n^  peut  assez  admirer  la  com- 
plaisance que  l'Auteur  a  eue  de  s'humaniser-avec  le  plus  bas 
peuple,  pour  s'enrichir  de  ses  façons  de  parler  et  de  penser  » 
—  constitue  aujourd'hui  le  plus  grand  mérite  de  cet  ouvrage, 
dont  nous  allons  donner  quelques  exemples. 

Aigrefin,  dans  le  style  polisson,  signifie  un  chevalier  d'industrie, 
un  faux  joueur,  un  fourbe,  un  frippon.  —  Egrefin,  sobriquet  qu'on 
di)nne  aux  officiers  des  régiments  de  soldats^  lorsqu'ils  sont  en  mau- 
vaise figure.  Ces  egrefins  n'ont  pour  la  plupart  le  sou  et  sont  tout  le 
long  du  jour  enfoncés  dans  un  café  ou  autre  lieu  public  à  se  tirailler, 
et  à  faire  des  polissons. 

Ce  terme  de  la  seconde  moitié  du  xvii^  siècle  ^,  n'est  que  la 
prononciation  parisienne  cVagi-iJin,  dérivé  cVagriff'er,  prendre 
avec  les  griffes  (cî.  jouer  des  griffes,  voler  avec  adresse,  d'Hau- 
tel),  d'où  la  notion  de  fripon,  voleur  ou  de  chevalier  d'industrie  \ 

1.  (?<ette  première  édition  est  de  1718  Le  livre  fut  reimprimé  à  Lyon  en  1735 
et  à  Paris  (sous  la  rubrique  Pampelune)  en  1786. 

2.  Bibliothèque  Françoise,   1741,  t.  I,  p.  292. 

3.  Voir  les  textes  cités  dans  Brunot,  Histoire  de  la  langue,  t.  IV,  p.  596. 

4.  Des  deux  sens  antérieurs  donnés  à  aigrefin  par  Gotgrave  —  sa  certaine 
Turkish  coyne,  also  a  fish...  »  —  le  dernier  n'est  qu'une  prononciation  ulté- 
rieure cPesclefin;  quant  à  l'acception  de  «  monnaie  orientale  s,  qu'on  lit  exclu- 
sivement dans  Rabelais,  v.  la  Ifevue  des  Etudes  rahelaisiennes,  t.  VII,  p.  466. 


12  INTRODUCTION 

Boucan.  C'est  un  lieu  de  débauche.  .  dans  de  petites  rues  écartées 
du  giand  monde,  dans  une  maison  de  mauvaise  apparence...  Les 
chambres  y  sont  obscures,  malpropres  et  sans  meubles,  parce  que 
les  jeunes  gens  qui  y  vont..,  y  font  solivent  du  tapage  et'jettent  tous 
les  meubles  par  la  fenêtre  *... 

Bredindin ..  k  Paris  il  a  passé  en  usage  pour  exprimer  un  carosse 
petit  et  en  mauvais  équipage,  comme  ceux  des  fiacres.  On  leur  ^ 
donné  ce  nom,  parce  qu'en  roulant  sur  le  pavé,  ils  font  un  bruit 
enragé  2.  Cf.  Richelet  :  «  Bredindin.  Mot  burlesque  qui  se  dit  en 
parlant;  C'est  une  sorte  de  petit  méchant  carrosse  à  cinq  sous  par 
heure  qu'on  appelle  plus  ordinairement  fiacre  », 

Cabaret  borgne.  C'est  un  dicton  en  usage  à  Paris,  pour  dire  un 
mauvais  cabaret,  taverne  011  l'on  verse  du  mauvais  vin,  du  ripopé  et 
du  guinguet;  cabaret  écarté  et  enfoncé  dans  une  rue  écartée  du  grand 
passage,  comme  dans  un  cul  de  sac,  oii  ceux  qui  y  vont  boire  sont 
empoisonnés  ^.  '  .  , 

Ces  indications  ont  parfois  un  intérêt  particulier,  par  exem- 
ple pour  le  mot  classe.  A  quelle  époque  est-il  devenu  popu- 
laire ?  Littré  se  borne  à  nous  dire  que  ce  terme  a  été  employé, 
au  XIV®  siècle,  par  Bersuire,  avec  le  sens  technique  du  latin 
classis,  une  des  cinq  divisions  qui  à  Rome  étaient  imposées  et 
jouissaient  de  droits  politiques;  qu'au  xvi"  siècle,  Montaigne 
se  sert  du  mot  avec  cet  autre  sens  du  latin  classis,  subdivi- 
sion des  élèves  d'un  collège.  Le  Dictionnaire  deFuretière  (1690) 
ne  donne  encore  que  ces  deux  acceptions. 

A  quelle  époque  commence-t-il  à  désigner  un  rang  social? 
C'est  Le  Roux  qui  nous  renseigne  :  «  Classe.  C'est  un  mot  fort 
à  la  mode  (au  début  du  wni''  siècle)  qui  a  même  été  approuvé 
par  les  plus  beaux  esprits  de  France,  quoique  au  commence- 
ment il  trouvât  peu  de  partisans;  cependant,  comme  on  a 
remarqué  qu'il  était  fort  expressif,  même  facile  à  la  pronon- 
ciation, il  a  trouvé  sa  place.  On  s'en  sert  au  lieu  de  rang, 
ordre...  » 

Le  poissard.  —  Le  Dictionnaire  comique  de  Le  Roux,  avec 


1.  Ménage,  vo  boucan  :  a  On  appelle  ainsi  à  Paris  et  à  Marseille  un  méchant 
bordel  t>. 

2.  Dans  le  Bas-Maine,  berdindin  désigne  le  bruit  que  fait  la  sonnette  d.'une 
porte  et  mauvaise  voiture  (Dottin).  Ce  terme  est  aujourd'hui  restreint  à  la 
marine. 

3.  Oudin  le  donne  déjà  :  «  Cabaret  borgne,  taverne  où  l'on  donne  à  boire 
sans  fournir  de  viande  et  sans  mettre  de  nappe  sur  la  table  j. 


COUP    D'ŒIL    RÉTROSPECTIF  13 

ses  nombreuses  éditions,  constitue  en  quelque  sorte  le  point 
de  transition  du  burlesque  du  xvii*^  siècle  au  poissard  ^  de 
la  seconde  moitié  du  xviii".  Ne  cherchons  d'ailleurs,  entre  ces 
.deux  genres,  aucun  rapport  essentiel  :  le  burlesque  est  avant 
tout  une  parodie,  d'origine  et  d'allure  essentiellement  littérai- 
res ;  le  poissard  est  l'image  de  la  vie  des  basses  classes  pari- 
siennes, tout  particulièrement  des  dames  de  la  Halle  et  des 
harengères.  «  Le  genre  poissard,  dit  Fréron,  n'est  point 
un  genre  méprisable,  et  il  y  aurait  certainement  beaucoup 
d'injustice  à  le  confondre  avec  le  burlesque,  cette  platitude 
extravagante  et  facile  du  dernier  siècle,  qui  ne  pouvait  sub- 
sister longtemps  parmi  nous.  Le  burlesque  ne  peint  rien;  le 
poissard  peint  la  nature,  basse  si  i'on  veut  aux  regards  dé- 
daigneux d'une  certaine  dignité  philosophique,  mais  très 
agréable,  quoi  qu'en  disent  les  délicats...  M.  Vadé  est  le  Té- 
niers  de  notra  littérature  »  ^ 

Les  harangères  ^  avaient  depuis  longtemps  une  réputation 
fâcheuse.  Au  xv*^  siècle,  Guillaume-  Coquillart  ne  les  oublie 
pas  (t.  I,  p.  179): 

Des  mjures  le  tiltre  est  mis... 
Pensez  que  ce  tiltre  est  prins 
Entre  ces  vieilles  harangieres... 

Et  au  xvi",  Des  Périers  en  fait  le  sujet  d'un  de  ses  Joyeux 
Devis,  nouvelle  LXIII  :  «  Du  régent  qui  combatit  une  haran- 
gere  du  Petit-Pont,  à  belles  injures  ». 

Au  xYii",  la  première  partie  des  Nouveaux  Compliments 
de  la  place  Maubert,  des  Halles,  etc.,  i6i4,  porte  comme  titre  : 
«  Des  Poissonnières  et  des  Bourgeoises  »  et  offre  des  échantil- 
lons assez  réussis  du  genre  mis  à  la  mode  un  siècle  plus  tard 
par  les  pochades  de  Vadé  et  de  Léclusê. 

1.  Ce  mot  avait  tout  d'abord  le  sens  de  voleur,  comme  il  résulte  de  ce  pas- 
sage de  l'Esperun  de  discipline  du  Frère  Antoine  du  Saix  (Paris,  1332,  fol.  a 
III  v)  :  «  A  quoy  jusques  icy  très  mai  ont  visé  messieurs  les  poissards,  je 
dis  pilliers  et  prélatz  ecclésiastiques  ». 

Ce  sens  primordial  a  toujours  prévalu  dans  le  jargon  :  Poisse,  voleur,  et 
poisser,  voler,  figurent  dans  le  voçal^alaire  des  Chauffeurs  (1800)-et  le  vocalDle 
a  gardé  cette  signilication  dans  l'argot  moderne  :  «  Etre  poissé,  être  pris  en 
flagrant  délit  de  vol  »  (Hayard). 

C'est  au  XV1I°  siècle,  que  le  mot  fut  appliqué  aux  liarangères  :  «  Poissarde, 
une  vendeuse  de  marée,  par  mespris  »   (Oudin,  1640). 

2.  Année  littéraire  pour  1754,  t,  IV,  p.  350. 

3.  Le  mot  avait  un  sens  plus  large  à  cette  époque  :  a  Harang'éres.  Ce  sont 
toutes  les  femmes  de  la  plus  basse  condition  de  Paris,  comme  vendeuses 
d'iierbes,  crieuses  de  vieux  chapeaux,  et  autres  canailles,  qui  chantent 
mille  injures   aux  passans,  qui  sont  insolentes  et  effrontées  »  (Le  Pioux). 


14  INTRODUCTION 

C'est  vers  la  même  époque  (16S4)  que  Berthod,  dans  sa  Ville 
de  Paris  en  vers  burlesques,  nous  donne  un  «  Compliment  de 
harangères  de  la  Halle  ». 

Dire  de  grosses  injures,  c'était  engueuler  quelqu'un,  verbe 
éminemment  poissard,  comme  le  prouve  le  litre  d'une  comé- 
die-parade par  Boudin,  de  1754,  dont  l'héroïne  est  une  mar- 
chande de  marée  :  «  Madame  Engueule  ou  les  Accords  pois- 
sards ».  Le  Père  Desgrange  proteste  encore,  en  1821,  contre 
l'expansion  de  ce  verbe  expressif:  «  Engueuler,  synonyme  de 
mordre  et  d'injurier.  Comme  ce  n'est  que  dans  les  faubourgs 
qu'on  a  adopté  ce  mot,  fermons-lui  les  portes  de  la  ville,  ou 
gare  la  contagion  !  » 

L'initiateur  du  genre  poissard  est  Jean-Joseph  Vadé  (1719- 
1757)  qui  publia,  dès  1743,  le  chef  d'œuvre  du  genre,  la  Pipe 
cassée,  et  les  Bouquets,  poissards  qui  en  font  suite.  Ecrits 
dans  le  langage  imagé,  énergique  et  brutal  des  dames  de  la 
Halle,  ces  deux  petits  poèmes  obtinrent  une  vogue  considéra- 
ble. La  réputation  de  l'auteur  s'accrut  encore  par  les  Lettres 
de  la  Grenouillère  (1749)  et  la  pastorale  de  Jérôme  et  Fanchon- . 
nette  (1755),  qui  gagnèrent  les  lecteurs  par  le  naturel  du  sen- 
timent et  la  vérité  de  l'expression  *.  Vadé  est  un  des  meilleurs 
représentants  du  réalisme  au  xviii*^  siècle.  Ces  scènes  pitto- 
resques, il  les  avait  puisées  dans  les  endroits  populaciers  par 
excellence  : 

Courtille,  Porchorons,  Villette  ! 
C'est  chez  vous  que  puisent  ces  vers. 
Je  trouve  des  tableaux  divers, 
Tableaux  vivans  où  la  nature 
Peint  le  grossier  en  miniature. 

[La  Pipe  Cassée,  Chant  II) 

Dans  ses  tableaux  et  ses  dialogues,  Vadé  manie  avec  beau- 
coup de  bonheur  le  bas-langage  de  l'époque  qu'il  avait  re- 
cueilli delà  bouche  des  débardeurs  des  ports  de  Paris,  de  celle 
des  femmes  des  Halles  et  de  la  populace  des  faubourgs.  Ce 
poissard  ne  diÛere  pas  beaucoup  de  celui  du  xx*^ siècle.  Beau- 
coup de  termes  vulgaires  parisiens  dont  il  usa  pour  la  pre- 
mière fois  sont  encore  vivaces  et  plusieurs  ont  pénétré  dans 
la  langue  générale.  L'importance  linguistique  qui  s'attache 
à  ses  écrits  dépasse  la   portée  du  genre  qu'il  a  rendu  célèbre. 

1.  Nous  les  citons  d'après  l£s  OEuvres  de  Vadé,  édition  donnée  en  1875  par 
Julien  Lemer,  chez  Garnier  frères. 


COUP  d'œil  rétrospectif  15 

C'est  grâce  à  lui  qu'ont  été  propagés  quelques-uns  des  mots 
populaires  que  nous  allons  passer  en  revue. 

Agoniser,  accabler  d'injures,  se  lit  tout  d'abord  dans  le  III" 
Bouquet  poissard  de  Vadé  :  «  Ne  Vaijonisons  plus...  »,  à  côté 
d'agonir,  dans  une  comédie  du  même,  Les  Racoleurs,  1736, 
se.  XIV:  «  Ail!  ça,  Monsieiix,  je  suis  reconnaissante;  tiens, 
ma  fille,  sans  ly  rétais  agonie  par  ste  femme...  » 

D'IIautel  donne  cette  dernière  forme:  «  Agonir  quelqu'un 
de  sottises,  l'injurier,  l'invectiver  de  paroles  sales  et  outra- 
geantes ».  La  première  a  soulevé  les  protestations  des  gram- 
mairiens :  «  Agoniser  est  un  verbe  neutre  qui  signifie  être  à 
l'agonie...  mais  ne  dites  pas:  il  Yagonise  du  matin  au  soir, 
elle  Vagonise  de  sottises.  Il  le  tourmente,  il  le  vexe...  »,  Mi- 
chel. 1807  K 

Le  passage  du  neutre  à  l'actif  qu'a  subi  agonir  ou  agoniser 
est  pourtant  un  phénomène  courant  dans  le  développement 
historique  de  la  langue:  ((  Etre  à  l'agonie  »  devint  «  mettre 
à  l'agonie  »  à  force  d'injures. 

L'une  et  l'autre  formes  sont  encore  usuelles  aussi  bien 
dans  les  parlers  provinciaux  (Berry,  Poitou,  Normandie,  etc.) 
que  dans  le  langage  parisien  :  «  Ces  zigues  d'attaque  qui... 
étaient  agonises  de  sottises,  traînés  dans  la  boue...  »,  Alma- 
nac/i  du  Père  Penard,  1894,  p.  33.  —  «  On  ne  trouvait  assez 
de  mots  dans  les  journaux  pour  V agonir  »,  Bercy,  XXIP  let- 
tre, p.  4. 

Bringue,  morceau,  pièce,  dans  le  IV*^  chant  de  la  Pipe  cassée 
de  Vadé: 

Ma  pipe,  dit-il,  est  cassée  ! 

Ma  pipe  est  en  bringue,  mille  guieux  ! 

-  D'Hautel  donne  le  terme  mettre  en  bringue, ^our  dire  briser 
quelque  chose,  et  il  est  encore  usuel  dans  les' parlers  provin- 
ciaux (Berry,  Anjou,  etc.),  à  côté  de  débringué,  débraillé  ', 
ou  être  en  débringue,  avoir  les  vêtements  déchirés. 


1.  On  en  lit  l'écho  dans  l'anonyma  Dictionnaire  des  locutions  vicieuses  de 
1835,  et  jusque  dans  Littré  qui  trouve  agonir  a  du  plus  mauvais  langage,  » 
tandis  que  le  Dictioiinaire  général  note  qu'on  dit  à  tort  agoniser  \iO-a.v  agonir. 

2.  ï  Cette  allure  débringuée  qui  le  rendait  irrésistible,  »  Huysmans,  Sœur 
Marthe,  p.  498.  —  Cf.  aussi  Micliel,  1807  :  «  Mettre  en  bringue,  débringuer  ne 
sont  pas  français.  On  les  emploie  pour  casser,  démantibuler,  friper.  Ne  dites 
pas  :  Mettre  en  bringue,  débringuer  une  voiture,  une  armoire,  un  vieux 
meuble  ;  il  est  en  bringue,  il  est  débringué  ;  cet  enfant  a  mis  en  bringue  tous 
ses  habits,  ses  livres  i. 


16  INTRODUCTION 

Le  mot  bringue  est  la  forme  nasalisée  de  brique,  même  sens 
(cf.  briinbe  àcôLé  de  bribe)  :  «  Voilà  ma  jolie  pipe  en  bri- 
ques! ))  dit-on  à  Genève  (Humbert). 

GouAiLLER,  se  moquer  grossièrement,  mot  fréquent  dans  la 
littérature  poissarde:  «  Je  sais  bien  qu'il  a  fait  une  moquerie 
sur  votre  intention,  mais  alors  qu'on  gouaille  pour  badiner, 
ça  n'est  pas  pour  tout  de  bon  »,  Vadé,  Lettres  de  la  Grenouil- 
lère, p.  82. 

Gouailler  est  un  fréquentatif  de  gouer,  gaver,  gorger  (cf. 
en  français  engouer),  d'où  se  moquer  de  quelqu'un,  associa- 
tion d'idées  fréquente  (cf.  le  bourguignon,  bressan,  dégouail- 
ler,  dégoiser,  parler  beaucoup.) 

Ce  verbe,  comme  le  précédent,  n'a  pas  trouvé  grâce  aux 
yeux  des  puristes  :  «  Dire  des  gouailles^  gouailler,  gouailleur 
ne  sont  pas  français.  Se  gausser  de  quelqu'un,  railler  quel- 
qu'un, etc.  »,  Michel,  1807.  —  «  Gouailler.  Barbarisme.  Quel 
dommage  que  ce  mot  ne  soit  pas  français  !  Depuis  que  railler 
a  perdu  sa  popularité,  son  énergique  successeur  gouailler  a 
fait  son  chemin,  et  je  crains  qu'en  voulant  l'assommer,  tous 
les  gouailleurs  présents  et  futurs  ne  me  blâment  ;  n'importe, 
je  le  chasse  ainsi  que  gouaille  et  gouailleur  y).  Desgranges,  1821. 

Malgré  la  condamnation  des  grammairiens,  ce  parisianisme 
du  xviii^  siècle  est  entré  définitivement  dans  la  langue  géné- 
rale, et  il  persiste  dans  la  plupart  des  parlors  provinciaux. 

Son  ancien  synonyme  gouger,  plaisanter,  signifie  propre- 
ment gorger  et  se  gorger  d'aliments  (sens  de  gouger  en 
poitevin,  Beaucliet-Filleau),  et  se  lit  dans  une  mazarinade 
parisienne  de  16i9  (éd.  Rosset,  p.  32): 

Janin.  —  Ta  parlé  au  Rouay? 

PiAROT.  —  Guian  ouy. 

Janin.  —  Et  y  t'a  bayé  à  deiner? 

PiAuoT.  —  Banantandu. 

Janin.  —  Malpeste,  queme  tu  gouges... 

Gueuleton,  repas  copieux,  dans  le  IF  chant  de  la  Pipe  cas- 
sée : 

CJiacun  d'eux,  suivi  de  sa  femme,... 
Firent  un  ample  gueuleton. 

Terme  populaire  très  répandu:  «  Il  s'était  payé...  un  gueu- 
leton soigné,  des  escargots,  du  rôti  et  du  vin  cacheté...  »,  Zola, 
Assommoir,  p.  144. 


COUP    D'ŒIL    RÉTUOSPECriF  17 

Et  surtout  dos  termes  relatifs  à  la  beuverie,  encore  très 
usuels,  comme  (jodalller,  paf  et  rlboter,  etc. 

Un  mot  fort  usuel  dans  le  poissard  esl  faraud  '  (transcrit 
aussi  fareau)  pour  petit  maître,  coquet  ou  amant  :  «  Allez, 
mameselle,  (jue  je  dirai,  ça  est  énulile,  vlà  tout,  charcliez  des 
fareaux  ailleurs  »  (Vadé,  Lettres  de  la  Grenouillère,  p.  78). 
Vadé  en  trace  ce  portrait  dans  sa  Pipe  cassée,  IV"  chant: 

Tout  allait  bien.  Quand  des /"«rea».?, 
Sur  Tureillo  ayant  leurs  chapeaux, 
(îanne  en  main,  clieveux  en  béquilles, 
Entrèrent  sans  taijon. . . 

Ce  vocable  est  encore  usuel  à  Paris  et  dans  les  provinces, 
pris  parfois  en  mauvaise  part  ou  ironiquement  :  «  Au  fond, 
ils  se  trouvaient /a/YUirf.s,  ils  goûtaient,  ce  vent  »,  Courteline, 
Train,  p.  245.  «  C'est  un  faraud  qui  se  croit  appelé  à  de  hau- 
tes destinées  »,  Père  Peinard  du  3  août,  1890,  p.  10. 

C'est  un  emprunt  méridional:  ^rov.  faraud,  élégant,  co- 
quet, probablement  identique  à  l'anc.  prov.  faraute,  héraut  -. 
En  espagnol, /araw^îe,  anciennement  héraut,  a  acquis  le  sens 
familier  de  factotum,  et  en  portugais,  celui  d'intermédiaire 
ou  d'intrigant. 

Ajoutons  que,  dans  le  poissard,  les  termes  littéraires  sont 
souvent  estropiés  (comme  il  arrive  aujourd'hui  encore  aux 
gens  du  commun)  ou  détournés  de  leur  sens:  Civiliser  (Y in\é, 
p.  30,  90)  signifie  faire  des  civilités,  flatter;  inventaire  est 
pris  pour  évenlaire  (Vadé,  p.  36,  56),  etc. 

On  y  rencontre  des  formations  analogiques  :  consolance 
(p.  76),  doulance  (p.  73),  valissance  (p.  72),  à  côté  de  capa- 
blenient  et  capableté  (p.  42  et  89),  etc.  Des  altérations  lexi- 
ques, analogues  à  ce  qu'on  appelle  etymologies  populaires. 
On  lit  dans  le  V^  chant  des  Porc/ierons  (1773)  : 

II  m'est  avis  à  moi  que  V cngraisseur 
Doit  payer  les  frais  de  ce  malheur, 

c'est-à-dire  que  1'  «  agresseur  »  ^  doit  payer  les  frais  de  l'es- 
clandre. 

1.  De  là  le  dérivé  faraude)-,  faire  le  faraud,  faire  le  coquet  (Les  Porcherons, 
1773,  I"  chant),  encore  vivace  (Anjou,  Picardie,  etc.). 

2.  De  là,  dans  l'arpot  ancien,  des  la  Jin  du  xvi"  siècle:  Pharo,  gouver- 
neur d'une  ville  {Jargon,  iii^"^);  faraud-,  nionsjeur,  ei  faraude,  iiiadann^  (7«;-- 
gon.   1849). 

3.  Vuici  la  note  amusante  qu'y  ajuute  Ch.  NisUrd,  Etude,  p.  43;i  :  «  Enyrais- 
seur,  le  provocateur.  Terme  d'argot  d'une  grande  profondeur,  le  soldat,  soit 
qu'il  tue,  soit  qu'il  soit  tué,  servant  à  engraisser  la  terre  ». 


18  INTRODUCTION 

La  grande  réputation  dont  Vadé  jouit  jusqu'à  sa  mort  (1737), 
lui  suscita  nombre  d'imitateurs,  parmi  lesquels  le  plus  connu 
est  Lécluse  (1711-1792),  dont  les  écrits  poissards  ont  souvent 
été  imprimés  avec  ceux  du  maître  '.  Le  plus  lu  de  ses  ouvra- 
ges, Le  Déjeuner  de  la  Râpée,  ou  Discours  des  Halles  et  des 
Ports  (1755),  avait  paru,  des  17i8,  sous  le  titre  de:  Léclusade 
ou  les  Déjeuners  de  la  Râpée. 

Toute  une  série  de  publications  allant  de  1750  à  1790  — 
auxquelles  il  faut  joindre  malgré  ses  allures  littéraires,  un 
poème  en  sept  chants  ^  les  Porcherons  (1773),  une  des  meil- 
leures productions  du  poissard,  —  ont  enrichi  ce  genre  qui 
nous  renseigne  abondamment  sur  le  bas-langage  du  xviii'^'  siè- 
cle et  nous  fournit  des  données  précieuses  pour  toute  une  partie 
du  vocabulaire  national  dérivée  de  cette  humble  source^. 

N'oublions  pas  cet  érudit  spirituel  qu'était  le  comte  de 
Caylus  (1092-1763).  Grand  amateur  du  bas-langage,  et  «  franc 
Gaulois  »  (comme  il  s'appelle  lui-même),  il  se  plaisait  dans  la 
société  des  ouvriers  et  du  menu  peuple.  Il  en  a  rapporté  les 
Ecosseuses  (1739),  où  il  a  noté  les  commérages  des  femmes 
qui  écossaient  des  pois,  histoires  qu'il  a  écrites  malheureuse- 
ment «  avec  un  meilleur  style  et  plus  eii  français  qu'elles 
n'étaient  dites  ».  De  beaucoup  plus  importante,  sous  le  rapport 
du  langage  populaire,  est  l'Histoire  de  M.  Guillaume  cocher, 
racontant  les  aventures  arrivées  à  des  personnes  de  tous  états 
que  le  fiacre  a  servies.  L'une  et  l'autre  productions  ont  été 
insérées  dans  le  X"  tome  de  ses  Œuvres  badines,  Paris,  1787. 
Un  autre  littérateur  célèbre,  Sébastien  Mercier,  auteur  du 

l..Par  exemple,  la  belle  édition  in-4°,  donnée  à  Paris  par  Didot,  en  1796. 

2.  Publié  dans  les  Amusemens  rhapsodi-poélicjues  de  Paris,  1773. 

3.  Voici  la  liste  des  autres  écrits  poissards  qui  nous  ont  fourni  des  cita- 
tions : 

Le  Paquet  des  mouchoirs,  monologues  en  vaudeville  et  "en  prose,  1750  (attri- 
bué à  Vadé),  où  un  savetier  parle  de  son  métier,  de  ses  voisins,  de  ses 
amis,  do  ses  maîtresses. 

Amusement  à  la  grecque  ou  les  Soirées  de  la  Halle  par  un  ami  de  feu 
Vadé...  Paris,  1764. 

Cahier  des  plaintes  et  doléances  des  dames  de  la  Halle  et  des  marchés  de  Paris, 
rédigé  au  grand  salon  des  Porclierons...  Ecrit  à  l'ordinaire  par  M.  Josse, 
écrivain  à  la  pointe  Saint-Eustache,  1789. 

Le  dernier  écrit  de  ce  genre,  Riche-en-yueule  ou  le  nouveau  Vadé  (Paris, 
1821),  n'est  qu'un  pastiche  des  précédents. 

Ch.  Nisard  nous  donne,  dans  son  Elude,  p.  319  à  346,  des  Notices  et  Extraits 
des  principaux  écrits  en  patois  parisien.  La  plupart  se  trouvent  actuelle- 
ment à  la  Bibliothèque  Carnavalet,  Catalogue,  t.  VII,  Appendice.  On  sait 
que  Ch.  Nisard  avait  préparé  un  dictionnaire  de  ces  divers  écrits,  qui  fut 
brûlé  au  mois  de  mai  1871,  pendant  la  Commune,  en  même  temps  que  l'an- 
cienne bibliothèque  de  la  ville  de  Paris,  riche  de  plus  de  cent  mille  volumes. 


COUP  d'œil  rétrospectif  19 

Tableau  de  Paris  (1781-1790),  ne  goûtait  pas  moins  les  voca- 
bles et  les  expressions  vulg-aires,  dont  il  prend  la  défense  à 
diiférentes  reprises  :  «  Les  mots  proscrits  de  la  langue  — 
c'est-à-dire  les  mots  du  bas-langage  parisien  —  sont  positi- 
vement dans  toutes  les  boucbes,  depuis  les  princes  jusqu'aux 
crocheteurs  »,  proclame-t-il  dans  un  passage  de  son  Tableau 
de  Paris.  Et,  ailleurs,  il  prc^teste  éloquemment  contre  les  la- 
cunes arbitraires  des  dictionnaires  courants,  qui  se  faisaient 
un  mérite  —  et  se  le  font  encore,  hélas  !  —  de  supprimer 
«  tous  les  mots  usités  parjni  le  peuple  ». 

Voici  à  peu  près  les  sources  essentielles  où  l'on  peut  puiser 
des  renseignements  sur  l'état  de  la  langue  parisienne  à  la  fin 
du  xviii''  siècle  ^  Complétons  maintenant  ces  données  sommai- 
res par  l'historique  des  Parisianismes  et  celui  des  Locutions 
vicieuses. 

1.  C'est  ici  que  s'arrêtent  les  recherches  de  Charles  Nisard  qui,  dans  son 
Etude  sur  le  langage  populaire  ou  patois  de  Paris  et  de  sa  banlieue  (1872),  ainsi  que 
dans  ses  Parisianismes  (11S76},  avait  fourni  la  première  enquête  sur  notre 
sujet. 


II 

PAPJSIANISMES 


Les  particularités  propres  au  langage  parisien  sont  du  res- 
sort de  la  prononciation  ou  du  vocabulaire.  Le  terme  parisia- 
nisme, pris  dans  ce  sens,  manque  à  tous  les  dictionnaires,  et 
pourtant  il  ne  s'agit  pas  d'un  néologisme.  Le  mot  et  la  chose 
remontent  à  Henri  Estienne  :  «  J'ay  dict  sarment  pour  serment  : 
c'est  un  peiil  parisianisme  de  la  place  Maubert  qui  m'est  venu 
en  la  bouche  »,  dit-il  dans  un  passage  de  ses  Dialogues  parus 
en  1578  '. 

11  faut  passer  deux  siècles  pour  rencontrer  de  nouveau  ce 
terme.  En  1766,  Desgrouais  écrit  dans  la  préface  do  ses  Gas- 
conismes  :  «  J'ai  d'abord  eu  quelques  craintes,  en  publiant  ces 
Gasconismes,  qu'on  ne  s'indisposât  contre  moi,  comme  contre 
un  censeur  public.  Mais,  que  fais-je  après  tout,  que  ce  qu'ont 
fait  Vaugelas,  le  Père  Bouhaurs  et  tant  d'autres.  Ils  firent 
connaître  à  Paris  les  Parisianismes,  comme  je  fais  connaître 
à  Toulouse  les  Gasconismes  -  ». 

Au  xrx*'  siècle,  le  mot  est  plus  courant,  sans  être  très  fré- 
quent; il  est  surtout  pris  au  sens  d'expression  parisienne, 
employée  soit  par  le  peuple  soit  par  les  milieux  mondains. 

Charles  Nisard,  dans  un  opuscule  paru  en  187G,  traite  «  de 
quelques  parisianismes  populaires...  des  xvii''  et  xvin'''siè- 
cles  »,  c'est-à-dire  des  mots,  tours  et  locutions  propres  au  lan- 
gage parisien  tel  qu'on  le  parlait  aux  halles  et  aux  ports  de 
Paris  jusqu'au  seuil  du  xix''  siècle. 

Les  frères  Goncourt  écrivent,  dans  leur  Journal  du  14  sep- 
tembre  1882,  à  propos   du   Khédive,    petit-fils   de   Mehemet- 

\.  Deux  Dialogues  du  nouveau  langage,  éd.  Feagère,  t.  I,  p.  317. 

2.  On  lit  ce  terme  dans  une  lettre  de  Joseph  Scaliger  à  Jacques-Auguste 
de  ïho'.i,  du  6  avril  15S4,  à  propos  d'un  de  ses  pamphlets  en  fran(;ais  contre 
ceux  qui  l'ont  attaqué  (éd.  Tamizey  de  Larroque,  p.  165)  :  «  Quant  au  livre, 
il  me  suffit  que  vous  l'aiez  veu.  Tant  y  a  qu'il  ne  s'imprimera  poinct.  J'avais 
prié  le  sieur  [Henri]  Estienne  de  corriger  les  gasconismes,  s'il  y  en  a,  comme 
il  y  en  peut  avoir...  » 


:* 


PARISIANISMES  21 

AU  :  «  C'est  un  Oriental  à  la  barbe  rousse...  Il  joue  de  la  lan- 
gue française  avec  une  parfaite  connaissance  de  tous  les 
parisianismes,  pimentés  d'une  certaine  gouaillerie  sentant  le 
ruisseau  »  '. 

Tout  récemment,  Fr.  Loliée,  dans  une  étude  nourrie  sur  le 
parler  «  fin  de  siècle  »  ^  donne  à  ce  môme  terme  une  accep- 
tion plus  étroite, .en  le  réservant  au  langage  des  salons  et  des 
boulevards  :  «  Ce  flux  de  parisianismes  dont  sont  inondés  les 
livres  de  Gyp,  de  Marni,  de  Lavedan,  de  Donnay,  de  Willy  et 
de  maints  autres  amuseurs  »  ^ 

Malgré  cette  restriction,  l'étude  est  intéressante  et  pleine 
d'aperçus  nouveaux.  L'auteur  résume  ainsi  ses  idées  sur  un 
sujet  très  délicat,  d'un  intérêt  linguistique  plutôt  négatif, 
mais  qui  n'en  marque  pas  moins  un  des  aspects  le  plus  cu- 
rieux de  l'esprit  parisien  de  nos  jours  ■*  :  «  En  somme,  ces  fa- 
çons de  dire,  bien  que  très  éphémères,  ont  leur  aspect  inté- 
ressant et  qui  prête  à  l'étude.  Quand  elles  tombent  juste,  elles 
ont,  une  fois  de  plus,  le  mérite  d'être  en  heureuse  concor- 
dance avec  le  tempérament  d'un  peuple  qui,  par-dessus  tout, 
aime  la  verve  libre,  le  trait  court  et  vif,  l'esprit  d'ironie,  la 
bonne  humeur.  Ont  elles  passé  de  mode,  elles  conservent  une 
valeur  documentaire,  comme  expression  d'un  coin  de  mœurs, 
d'une  catégorie  d'individus  ou  d'une  fraction  d'époque.  Par- 
celles fugaces  de  la  vie  parisienne,  elles  sont  le  reflet  papil- 
lotant de  ses  goûts,  de  ses  fantaisies,  de  ses  plaisirs  ». 

C'est  ainsi  que  le  mot  parisianisme,  après  avoir  été  appli- 
qué aux  divergences  de  prononciation  du  langage  parisien 
et  surtout  aux  teripes  particuliers  de  son  vocabulaire,  a  fini 
par  désigner  l'esprit  parisien  lui-même,  cette  chose  subtile  et 
presque  insaisissable,  qui  a  produit  tout  un  petit  monde  d'êtres 
de  raison.  La  société  mondaine,  de  nature  essentiellement 
artificielle,  a  trouvé  son  expression  dans  une  série  de  voca- 
bles et  des  tournures  factices,  qui,  après  avoir  vu  le  jour 
dans  les  journaux,  ont  trouvé  leur  refuge  dans  les  produc- 
tions de  la  littérature  mondaine.  Pour  la  plupart  éphémères, 
ces  «  parcelles  fugaces  de  la  vie  parisienne  »,  comme  les  ap- 

1.  Journal  des  Goncourt,  t.  VI,  p.  217.  Voir  Max  Fuchs,  Lexique  du  Journal 
des  Goncourt,  Paris,  1911. 

2.  Dans  la  Revue  des  Revues  de  1889,  t.  I,  p.  465  à  481. 

3.  Ibidem,  t.  I,  p.  477. 

4.  Ibidem,  p.  481.  Voir  aussi,  dans  la  dernière  partie  de  notre  travail,  le 
chapitre  consacré  à  l'Argot  mondain. 


23  INTRODUCTION 

pelle  joliment  M.  Loliée,  ttiènent  ainsi  une  existence  pure- 
ment livresque. 

Mais  revenons  à  l'acception  la  plus  commune  du  moi  j^ari- 
sianisme,  celle  de  vocable  particulier  à  Paris.  D'Hautel  nous 
en  a  fourni  un  recueil  abondant  au  début  du  xix"  siècle  et 
nous  en  possédons  dix.  vingt  autres  pour  la  fin  du  siècle  ; 
mais  pour  connaître  les  vocables  antérieurs  à  son  époque,  il 
faut  glaner  dans  les  nombreux  dictionnaires  ^  qui  se  sont  suc- 
cédé depuis  Cotgravc  (1611)  jusqu'au  Dictionnaire  de  Tré- 
voux (1771). 

Le  Dictionnaire  de  Riciielet,  dans  ses  éditions  de  1680 
et  1728,  nous  offre  la  source  principale,  à  côté  de  Fure- 
tière  (1690),  Ménage  (169i)  et  TrévouaG. 

«  Les  grands  Dictionnaires  du  xyii'-  et  du  xviii''  siècle,  re- 
marque Gaston  Paris  %  viennent  bien  souvent  jCU  aide  à  l'éty- 
mologiste  en  lui  apprenant  l'histoire,  le  sens  primitif,  et  dans 
certains  cas  l'origine  môme  de  beaucoup  de  mots  ». 

RicHEi.ET.  —  Champenois  de  naissance,  Richelet  vécut  à 
Paris  une  quarantaine  d'années  (1660-1608).  11  •  a  parfaite- 
ment connu  le  bas-langage  de  la  capitale  et  il  cite  souvent 
des  mots  du  «  menu  peuple  de  Paris  »  qu'il  faut  éviter  : 

Miclion.  Mot  du  petit  peuple  de  Paris  ^  qui  veut  dire  quelque  peu 
de  bien  (1727). 

Paumer..  Ce  mot  est  bas  et  du  petit  peuple  de  Paris.  Il  veut  dire 
souffleter  '\ 

Piautre.  Ce  mot  est  offensant  et  de  la  lie  du  peuple  de  Paris  qui 
dit  :  envoyer  quelqu'un  au  piautre,  c'est-à-dire  l'envoyer  promener 
d'une  manière  outrageante  et  injurieuse  ^. 

Rengaine.  Ce  mot  est  bas  et  du  petit  peuple  de  Paris.  //  a  eu  un 
furieux  rengaine,  il  a  eu  un  refus  fâcheux. 

1.  M.  W.  Heymann  y  a  cueilli  une  récolte  abondante.  Voir  son  article 
«  Parisianismes  chez  les  lexicographes  du  xvi"  au  xviii»  siècles,  »  dans 
la  Zeitschrift  fur  neufranzosische  Sprache,  t.  XXXV,  190^,  p.  306  à  324. 

2.  Mélanges  linguistiques,  p.  513. 

3.  C'est  un  terme  de  l'Argot  ancien  :  il  figure  déjà  comme  tel  dans  le  Jar- 
gon de  U Argot  reformé  de  1628. 

4.  Dans  le  jargon,  ce  mot  a  pris  de  bonne  heure  le  sens  de  «  prendre,  » 
c'est-à-dire  d'empoigner,  sens  encore  vivace  dans  le  bas-langage  :  t  Y  sont 
facilement  paumés,  »  Rosny,  Rue,  p.  302. 

5.  Oudin,  1640,  donne  :  •«  Envoyer  au  peautre,  chasser  une  personne  »,  pro- 
prement l'envoyer  coucher  (anc.  fr.  peautre,  grabat),  ce  qu'on  exprimait  plus 
explicitement  par  envorjer  au  diable  au  peaultre.  (dans  VAnc.  Tliéùtre,  t.  II, 
p.  94).  L'expression  se  lit  encore  dans  Vadé  {Pipe  cassée,  11'  chant). 


PARISIÂNISMES  23 

Rigri.  Ce  mot  est  un  mot  injurieux  du  petit  peuple  de  Paris,  a  C'est 
un  rigri  »,  c'est  à  dire  une  espèce  de  vilain  et  de  ladre  '. 

Rognonner.  Ce  mot  est  du  petit  peuple  de  Paris  pour  dire  gronder  ^ 

Roupiller.  Mot  de  Paris  '  mais  qui  est  bas  et  burlesque,  pour  dire 
s'endormir  immédiatement  après  le  repas  (-1727). 

Trlugle.  Terme  de  boucher  de  Paris.  C'est  une  barre  de  bois  qui 
est  au-dessus  de  l'étal  de  boucher  et  oi!i  il  y  a  des  doux  à  crocliets 
pour  pendre  la  viande. 

Troler.  Mot  burlesque  du  peuple  de  Paris.  C'est  se  fatiguer  à  cou- 
rir çà  et  là,  et  le  plus  souvent  sans  fruit  (1727). 

Traniran.  Ce  mot  est  du  petit  peuple  de  Paris  et  il  signifie  la  ma- 
nière ordinaire  de  faire  une  chose,  de  se  gouverner  en  une  chose. 

Arrêtons-nous  sur  ce  dernier  terme.  Oudin  donne  (1610)  : 
«  Le  traniran,  le  nœud  de  l'affaire  ;  il  entend  le  trantran.  il 
n'est  pas  ignorant,  il  est  fin  ou  habile.  Vulgaire.  »  L'expres- 
sion est  tirée  de  la  Comédie  des  Proverbes,  acte  II,  se.  IV  : 
«  C'est  que  tu  n'entends  pas  le  trantran,  car  tu  es  maladroit.  » 

C'est  uue  onomatopée,  exprimant  le  bruit  que  fait  le  mou- 
lin lorsqu'on  blute  la  farine.  Rapellons  ce  refrain  d'une  an- 
cienne chanson  (citée  par  Hécart  en  1834)  : 

Lon  la  la, 

Liron  fal, 
En  le  sac  et  le  blé, 
En  le  tran  tran  Iran, 
En  l'argent  du  meunier. 

FuRETiÈBE.  —  Le  lexicographe  et  littérateur  Antoine  Fu- 
retière  (1620-lG88j  était  Parisien,  ce  qui  rend  ses  remarques 
d'autant  plus  précieuses. 

La  troisième  édition  de  Furetière,  donnée  par  Basnage 
en  1727,  est  la  mieux  fournie  en-parisianismes.  Citons-en  : 

Brocanteur.  Terjue  en  usage  parmi  les  peintres  et  les  curieux  à 
Paris.  C'est  celui  qui  achète  et  revend  ou  troque  des  tableaux,  des 
médailles  et  autres  curiosités. 

Gobé.  MjDt  bas  et  du  peuple  de  Paris,  C'est  quelque  chose  de  friand, 
d'excellent  à  manger  *. 

1.  Le  mot  remonte  au  XVI«  siècle  :  «  Enfans  maip;res  et  regruuis,  »  Bou- 
chet,  Serées,  t.  II,  p.  92.  Gotgrgive  donne  :  Regrouvi,  affamé... 

2.  Terme  encore  vivace,  donné  à  la  fois  par  d'Hautel  (1808)  et  par  Desgran- 
ges, 1821  :  «  Rognonner,  pour  murmurer,  est  un  mot  du  peuple  ». 

3.  Vieux  mot  de  jargon,  d'origine  provinciale. 

4.  Cf.  Dictionnaire  de  l'Académie  de  1694  ;  «  Gobel,  niorceau  (jue  l'on  gobe. 
Il  est  vieux  ». 


24  INTRODUCTION 

Tanlin  ou  tanlinet.  Terme  populaire  qui  se  dit  pour  signifier  une 
petite  quantité  de  quelque  chose.  Le  peuple  le  dit  à  Paris... 

Ce  dernier  vocable,  on  l'a  déjà  vu,  se  rencontre  sous  la 
plume  du  poète  parisien  Villon.  , 

Ménage.  —  Le  Dictionnaire  étymologique  de  iMénag-e  (1694) 
donne  également  un  certain  nombre  de  parisianismes,  à  côté 
de  nombreux  termes  provinciaux,  contributions  précieuses 
pour  la  connaissance  du  bas-langage  du  xyii*^  siècle  : 

Clique.  Le  petit  peuple  de  Paris  appelle  ainsi  une  coterie,  une  so- 
ciété. L'origine  du  mot  ne  m'est  pas  connue  ^ 

Fiacre.  On  appelle  ainsi,  depuis  quelques  années  (1650),  un  carrosse 
de  louage,  à  cause  de  l'image  S.  Fiacre  qui  pend  pour  enseigne  d'un 
logis  dans  la  rue  Saint-.4ntoine,  où  on  loue  les  carrosses. 

Gigue.  Vieux  mot  qui  signifie  cuisses.  Nous  disons  en  Anjou  grande 
gigue  pour  grande  cuisse  et  on  dit,  en  Normandie  et  à  Paris,  grande 
gigue,  d'une  fille  qui  est  maigre  et  qui  est  dispote,  s'il  m'est  permis 
d'user  de  ce  mot  (et  gigue,  fille  qui  a  de  grandes  cuisses). 

Goret,  petit  pourceau.  A  Paris  on  appelle  goret  le  premier  compa-  - 
gnon  d'un  cordonnier,  lequel  tient  la  place  du  maître  "en  son  absence 
à  l'égard  des  autres  compagnons. 

Gripesou.  On  appelle  ainsi  à  Paris  ceux  qui  reçoivent  les  rentes 
sur  la  ville  pour  les  rentiers,  parce  que  les  rentiers  leur  donnent  un 
sou  par  livre. 

Mion.  En  Anjou,  on  dit  un  petit  mignon  et  à  Paris  on  dit  un  petit 
mton  pour  un  petit  garçon  (V  mignon). 

Ce  dernier  terme  est  un  vieux  mot  du  jargon,  encore  usuel 
dans  le  Berry  :  «  Ces  pauvres  niions  sont-ils  gentils  !  »  (Jaubert). 

Trévoux.  —  Le  Dictionnaire  de  Trévoux  qui,  dans  sa  pre- 
mière édition  (1752),  n'a  été  qu'une  refonte  de  l'ouvrage  de 
Furetière,  a  utilisé,  pour  l'édition  de  1771,  les  données  pro- 
vinciales de  tous  les  lexiques  antérieurs,  auxquels  il  a  ajouté 
plusieurs  centaines  de  provincialismes  do  son  propre  fonds. 
Dans  cet  ensemble,  à  côté  de  la  Normandie  et  de  la  Champa- 
gne, Paris  occupe  une  place  d'honneur.  En  voici  quelques 
exemples  : 

1.  Clique,  substantif  tiré  du  verbe  cliquer,  faire  du  bruit,  désigne  primiti- 
vement toute  assemblée  bruyante  :  c'est  le  pendant  de  claque,  groupe  d'ap- 
plaudisseurs  dans  un   théâtre. 

2.  (lï.  Furetière.  éd.  1727  :  «  Gigue.  Fille  gaye  et  enjouée  qui  saute,  qui 
gambade.  On  dit  à  Paris  et  en  Normandie  une  grande  gigue,  c'est-à-dire  une 
fille  grande,  maigre  et  alerte.  On  s'en  sert  aussi,  en  badinant  et  au  pluriel. 
pour  signifier  des  jambes  :  il  a  de  grandes  gigues.  Il  est  bas  ». 


PARISIANISMES 


25 


Gobille.  Nom  d'un  jeu  et  d'une  petite  boule  avec  laquelle  on  joue 
ce  jeu.  La  canelte  (;>t  un  jeu  invi.  en  usage  en  Brilagn  ■  ol  en  Anj'»ii... 
La  rimette  s 'apjielle  à  Paris  >j(>bil/e  '  (v"  canette). 

Guinguette.  Petit  vin,  vin  t'aihle  qui  n'a  point  de  force...  C'est  ap- 
paremment de  ce  nom  qu'on  appelle  à  Paris  les  petits  cabarets  des 
environs  de  Paris,  où  le  peuple  et  les  artisans  vont  se  divertir,  sur- 
tout les  jours  de  fêtes. 

Itipper.  Terme  usité  dans  les  douanes  et  sur  les  ports  des  rivières, 
particulièrement  à  Paris.  Il  signifie  faire  couler,  à  force  de  bras,  sur 
les  brancards  d'un  baquet,  les  balles,  caisses  ou  tonnes  de  marchan- 
dises, pour  les  charger  plus  facilement. 

Comme  on  le  voit,  ces  rcnseig'nements  puisés  chez  les  lexi- 
cographes d,u  passé  ne  manquent  pas  d'intérêt.  Us  échurent 
et  complètent  utilement  des  faits  qui  (jnt  pour  la  plupart  sur- 
vécu, soit  dans  le  bas-langage  parisien,  soit  dans  les  parlers 
provinciaux  de  nos  jours.  A  partir  de  la  seconde  moitié  du 
XIX''  siècle,  ce  sont  des  recueils  spéciaux  ^  qui  nous  rensei- 
gnent abondamment  sur  les  parisianismes  de  la  période  qui 
forme  l'objet  de  nos  études. 


1.  Le  mot  est  encore  usuel  dans  le  Lyonnais  :  a  Gobille,  jouet  d'enfant  fait 
de  pierre  ou  de  marbre  en  forme  de  boule.  On  l'appelle  bille  à  Paris  »,  Molard, 
1811. 

2.  Voir  l'Appendice  A  :  Dictionnaires  de  l'Argot  parisien. 


IIJ 

LOCUTIONS    VICIEUSES. 


Depuis  le  xvui''  siècle  jusque  tout  près  de  nous,  il  a  paru, 
sous  le  titre  de  Locutions  vicieuses^  nombre  d'ouvrages  ou 
d'opuscules  destinés  à  corriger,  soit  do  prétendues  fautes  de 
prononciation  particulières  au  peuple,  soit  ce  que  leurs  au- 
teurs appelaient  des  barbarismes^  c'est-à-dire  des  ternies 
vulgaires  inconnus  au  Dictionnaire  de  l'Académie. 

Ces  divergences  orthoépiques  ou  lexicologiqucs  accusent 
souvent  une  haute  antiquité;  souvent  aussi  elles  représentent, 
plus  fidèlement  que  les  formes  correspondantes  de  la  langue 
écrite,  la  tradition  linguistique.  Mais  le  zèle  de  ces  gram- 
mairiens et  puris^tes  (les  deux  sont  d'ordinaire  inséparables) 
allait  de  pair  avec  l'ignorance  du  passé  de  la  langue,  insuf- 
fisance d'autant  plus  excusable  que  les  connaissance's  philo- 
logiques, peu  communes  à  leur  époque,  étaient  difficilement 
accessibles  à  d'humbles  instituteurs. 

Notons  cependant  que,  dès  le  xvi^  siècle,  le  philosophe- 
grammairien  Pierre  de  la  Ramée  (appelé  généralement  Ra- 
mus)  avait  déjà  fait  entendre  la  voix  de  la  raison  en  matière 
de  langage  et  protesté  contre  les  procédés  abusifs  des  gram- 
mairiens réformateurs.  A  propos  de  la  graphie  qui  doit  être 
une  représentation  exacte  de  la  «  prolation  populaire  »,  il 
écrit  ceci  dans  sa  Grammaire  de  1572  (p.  30)  :  «  Le  peuple 
est  souverain  seigneur  de  sa  langue,  et  la  tient  comme  un 
fief  de  franc  alleu,  et  n'en  doit  recognoissance  à  aucun  sei- 
gneur. L'escole  de  ceste  doctrine  [à  savoir  des  grammairiens 
qui  prétendent  refaire  et  réglementer  la  langue]  n'est  point. 
es  auditoires  des  professeurs  Hebrieux,  Grecs  et  Latins  eoa 
rUniversité  de  Paris,  comme  pensent  ces  beaux  ctymologi- 
seurs;  elle  est  au  Louvre,  au  Palais,  aux  Halles,  en  Grève,  à 
la  place  Maubert...  ^  » 

1.  On  lit  dans  les  Scalif/erana,  1667,  p.  6,  à  propos  de  Catherine  do  Médi- 
cis  :  «  La  Royne  mère  parloit  aussi  bien  son  ^o//".?  parisien  qu'une  revendeuse 
à  la  place  Maubert,  et  l'on  n'eust  point  dit  qu'elle  estoit  Italienne  ». 


LOCUTIONS    VICIEUSES  27 

Les  recueils  didactiques  do  Locutions  vicieuses,  malgré 
leurs  exagérations,  ne  sont  pas  sans  intérêt  pour  notre  sujet 
et,  comme  ils  appartiennent  pour  la  plupart  au  xix''  siècle,  ils 
nous  ont  souvent  fourni  des  indications  utiles  sur  l'expansion 
des  termes  vulgaires,  objet  de  leur  réprobation.  Comme  ils 
ne  tenaient  aucun  compte  de  la  vie  et  du  mouvement  de  la 
langue,  leurs  protestations  réitérées  restèrent  naturellement 
sans  eti'et.  La  plupart  des  vocables  qui  excitaient  leur  indi- 
gnation ou  leur  verve  sont  aujourd'hui  courants,  et  plusieurs 
ont  passé  ou  sont  en  train  de  passer  dans  le  Dictionnaire  de 
l'Académie.  C'est  là  d'ailleurs  une  évolution  naturelle  que  la 
langue  a  subie  à  toutes  les  époques,  mais  jamais  peut  être 
d'une  manière  aussi  frappante  qu'à  la  nôtre. 

M.  Charles  Bally  a  fait  récemment  ressortir  en  termes  heu- 
reux cette  antinomie  traditionnelle  entre  la  langue  écrite  et 
le  parler  familier,  ainsi  que  l'illusion  des  grammairiens  à 
considérer  la  première  comme  uniquement  légitime  et  digne 
de  leur  intérêt:  «  Il  vaudrait  la  peine  de  montrer  à  quels  excès 
et  à  quelles  erreurs  a  conduit  cette  fausse  concepti(jn  d'une 
langue  classique.  C'est  d'abord  le  fétichisme  de  la  langue  écrite, 
accompagné,  bien  entendu,  d'un  mépris  souverain  de  la  langue 
parlée,  qualifiée  de  vulgaire,  et  qui  est  pourtant  la  seule  vé- 
ritable, parce  que  la  seule  originelle.  C'est  la  superstition  d'une 
langue  classique  immuable,  proposée  comme  modèle  à  toute 
la  postérité;  enfin  l'action  néfaste  du  purisme,  qui  veille  ja- 
lousement  sur  ce  palladium  et  frappe  d'interdiction  toute 
forme  nouvelle  qui  s'écarte  de  la  correction.  Nul  effort  cepen- 
dant ne  parvient  à  arrêter  le  mouvement  irrésistible  de  la 
poussée  vitale  et  sociale  qui  détermine  l'évolution  du  langage. 
L'idiome  vulgaire  et  parlé  continue  sa  marche,  d'autant  plus 
sûre  qu'elle  est  souterraine,  il  coule  comme  une  eau  vive 
sous  la  glace  rigide  de  la  langue  écrite  et  conventionnelle, 
puis  un  beau  jour  la  glace  craque,  le  flot  tumultueux  de  la 
langue  populaire  envahit  la  surface  immobile  et  y  amène  de 
nouveau  la  vie  et  le  mouvement  '.  » 

Les  recueils  de  Locutions  vicieuses  ont  pullulé,  et  presque 
chaque  département  en  a  vu  éclore  un  ou  plusieurs.  Le  pre- 
mier en  date  qui  soit  arrivé  à  notre  connaissance  porte  ce  li- 

1.  Le  Langage  et  la  vie,  Paris,  1913,  p.  i^, 


38  INTRODUCTION 

Ire  «  Les  Gasconism.es  *  corrigés,  ouvrag-e  utile  à  toutes  les 
personnes  qui  veulent  parler  et  écrire  correctement  et  princi- 
palement aux  jeunes  gens,  dont  l'éducation  n'est  point  encore 
formée,  par  Desg-rouais,  professeur  au  Collège  Royale,  Tou- 
louse, 17(36.  » 

Une  seconde  édition  parut  en  1768,  une  autre  en  1792,  une 
troisième  en  18Ô1,  une  quatrième  et  dernière  en  1819.  L'ou- 
vrage fut  suivi  par  des  recueils  similaires  jusqu'à  nos  jours  '. 

Une  trentaine  d'années  après  Desgrouais,  Lyon  eut  son 
grammairien  :  «  Lyonoisismes  ou  Recueil  d'expressions  vi- 
cieuses employées  même  quelquefois  par  nos  meilleurs  écri- 
vains, auxquelles  on  a  joint  celles  que  la  raison  ou  T usage  a 
consacrées,  par  Elienne  Molard,  instituleur,  Lyon,   1792.  » 

Cet  opuscule,  successivement  grossi  dans  les  éditions  u'té- 
rioures  de  1797,  180i,  1810  et  1813  ^  est  l'ancêtre  des  recueils 
autrement  importants  publiés  de  nos  jours  par  Nizier  de 
Puilspelu  '  (1903)  et  Ad.  Vachet  (1907). 

Michel.  —  La  Lorraine  eut  son  recueil  dès  le  début  duxix''  siè- 
cle, grâce  au  zèle  de  J.-F.  Michel,  directeur  d'une  école  secon- 
daire de  Nancy  :  «  Dictionnaire  des  expressions  vicieuses 
usitées  dans  un  grand  nombre  de  départements  et  notamment 
dans  la  ci-devant  province  de  Lorraine,  accompagnées  de  leur 
correction,  d'après  la  V  édition  du  Dictioimaire  de  l'Acailé- 
mie,  à  l'usage  de  toutes  les  écoles,  Paris,  1807.  » 

Tandis  que  les  opuscules  de  ce  genre  gardent  d'habitude 
un  caractère  grammatical  et  orlhoépique  plutôt  que  lexicolo- 
gique,  le  petit  livre  de  Michel  s'occupe  souvent  «  des  termes 
vicieux  dont  la  signification  assez  arbitraire  n'a  pu  toujours 
être  exactement  saisie,  »  et  nous  avons  tiré  parti  de  ses  re- 
marques. 

Voici  d'ailleurs  en  quels  termes  il  expose  le  but  de  son  livre 
(p.  YI)  :  «  Cet  ouvrage  tend  à  prémunir  les  jeunes  gens  et  les 
personnes  de  tout  sexe   et  de  toute  condition  contre  les  vices 

1.  Nous  avons  déjà  cité  le  passage  d'une  lettre  de  Joseph  Scaliger-,  de  1584, 
où  figure  pour  la  première  fois  le  terme  gasconisme. 

2.  Le  dernier  en  date  est  intitulé  :  Gasconismes  et  choses  de  Gascogne  par 
L.  Pépin,  Paris,  1895. 

3.  Voir  sur  Molard  et  les  grammairiens  lyonnais  à  la  fin  du  xviii"  siècle, 
l'étude  de  G.  Latreille  et  L.  Vignon,  dans  les  Mélanges  fSriinot,  1904,  p  237  à 
257. 

4.  Celui-ci  utilisa,  entre  autres  recueils  de  ce  genre,  un  manuscrit  de 
N.-F.  Gochard,  du  premier  quart  du  xix*  siècle. 


LOCUTIONS    VICIIÎUSES  29 

ordinaires  du  langage...  Tous  y  trouvcrijnt  le  moyen  de  se 
corriger,  en  grande  partie,  dos  fautes  qui  échappent  en  par- 
lant, de  n'apporter  dans  la  société  que  des  termes  avoués  par 
le  bon  usage,  et  de  s'exprimer,  soit  de  vive  vf)ix,  soit  en  écri- 
vant, de  manière  à  ne  pas  s'attirer  lés  reproches  qne  l'on  lait 
à  l'ignorance  et  le  ridicule  qui  l'accompagne.  » 

Passons  sur  les  publications  similaires  plus  rapprochées  de 
nous  et  consacrées  aux  différentes  provinces  ',  et  arrêtons- 
nous  un  instant  sur  celles  qui  concernent  l'usage  parisien  et 
qui  nous  intéressent  de  plus  près.  Malheureusement,  ces  réper- 
toires —  depuis  celui  de  Blondin  (1823)  et  le  Dictionnaire  ano- 
nyme de  1835  jusiju'au  tout  récent  recueil  de  l'abbé  Vincent 
(1910)  —  ne  fournissent  aucune  donnée  qui  vaille,  se  répè- 
tent les  uns  les  autres  et  témoignent  tous  de  la  même  inin- 
telligence des  faits  linguisli<jues  -. 

Desgrant.es.  —  Pour  faire  ressortir  la  nature  spéciale  de  ce 
genre  de  publications  et  en  caractériser  la  tendance  puriste, 
qui  tient  exclusivement  compte  de  la  langue  littéraire  ^  d'une 
époque  donnée,  en  faisant  complète  abstraction  de  l'évolution 
sociale  et  des  transformations  linguistiques  qui  l'accompa- 
gnent, nous  allons  choisir  le  moins  insipide  de  ces  opuscu- 
les, celui  du  révérend  Père  J.-G.-L.-P.  Dcsgranges,  jésuite, 
portant  ce  titre  significatif  :  «  Petit  Dictionnaire  da peuple  à 
V usage  des  quatre  cinquièmes  de  la  France,  contenant  un 
aperçu  comique  et  critique  des  trivialités,  Ijcilourdises.  mots 
tronqués  et  expressions  vicieuses  des  gens  de  Paris  et  des 
provinces..  ,  Paris,  1821  ». 

C'est  le  recueil  le  moins  connu,  mais  à  coup  sûr  le  plus  in- 
téressant du  genre.  Il  offre  nombre  de  remarques  utiles,  cu- 
rieuses et  instructives,  présentées  sous  une  forme  plus  ou 
moins  burlesque,  mais  toujours  piquante. 

i.  Nous  citerons,  aux  Sourcos,  celles  qui  nous  ont  rendu  des  services. 

-.  J'.-N.  Blondin,  Manuel  de  la  pureté  du  Uinr/aç/e  ou  Recueil  alphabétique  du 
corrif/é  des  barbarismes  et  des  iiéulugismes,  des  locutions  vicieuses  et  des  locutions 
impropres,  Paris,  18:23. 

Dictionnaire  critique  et  raisonmi  du  lauf/age  vicieux  ou.  réputé  videur...  par  un 
ancien  professeur,  Paris,  1835. 

Abbé  Glém.  Vincent,  Le  Péril  de  la  langue  française.  Dictionnaire  raisonné 
des  principales  locutions  et  prononciations  viciemes  et  des  principaux  néologismes, 
Paris,  1910. 

3.  Telle  qu'elle  est  reflétée  dans  le  Dictionnaire  de  V  Académie.  Cf.  Desgran- 
pres,  v°  La  desserre:  «  C'est  ainsi  qu'on  ap[ieile  la  débâcle  de  la  Loire;  or, 
desserre  n'est  français  qu'en  province,  et  où  l'on  n'a  ni  académie  ni  diction- 
naire ». 


30  INTRODUCTION 

Non  pas  que  son  auteur  témoigne  de  plus  d'intelligence  que 
ses  prédécesseurs,  mais  il  sait  donner  à  son  exposé  une  verve, 
une  bonne  humeur  qui  mérite  Tindulgence  :  «  C'est  en  rappe- 
lant à  la  masse,  pour  laquelle  j'écris,  ses  fautes  journalières, 
que  je  prétends  l'obliger  à  moins  mal  s'exprimer...  Si,  par 
mon  Dictionnaire,  un  de  mes  lecteurs  s'en  défait...,  devenu 
puriste  sans  s'en  douter,  il  se  rira  de  ses  amis  et  de  ses  pro- 
ches que  je  cherche  à  extirper.  » 

Le  recueil  renferme,  dans  sa  première  partie^  un  «  petit 
Dictionnaire  du  peuple,  »  p.  9  à  93,  avec  cette  remarq.ue  :  «  Le 
lecteur  est  prévenu  que  j'appellerai  barbarismes  tous  les  mots 
qui  ne  sont  pas  français  »;  et,  dans  sa  seconde  partie,  p.  94 
à  162,  une  liste  de  «Plirases  vicieuses,  balourdises  principales, 
sans  raison  ni  sens,  classées  autant  que  possible  par  ordre 
alphabétique.  » 

On  y  rencontre  certaines  données  qu'on  n'est  pas  habitué 
de  lire  sous  la  plume  de  ses  congénères. 

Argot  des  boulevards  : 

Raffalé.  Grand  mot  des  boulevards  ;]€  suis  va /f aie,  pour  il  ne  me 
reste  rien,  n'est  pas  français. 

Ce  terme  expressif,  qui  manque  aux  dictionnaires  jusqu'à 
Bescherelle  (1845).  se  rencontre,  au  début  du  xix"  siècle  dans 
un  écrit  posthume  du  peintre-graveur  Ambroise  Louis  Garne- 
ray.  Mes  Pontons  (1861),  çh.  11,  dont  la  scène  remonte  à  1806  : 
«  Je  vais  te  mener  voir  le  quartier  des  rafales;  connais-tu  ça. 
toi,  les  rafales  ?  Comme  ce  mot,  originaire  des  pontons, 
n'avait  pas  encore  pris  son  essor  et  fait  son  entrée  dans  le 
Jiionde,  il  m'était  complètement  inconnu...  Avant  tout.  Ber- 
taut,  pourrais  tu  m'expliquer  d'où  vient  ce  mot  de  rafale'^  — 
Pardi,  c'est  pas  malin  à  deviner.  Est  ce  qu'en  terme  de  ma- 
rine, rafaler  ou  affaler  ne  signifie  pas  descendre  quelque 
chose,  se  trouver  sous  le  vent  ?  Eh  bien  I  un  rafale  est  un 
garçon  qui  est  en  bas,  qui  est  sous  le  vent  de  sa  bouée.  » 

Argot  des  chillonniers  : 

Guinche,  veut  dire  guinguette,  (juiiirher  est  proche  parent  de  bas- 
triiKjuer.  J'engage  ceux  qui  ne  veulent  point  prendre  le  genre  d'éviter 
d'employer  toute  celte  famille  de  mots  et  de  la  rejeter  sur  le  tas 
d'ordures  d'où  les  chin'onniers  ont  voulu  les  retirer,  c'est  à  eux  seuls 
qu'appartient  de  guincher. 


LOCUTIONS   VICIEUSES  31 

Pimillons,  argent  —  i\ous  n'avons  plus  de  picaUlons  —  est  un 
mot  de  négociant  au^crocliet  '. 

Argot  des  faubourgs  : 

Arsouille  et  s'arsouiUer  sont  des  mots  sublimes.  Je  conseille  de  les 
adopter  et  surtout  de  prendre  l'air  qu'ils  indiquent,  peut-être  à  l'instar 
des  faubouriens.  A  propos  des  faubouriens,  voilà  un  mot  (c'est-à-dire 
faubourien)  qui  n'est  pas  non  plus  à  dédaigner;  on  le  souffre  déjà 
sur  le  théâtre,  à  rien  ne  tienne  qu'il  s'introduise  dans   les   salons. 

Ecorner,  il  a  Pair  de  m'écorner,  en  langage  d'arsouille,  veut  dire 
blâmer.  C'est  du  français  de  la  mère  Radis  -. 

Enrhumer,  ennuyer.  C'est  du  verbiage  des  faubouriens. 

Gober,  le  camarade  la  gobe.  La  charmante  expression  pour  expri- 
mer être  dupe,  être  attrapé,  n'est  bon  que  sur  les  bancs  de  nos 
Ramponneauxdes  barrières  ;  en  rentrant  dans  Paris,  il  faut  l'oublier. 

Juguler.  Cela  me  jugule,  disent  trivialement  les  gens,  à  bon  droit, 
nommés  arsouilles. 

Argot  des  troupiers  : 

Bastringuer,  aller  au  bastringue.  Voilà  du  français  de  la  Râpée  ou 
de  la  Courtille.  Ces  mots  doivent  la  naissance  à  nos  soldats. 

Briquet,  petit  sabre,  est  un  mot  de  soldat. 

Péquin,  pour  bourgeois.  Rarbarisme.  C'est  un  mot  de  la  soldates- 
que.  • 

Platine  pour  langue.  Rarbarisme.  Quelle  platine  il  a!  C'est  une 
phrase  de  soldat  ^. 

Vanner,  en  jargon  du  Cadet  et  du  Fanfan,  veut  dire  s'enfuir  '•. 

-Emprunts  provinciau.Y  : 

Charabia.  C'est  ainsi  qu'on  appelle  les  iVuvergnats  ou  bien  le  jar- 
gon qu'ils  parlent  entre  eux;  mais  charabia  est  du  français  des  portes 
de  Paris. 

Pétra,  pour  paysan.  Rarbarisme.  C'est  du  charabia  Orléanais  ^.  - 
Bapin, lionr  va pineur.  Barbarisme  usité  à  Orléansparmi  les  gamins. 

Ce  dernier  mot  est  devenu  le  sobriquet  de  l'apprenti  pein- 

1.  Ce  nom  méridional  se  lit  déjà  dans  un  écrit  poissard  de  1750  (v»  Dict. 
général). 

2.  Nom  d'une  gargotière  de  la  Villette. 

3.  D'Hautel  se  borne  à  dire  :  «  Plalme,  pour  dire  une  bonne  langue,  une 
voix  forte,  un  gosier  rustique.  Ha  une  bonne  plaline,  se  dit  d'un  grand  babil- 
lard... d'un  crieur  public  qui  fait  de  grands  efforts  de  voix  ». 

4.  Dans  le  Bas-Maine,  se  vanner  signifie  s'agiter  dans  l'eau  ou  dans  la 
poussière,  en  parlant  des  animaux  et  spécialement  des  oiseaux  qui  battent 
l'eau  avec  leurs  ailes  (Dottin). 

0.  Cf.  Molard,  18H  :  «  Pétra,  homme  grossier  et  ignorant.  C'est  un  pétra. 
Je  crois  que  ce  mot  peut  être  remplacé  par  ceux  de  rustre  ou  manant  ». 


32  INTRODUCTION 

tre  :  j^apin,  induit  de  rapiner,  si^iiilie  à  la  fois  avare  (Lyon) 
et  vaurien  (Normandie). 

Ces  indications,  on  le  voit,  ne  manquent  pas  d'intérêt,  aussi 
bien  pour  fixer  la  date  d'introduction  de  termes  alors  nouveaux 
que  pour  indiquer  les  milieux  spéciaux  où  l'on  s'en  servait. 

Que  l'auteur  manque  de  sens  pour  tout  ce  qui  concerne 
l'histoire  de  la  langue,  rien  d'étonnant  pour  l'époque.  Voici, 
selon  lui,  deux  «  barbarismes  »..  dont  l'un  et  l'autre  remon- 
tent cependant  à  Rabelais: 

Coronel,  pour  colonel.  Ce  mot  de  coronel  est  peut-être  français  à 
Strasbourg;  mais  à  Paris,  c'est  un  dialecte  soldatesque. 

Gargamelle,  pour  gosier,  est  un  barljarisme  des  plus  grossiers. 

Deux  autres  archaïsmes  sont  également  condamnés  par  ce 
censeur  rigoureux  : 

Du  pain  cVamonition.  J'engage  nos  lecteurs  à  dire  pain  de  munition, 
c'est  un  peu  plus  français  ^ 

Arusmélique,  pour  arithmélique,  est  une  faute  grossière. 

Litlré  remarque  à  propos  du  premier  :  «  Le  peuple  dit  d'or- 
dinaire amonition,  c'est  un  archaïsme:  anuuiitioii  se  trouve 
dans  Carloix  et  dans  Paré  ».  Quant  au  deuxième,  il  rerjionte^ 
encore  plus  haut:  l'ancienne  langue  ne  connaît  qu'arisméti- 
que,  qu'on  lit  dans  Brunetto  Latini,  dans  le  Roman  de  la  Rose 
et  dans  Oresmc.M.  Jerosme  Dubois,  «  pécheux  du  Gros-Cail- 
lou »,  écrivant  à  mameselle  Nanette  Dubut,  «  blanchis- 
seuse de  linge  fin  »,  au  sujet  de  Cadet  Hustache,  le  déclare  : 
«  C'est  un  fignoleux,  mais  y  fait  trop  le  fendant,  à  cause  qu'il 
a  du  bec,  et  qui  fait  la  rusinëtiguc  comme  un  abbé...  "  » 

Certes,  on  ne  saurait  reprocher  à  notre  grammairien  d'igno- 
rer en  1824  ces  témoignages  liistoriques  ;  néanmoins,  ce  qui 
ne  laisse  pas  de  surprendre,  c'est  sa  totale  inintelligence  du 
cùlé  métaphorique  ou  rhétorique  du  langage. 

On  sait  que  le  vulgaire  affectionne  les  images  grossières, 
les  comparaisons  banales  :   il  assimile,  par  exemple,   la  ron- 

1.  Cf.  d'IIautel  :  «  Pain  de  munilion.  Le  peuple  dit  habituelloment  et  par 
corruption  pain  d'amimilion,  j  et  Dictionnaire  de  locutions  vicieuses  de  1835  : 
«  Manger  du  pain  dhimonilion...  Ce  barliarisinc  est  fort  en  iisîige  parmi  les 
iiiilit;iiros  ».  Il  l'était  déjà  au  xviii»  siécU',  et  Vadé,  dans  sa  |ièoe  dt  s  Raco- 
leurs (ITo'ij,  fait  <iiri^  an  sddat  La  Haniée,  ^r,  xvi  :  «  Vous  .ravcz  \>ti\.i  \v  iniui 
d'utnonUion  que  je  mangeons  en  campagne...  » 

2.  Vadé,  Lettres  de  la  Grenouillère,  dans  Œuvres,  p.  80. 


LOCUTIONS    VICIEUSES  33 

deur  d'une  tête  à"  celle  d'une  boule,  et  donne  volontiers  à 
l'imbécile  des  noms  de  cucurbitacées,  tels  que  melon,  corni- 
chon, etc.  Le  sens  de  ces  métaphores  populaires  échappe  tota- 
lement à  Desgrang-es  : 

Boule,  Vamour  lui  a  tourné  la  boule  (p.  102).  Ici  boule  veut  dire 
tête.  A  rien  ne  tienne  que  par  controverse  on  n'appelle  un  jeu  de 
boules  nx\  jeu  de  têtes;  alors  les  joueurs  auraient  des  boules  sur  le 
cou,  et  feraient  rouler  leurs  têtes  pour  abattre  des  quilles. 

Cornichon,  pris  pour  imbécile,  n'est  pas  français.  Un  père  qui  trai- 
terait son  fils  de  cornichon,  se  ferait  passer  peut-être  dans  la  famille 
des  concombres  ;  à  rien  ne  tienne  qu'il  ait  épousé  une  citrouille. 

On  conçoit  aisément,  que  l'auteur  ignore  une  expression 
comme  cracher,  au  sens  de  payer  à  regret,  dont  l'origine 
remonte  au  xvi''  siècle: 

Je  lui  ferai  cracher  de  l'argent.  Si  le  hasard  voulait  qu'un  homme 
pût  cracher  de  l'argent,  je  lui  prêterais  volontiers  mon  mouchoir... 

Ou  encore  celle  de  croquer  le  marmot,  pour  attendre,  dont 
on  n'a  pas  encore  donné  une  explication  satisfaisante  : 

J'ai  croqué  le  marmot  pendant  une  heure.  Il  n'y  a  qu'un  ogre  qui 
croque  le  marmot,  encore  est-ce  un  être  imaginaire.  Tout  autre  ma- 
nière de  l'entendre  est  une  balourdise... 

Mais  comment  ne  pas  être  frappé  du  défaut  de  raison  dont 
témoignent  des  plaisanteries  comme  les  suivantes: 

T'as  joliment  le  fil.  Quel  fil  !  Je  l'ignore.  C'est  encore  de  l'esprit  à 
la  Fanfan.  Ce  n'est  cependant  pas  un  fil  bien  désirable,  puisque  les 
Normands  ont  le  fil  qui  conduit  à  la  potence. 

Avoir  lefll,  c'est  avoir  l'esprit  fin,  tranchant,  semblable  au 
couteau  qui  a  le  fil  ;  c'est  une  image  très  ancienne,  tirée  de 
la  coutellerie:  «  Avoir  la  langue  bien  afjilée  »,  est  du  xii"  siè- 
cle et  répond  au  «  caquet  bien  affilé  »  qu'on  lit  dans  Molière. 
Avoir  du  fil  se  trouve  chez  d'Hautel  (1808),  accompagné  de 
cette  explication  :  «  Etre  fin,  adroit  et  audacieux.  Cet  homme 
a  un  bon  fil,  un  fameux  fil,  se  dit  d'un  homme  rusé,  d'un  fin 
matois...  » 

Nous  sommes  flambés.  Vous  croyez  que  les  pauvres  gens  qui  par- 
lent ainsi  sont  brûlés,  rien  de  cela.  On  se  sert  de  ce  mot  sans  rime 
ni  raison;  et  c'est  par  l'adoption  de  pareilles  expressions  que  les 
étrangers  sont  réduits  à  ne  pas  comprendre  le  bas-peuple. 

3 


34  INTRODUCTION 

Flambé,  pour  perdu  sans  ressource,  ruiné  complètement, 
est  une  métaphore  qu'on  trouve  déjà  citée  dans  Oudin  (1640): 
c'est  un  terme  de  joueur  ou  tricheur,  synonyme  de  cuit,  frit, 
etc.,  images  tirées  de  la  cuisine  pour  exprimer  une  perte  to- 
tale et  irréparable. 

Tout  plein  de  talents.  Tout 'plein  quoi  ?  Est-ce  plein  une  bouteille  ? 
Ce  tout  plein  là  est  une  balourdise. 

Voici  pourtant  ce  qu'en  dit  Vaugelas  :  «  Tout  plei(i,  pour 
beaucoup,  est  fort  bonne  façon  de  parler...  usitée  à  la  Court 
et  des  bons  auteurs  », 

En  somme,  notre  auteur  partage  les  faiblesses  et  les  illu- 
sions de  tous  les  puristes  qui  prennent  l'horizon  borné  de 
leur  visi(tn  pour  les  limites  mêmes  de  l'univers.  Le  sens  de 
toute  innovation  lexique  leur  échappe  et,  faute  de  la  com- 
prendre, ils  la  condamnent  ou  s'en  moquent. 

En  dépit  de  ces  lacunes,  le  livre  du  Père  Desgranges  n'en 
reste  pas  moins  la  production  la  plus  utile  de  toute  cette  litté- 
rature didactique. 

Derniers  vestiges,  —  Cette  critique  des  Locutions  vicieuses 
qui  a  duré  près  d'un  siècle,  a  laissé  partout  des  traces  \.  môme 
dans  les  œuvres  des  lexicographes  comme  Bescherelle  et  Littré. 

On  ne  lit  pas  sans  surprise  dans  le  Dictionnaire  National 
du  premier  des  affirmations  aussi  risquées  que  celles-ci  : 

Embêter,  Ce  mot,  quoique  fort  usité,  est  de  la  plus  grande  trivia- 
lité. C'est  un  barbarisme  qu'on  devrait  bien  remplacer  par  le  mot 
liéhéle)',  toutaussi  expressif  qa' embêter  et  plus  régulièrement  formé... 

C'est  là  un  simple  écho  du  Père  Desgranges  :  «  Embêter 
quelqu'un  n'est  pas  français.  Ne  dites  pas  :  Tu  m'embêtes, 
mais  tu  n-ihébètes,  il  m'hébèle^  ». 

1.  Une  chanson  comique  de  Baumaine  et  Blondelet  —  Les  Locutions  vicieuses, 
grammaire  du  jour  —  fut  débitée  vers  1873  par  Perrin  à  l'Eldorado  ;  et  l'Al- 
manadi  Hachelle  pour  1890  donne  un  recueil  de  300  expressions  vicieuses, 
sous  le  titre  :  «  Tâchons  de  parler  français  »,  avec  les  rubriques  tradition- 
nelles :  «  Ne  dites  pas...  mais  dites  ». 

En  partant  de  ce  dernier  recueil,  M.  Rémy  de  Gourmont,  dans  son  Est/iéti- 
que  de  la  langue  française,  p.  148  et  suivantes,  après  en  avoir  analysé  histo- 
riquement un  certain  nombre  —  tels  estatue,  coiidor,  flanquette,  cinlième,  etc.  — 
arrive  à  cette  conclusion  :  i  Le  mauvais  fran(;.ais  du  peuple  est  toujours  du 
français  et  parfois  du  meilleur  français  (]ue  celui  des  grammairiens  ». 

2.  Ce  terme  se  lit  déjà  chez  d'Hautel  (1808)  :  «  Embêter,  verbe  populaire  qui 
signifie  ennuyer,  impatienter,  obséder  ;  embêter  quelqu'un  signifie  aussi  le 
cajoler,  l'entraîner  par  des  paroles  séduisantes  et  trompeuses  à  faire  ce  que 
l'on  désire  ». 


LOCUTIONS    VICIEUSES  35 

Minable,  misérable,  qui  fait  pitié.  C'est  une  mauvaise  expression 
sous  tous  les  rapports,  puisqu'elle  ne  tient  à  aucune  racine  française 
ni  étrangère  qui  en  puisse  faire  comprendre  le  sens,  et  la  rendre 
claire. 

Ici,  encore,  Bescherelle  n'est  que  l'écho  du  Dictionnaire 
des  Locutions  vicieuses  de  1835  :  «  Minable.  Nous  repoussons 
ce  mot  parce  que  nous  ne  le  croyons  réellement  digne  que 
d'un  langag-e  minable.  Nous  ne  l'avons  jamais  lu  dans  un  ou- 
vrage bien  écrit,  ni  entendu  dans  la  conversation  des  gens 
bien  élevés.  En  vérité,  notre  langue  peut  bien  faire  le  sacri- 
fice d'un  terme  de  mépris  pour  la  pauvreté;  elle  en  a  tant 
d'autres  à  sa  disposition  ». 

11  s'agit  pourtant  ici  d'une  métaphore  assez  transparente 
tirée  de  l'art  militaire:  Minable,  c'est  à-dire  ce  qui  peut-être 
miné  ou  détruit,  en  parlant  d'un  rempart,  sens  technique  re- 
montant au  xv*' siècle  (v.  Dictionnaire  général);  l'acception 
figurée  appartient  au  xix^  siècle  et  on  la  trouve  mentionnée 
pour  la  première  fois  dans  le  recueil  de  Michel  de  1807: 
«  Minable,  pour  qui  fait  pitié:  11  a  l'air  h'xQW  minable  ».  Le 
terme  fut  en  vogue  dans  le  premier  quart  du  xix'^  siècle. 

Voici  maintenant  deux  exemples  tirés  de  Littré  : 

Bouffer.  Le  langage  populaire  confond  bouffer  avec  ôa/rer...  Mais 
ce  n'en  est  pas  moins  une  locution  rejetée  par  le  bon  usage. 

Il  ne  s'agit  nullement  d'une  confusion.  Bâfrer  ou  briffer  a 
été  remplacé  par  bouffer,  tout  simplement  parce  que  ce  der- 
nier exprime  l'action  d'une  manière  plus  expressive  que  les 
deux  autres.  Tandis  que  Boiste  se  borne  à  noter  en  1800  : 
a  Bouffer,  expression  populaire  pour  manger  »,  les  grammai- 
riens s'empressent  de  le  proclamer  «  barbarisme  ^  ». 

Ce  verbe  n'en  remonte  pas  moins  au  xvi*'  siècle  : 

S'il  est  vray,  adieu  le  caresme, 
Au  concile  qui  se  fera  ; 
Mais  Rome  tandis  bouffera 
Des  chevreaux  à  la  chardonette... 

(Marot,  Epiire  XLIII) 

1.  Cf.  Michel,  1807  :  «  Bouffe)',  pour  manger  n'est  pas  français...  »  —  D'Hau- 
tel,  1808  :  «  Bouffer,  enller  ses  joues.  Dans  le  langage  familier,  bouffer  signifie 
manger  gloutonnement...  i  —  Molard,  1811  :  «  Bouffer,  manger  avec  excès. 
Ce  mot  n'est  pas  français.  C'est  une  expression  d'écolier.  Dites  :  baffrer  ». 
—  Desgranges,  1821  :  t  Bouffer.  BarLarisme.  Ne  dites  pas  :  Nous  n'avons 
rien  à  bouffer- v. 


36  INTRODUCTION 

et  Rabelais  emploie  son  dérivé  déjà  populaire  à  l'époque  de  la 
Renaissance:  «...  quelques  bribes,  quelque  boitffaùje,  quelque 
carreleure  du  ventre  »,  1.  III,  ch.  XXIII. 

Flageolet.  Variété  de  haricots...  Il  serait  raisonnable  d'abandonner 
ce  barbarisme  et  de  dire  fageolet.  Aucun  des  patois  n'a  cette  /  bar- 
bare. 

Cette  assertion  n'est  pas  tout  à  fait  exacte:  les  patois  du 
Nord  disent  flajole  au  lieu  de  fajole  ^  ;  d'ailleurs,  le  savant 
lexicographe  s'est  ici  mépris  sur-l'identilé  de  ces  formes.  Il 
s'agit  en  effet  de  deux  mots  différents.  Le  dialectal /a//eo/  re- 
flète seul  le  latin  p/iaseolus,  tandis  que  Jlageole  ou  Jlageolet 
signifie  tout  bonnement  «  flûte  »,  appellation  facétieuse  don- 
née à  cette  variété  de  haricots,  d'une  digestion  difficile,  par 
allusion  au  bruit  des  vents  qu'ils  occasionnent,  au  même  titre 
que  les  termes  d'artilleur  (dans  le  Loiret),  de  musicien  et  de 
pétard,  dans  le  langage  populaire  parisi-en  ou  provincial  ^ 

Le  mot  n'est  donc  pas  «  une  corruption  de  flageolet,  qui 
est  un  diminutif  de  fageol  »  (Littré),  ni  «  une  altération  par 
étyrnologie  populaire  de  Jlageolet  »  {Dictionnaire  général), 
c'est  simplement  une  appellation  nouvelle,  une  saillie  vul- 
gaire. 

Ces  prétendus  barbarismes  se  réduisent,  on  le  voit,  à  des 
applications  métaphoriques  des  termes  anciens  de  la  langue, 
ou  à  des  renouvellements  habituels  dans  l'histoire  de  son 
lexique. 

D'H.M'TEL.  —  Un  caractère  à  part,  mais  rentrant  quand 
môme  dans  cet  ordre  d'idées,  distingue  l'œuvre  de  d'FIautel 
que  nous  avons  prise  pour  point  de  départ  de  notre  travail.  Elle 
porte  ce  titre:  «  Dictionnaire  du  bas-langage,  ou  des  manières 
de  [)arler  usitées  parmi  le  peuple;  ouvrage  dans  lequel  on  a 
réuni  les  expressions  proverbiales,  figurées  et  triviales;  les 
sobriquets,  termes  ironiques  et  facétieux;  les  barbarismes, 
solécismes;  et  généralement  les  locutions  basses  et  vicieuses 
que  l'on  doit  bannir  de  la  bonne  conversation.  Paris,  d'IIau- 
tcl,  1808  3  ». 

D'IIantel,  dont  le  nom  ne  figure  qu'à  titre  d'éditeur  de  l'ou- 

1.  I{oUand,  Flore  popidah-e,  t.  JV,  p.  I7l, 

2.  Ibidem. 

•i.  Le  Diclionnaire  du  7nauvais  lannar/e  de  J..P.  Rolland    (Lyon,  1813)  est   un 
simple  décalque  de  celui  de  d'Hautel. 


L-ÔCUTIONS    VICIEUSES  37 

vrage,  en  est  en  môme  temps  l'auleur.  C'est  un  homme  ins- 
truit et  intelligent.  Il  partage  au  fond  les  tendances  puristes 
de  ses  prédécesseurs.  Son  but  n'est  nullement  de  pénétrer 
l'esprit  du  langage  populaire^  mais  (nous  dit-il  dans  sa  pré- 
face) «  de  signaler  avec  sévérité  ces  locutions  basses  et  vicieu- 
ses, ces  barbarismes  nombreux,  qui,  sous  lé  titrée^' expressions 
familières,  se  glissent  journellement  dans  la  conversation;  et 
de  livrer  au  ridicule  ces  néologismes  bizarres  et  de  mauvais 
goût,  ces  termes  impropres  dont  un  usage  pernicieux  semble 
depuis  quelque  temps  tolérer  l'abus  ». 

Malgré  ce  caractère  tendancieux,  l'ouvrage  est  précieux 
et  original  :  rien  ou  presque  rien  n'est  emprunté  au  Diction- 
naire de  Boiste,  la  publication  la  plus  complète  en  ce  genre 
parue  en  1800.  D'Hautel  a  puisé  à  la  source  :  «  C'est  au  mi- 
lieu du  peuple  môme,  ou  pour  mieux  dire  dans  les  différentes 
classes  de  la  société,  que  l'on  a  recueilli  les  matériaux  de  cet 
ouvrage;  et  pour  le  rendre  aussi  complet  que  possible,  on  s'est 
aidé  de  tout  ce  que  les  dictionnaires  français,  tant  anciens 
que  modernes,  pouvaient  fournir  sur  ce  sujet  ». 

Cette  dernière  remarque  nous  indique  la  réserve  a;vec  la- 
quelle il  faut  l'utiliser.  Nous  sommes  d'ailleurs  à  même,  grâce 
aux  travaux  antérieurs,  de  discerner,  les  matériaux  originaux 
des  rares  emprunts  faits  par  notre  auteur. 

Bataclan.  Mot  baroque  et  fait  à  plaisir  qui  signifie  ustensiles,  ins- 
truments, outils  nécessaires  à  la  préparation,  à  la  confection  d'un 
ouvrage  quelconque.  Il  a  emporté  le  bataclan,  pour  dire  tous  ses  ou- 
tils, tous  ses  effets. 

Mot  du  début  du  xix"  siècle  ^  de  formation  vulgaire  (cf. 
Picardie,  pataclan,  bruit  d'un  corps  qui  tombe)  et  désignant 
des  meubles  qu'on  remue  avec  fracas,  d'où  la  notion  usuelle 
d'attirail  encombrant:  la  forme  parallèle  pa?ac/an  est  usuelle 
à  Reims  (seule  connue),  en  Provence  (à  côté  de  bataclan),  etc. 

Bonis.  Terme  bas  et  de  mépris  :  cloaque,  maison  de  débauche  et 
de  prostitution  où  les  honnêtes  gens  se  gardent  bien  d'entrer. 

Le  mot  est  aujourd'hui  usuel  tant  sous  cette  forme,  que 
sous  celle  redoublée  de  bouis-bouis,  cette  dernière  désignant 
tout  particulièrement  un  tbéatricule   de  bas-étage  ainsi  que 

1.  Cf.  Michel,  1807  :  «  Bataclan  n'est  pas  français.  Ne  dites  pas  :  voilà  tout 
le  balaclun  par  terre,  pour  :  Voilà  tout  par  terre,  quel  fracas  !  » 


38    ■  INTRODUCTION 

les  marionettcs  qu'on  y  jouait  (v.  Littré,  SuppL).  Mot  d'ail- 
leurs d'origine  provinciale:  Bonis  désig"ne,  dans  le  Jura,  un 
taudis,  et,  dans  la  Bresse,  un  petit  bâtiment  où  on  loge  les 
oies  et  les  canards. 

Débiner,  décroître,  aller  en  décadence,  perdre  sa  fortune,  son  em- 
ploi, ses  ressources,  se  laisser  aller  en  guenilles:  il  est  tout  débiné, 
pour  dire  :  il  a  un  habit  tout  déguenillé,  il  est  dans  la  pénurie,  dans 
le  besoin.  —  Débine.  Mot  fait  à  plaisir  et  qui  signifie  délabrement, 
déchéance,  misère,  pauvreté  :  être  dans  la  débine,  être  déchu  de  sa 
condition,  être  déguenillé,  réduit  à  une  extrême  indigence. 

Cette  explication  prolixe  revient  à  dire  que  débiner  signifie 
tomber  dans  la  misère  et  débine,  ruine,  misère  K  Ce  n'est 
pas  non  plus  «  un  mot  fait  à  plaisir  »,  mais  un.e  métaphore 
empruntée  aux  opérations  viticoles  :  débiner  la  vigne,  c'est 
la  labourer  une  seconde  fois  pour  en  détruire  les  mauvaises 
herbes.  Le  vulgaire  en  a  tiré  des  images  de  dépérissement  et 
de  ruine,  physique  ou  morale  ;  de  là  : 

1°  S'affaiblir,  se  sentir  malade  (wallon  :  perdre  ses  forces); 

2°  Déchoir,  d'où  débine,  misère,  gêne  (mot  passé  dans  le 
Dictionnaire  de  l'Académie  de  1878); 

3°  S'en  aller,  se  sauver:  «  Patron, ye  débine...  »,  Méténier, 
Lutte,  p.  252. 

Espèce...  Terme  de  mépris  dont  les  gens  de  qualité  se  servent 
pour  désigner  un  homme  de  basse  extraction,  un  sot,  un  imbécile. 
On  joint  souvent  ce  mot  à  un  substantif  et  l'on  dit  une  espèce  d'homme, 
pour  un  fort  petit  honrnie  ;  une  espèce  d'auteur,  pour  un  mauvais 
auteur. 

Plxplication  intéressante  qui  nous  éclaire  sur  le  curieux  dé- 
veloppement de  ce  terme  :  on  a  dit  tout  d'abord  espèce  de  sot, 
d'imbécile,  etc.,  et  comme  le  mot  était  suivi  d'épithètes  tou- 
jours injurieuses,  il  a  fini  par  devenir  lui-même  une  injure: 
espèce  de... 

Giries,  forces,  tours  de  bateleurs  ;  signifie  aussi  grimaces,  douleurs 
feintes  et  hypocrites. 

C'est  la  dernière  acception  qui  l'a    emporté,   aujourd'hui, 

1.  Cf.  Dictionnaire  des  locutions  virienses  de  1833  :  t  Cet  homme  est  dans  la 
débine,  dans  l'indigence.  Le  mot  appartient  au  parois  de  Paris  qui  l'aura 
conquis  probablement  sur  l'argol.  Il  est  de  si  mauvais  goût  que  toute  per- 
sonne (jui  a  un  peu  d'usage  ne  s'en*  sert  jamais.  Le  principal  tort  de  débine 
est  de  ne  rien  signifliir  de  plus  que  d'autres  mots  que  nous  avons  déjà,  et 
ce  tort-là  est  inlinimont  sérieux  en  grammaire  ». 


LOCUTIONS    VICIEUSES  30 

dans  le  bas  langage  parisien  et  provincial  *  :  «  En  voilà  des 
glries!  ».  Zola,  Assommoir,  p.  176.  —  Bruant,  Rue,  t.  I,  p.  33  : 
«  C'est  des  giries,  c'est  des  magnières...  » 

Mais  le  sens,  donné  en  premier  lieu,  par  d'IIautel,  est  pré- 
cieux et  nous  met  sur  la  trace  de  l'origine  du  mot.  Son  point 
de  départ  est  la  Normandie,  où  girie  a  encore  conservé,  outre 
le  sens  général  de  «  grimace  »,  celui  de  «  farce,  mauvaise 
plaisanterie  »,  à  côté  de  girot,  niais,  l'un  et  l'autre  dérivant 
de  Gire,  forme  normandè'.de  Gille,  un  des  types  de  la  comédie 
bouiionne  (Saint-Gire,  pour  Saint-Gile,  est  attesté  en  Nor- 
mandie dès  le  xii**  siècle,  dans  la  vie  de  ce  saint).  Girie  est 
donc  primitivement  une  farce,  un  tour  de  Gille,  tantôt  niais 
et  poltron  (cf.  le  normand  girot,  sot)  et  tantôt  dégourdi,  rail- 
leur, insouciant.  Le  mot  représente  un  souvenir  des  ancien- 
nes farces  provinciales. 

On  le  voit,  ce  Dictionnaire  de  d'Hautel  est,  de  toutes  nos 
sources,  l'ouvrage  le  plus  riche,  le  plus  sûr,  le  plus  original. 
C'est  une. véritable  bonne  fortune  que  de  rencontrer,  au  début 
même  de  notre  exploration,  un  guide  aussi  expérimenté  et 
aussi  consciencieux. 

Remarquons  pourtant  que  si,  en  théorie,  nos  grammairiens- 
puristes  avaient  tort,  en  pratique  ils  étaient  parfaitement 
dans  leur  rôle  d'opposer  une  digue  à  l'envahissement  du  néo- 
logisme qu'ils  ont  souvent  confondu  avec  l'archaïsme  et  le 
provincialisme.  Le  temps  s'est  d'ailleurs  chargé  de  remettre 
les  choses  en  l'état  :  la  plupart  des  termes  censurés  sont 
aujourd'hui  courants  et  leur  fréquence  est  en  raison  inverse 
des  protestations  qu'ils  avaient  soulevées. 

Sainte-Beuve,  dans  un  article  remarquable  sur  Vaugelas 
(écrit  en  1863)  a  parfaitement  saisi  les  différences  profondes 
entre  les  tendances  puristes  du  passé  et  les  exigences  amtre- 
ment  larges  à  notre  époque  en  matière  linguistique,  Déta- . 
chons-en  ce  passage  :  «  Le  moment  actuel  est,  à  certains 
égards,  tout  l'opposé  de  celui  de  Vaugelas.  Alors  tout  tendait 
à  épurer  et  à  polir  :  aujourd'hui  tout  semble  aller  en  sens  con- 
traire, et  un  mouvement  rapide  d'intrusion  se  manifeste.  Alors 
tous  les  mauvais  mots  demandaient  à  sortir  :  aujourd'hui  tous 

1.  Cf.  Anjou,  gi)'ie,  mauvaise  raison,  mensonge,  tromperie  ;  Berry  :  plain- 
tes hypocrites,  jérémiades  ridicules  ;  Poitou  :  moquerie,  hypocrisie  ;  Lan- 
gres  :  «  Il  m'a,  fait  mourir  de  rire  avec  ses  giries.  Dites  :  avec  ses  grimaces  » 
(Mulson,  1822). 


40  INTRODUCTION 

les  mots  plébéiens.,  pratiques,  techniques,  aventuriers  même, 
crient  à  tue-tête  et  font  violence  pour  entrer...  Que  de  mots 
qui  ne  sont  plus  précisément  des  intrus  et  qui  ont  leur  emploi 
légitime,  au  moins  dans  certains  cas  !  Je  les  vois  se  dresser 
en  foule,  frapper  à  la  porte  du  Dictionnaire  de  l'usage  et  vou- 
loir en  forcer  l'entrée...  Que  l'Académie  veuille  y  songer... 
l'usage  se  modifie  et  varie  chaque  jour:  ce  n'est  point  par  le 
silence  et  l'omission  qu'il  convient  de  le  traiter.  11  vit,  il 
existe;  on  ne  l'élude  pas.  La  fln  de  non  recevoir,  avec  lui,  a 
bientôt  son  terme.  En  adoptant  des  noms  nouveaux,  en  mul- 
tipliant des  synonymes  nombreux,  voyants,  saillants,  exces- 
sifs, et  en  renchérissant  à  tout  instant  sur  les  anciens,  l'usage 
ne  fait,  en  somme,  que  répondre  à  des  besoins  et  à  des  capri- 
ces, ce  qu'il  importe  de  distinguer  à  temps...  et  au  profit  de 
tous  '  ». 

d.  Nouveaux  Lundis,  t.  VI,  p.  394  et  suiv. 


IV 

ARGOT    ANCIEN    ET     MODERNE 


Aussi  loin  qu'on  puisse  remonter  dans  le  passé,  c'est  sous  le 
nom  àe,  jargon  que  nous  connaissons  le  langag'e  des  malfai- 
teurs, et  cette  appellation  spéciale  est  encore  vivace  ;  mais 
dès  la  fin  du  xvii®  siècle,  le  français  commence  également  à 
désigner  le  jargon  par  le  mot  d'argot,  terme  tiré  du  jargon 
lui-même,  mais  profondément  modifié  quant  au  sens.  De  l'ac- 
ception primordiale  de  corporation  ou  métier  des  voleurs, 
argot  finit  par  exprimer  leur  langue.  Cette  appellation,  relati- 
vement moderne,  n'est  autre  que  la  prononciation  vulgaire 
d'ergot  (de  chapon),  la  «  griffe  »  symbolisant  le  métier  de 
voleur.  Son  sens  spécial  de  «  langage  des  malfaiteurs  »  resta 
en  vigueur  pendant  tout  le  xviii®  siècle  et  jusqu'au  milieu 
du  xix**  K 

Nous  avons  suivi  ailleurs,  à  l'aide  des  documents,  la  longue 
histoire  du  jargon,  depuis  le  milieu  du  xv^  siècle  jusqu'à  nos 
jours.  Bornons-nous  à  en  relever  ici  deux  résultats  :  le  lan- 
gage des  malfaiteurs  a  tiré  la  substance  de  son  lexique  (son 
seul  côté  original  d'ailleurs)  du  bas-langage,  tout  en  modi- 
fiant le  sens  et  parfois  la  forme  de  ses  emprunts;  réciproque- 
ment, des  termes  de  jargon  ont  franchi  de  temps  à  autre  les 
milieux  criminels  pour  pénétrer  dans  le  bas-langage  (et  de 
là  en  littérature). 

Ce  qui  distingue  avant  tout  le  jargon,  c'est  son  carac- 
tère essentiellement  secret.  Il  resta  tel,  malgré  des  indiscré- 
tions isolées,  jusqu'au  xix<^  siècle.   C'est  alors   que  Vidocq   le 

1.  L'emploi  indifférent  des  termes  '.Jargon,  argot  et  bas-langage  a  eu  des 
conséquences  fâcheuses  et  a  produit  toutes  sortes  de  confusions.  Voir  à  cet 
égard,  notre  article  Jargon  et  bas-langage,  Question  de  méthode,  dans  la  Revue 
de  philologie  française  de  1914,  ainsi  que  l'Appendice  B  :  Argot  et  Bas-lan- 
gage. 

Pour  plus  de  clarté,  nous  désignerons  par  ya/'^o«  exclusivement  la  langue 
des  malfaiteurs,  en  réservant  1«js  appellations  argot  et  bas-langage  (devenus 
synonymes  au  milieu  du  xls.«  siècle)  pour  le  langage  populaire  parisien. 


4  2  INTRODUCTION 

mit  en  vog^iie  par  deux  publications  successives  :  les  Mémoi- 
res, en  1828.  et  lus  Voleurs,  en  1837.  Les  Mémoires,  surtout, 
eurent  un  long-  retentissement,  et  les  plus  grands  écrivains 
de  l'époque,,  Victor-Hugo  et  Balzac  —  à  côté  d'Eugène  Sue  — 
les  mirent  à  contribution  pour  peindre  les  milieux  criminels. 
L'immense  popularité  do  leurs  œuvres  ne  laissa  pas  de  dévoi- 
ler un  langage  resté  jusqu'alors  fermé  et  accessible  aux  seuls 
initiés. 

En  perdant  son  caractère  secret,  raison  unique  d'existence 
pour  toute  langue  spéciale,  le  jargon  se  fondit  de  plus  en  plus 
dans  le  bas-langage  parisien,  et  finit  par  en  être  absorbé. 
L'argot  moderne  devint  alors  une  autre  appellation  du  bas- 
langage. 

Cette  intrusion  de  plus  en  plus  forte  des  éléments  jargon- 
nesques  dans  le  langage  populaire  parisien,  existant  depuis 
des  siècles,  est  un  fait  linguistique  de  la  plus  haute  impor- 
tance. Lente  et  presque  inaperçue  dans  la  première  moitié 
du  xix^  siècle,  elle  devint  absorbante  dans  sa  seconde  moitié, 
au  point  de  modifier  l'aspect  général  de  son  lexique. 

Nous  avons  donné  ailleurs  le  tableau  d'ensemble  de  cette 
Jnfluence  du  jargon  sur  le  bas-langage  parisien;  rvos  recher- 
ches ultérieures,  loin  d'en  diminuer  la  portée,  pourraient  en- 
core l'enrichir  de  nouvelles  données. 

A  ces  emprunts  de  la  dernière  heure,  qui  n'ont  pas  manqué 
aux  siècles  antérieurs,  mais  qui  n'ont  jamais  atteint  un  tel 
nombre  ni  une  telle  intensité,  vinrent  s'ajouter  des  éléments 
tirés  des  langues  spéciales  d'autres  groupements  sociaux  : 
soldats,  marins,  ouvriers...,  autant  d'argots  particuliers  qui 
sont  venus  se  fondre  dans  le  creuset  du  langage  populaire. 

«  J'ouvre  le  Dictionnaire  de  l'Académie  —  lit-on  en  1825  — 
et  j'y  trouve  la  définition  suivante  du  mot  Argot:  «  Certain 
langage  des  gueux  et  des  filoux  qui  n'est  intelligible  qu'en- 
tr'eux  ».  Combien  de  nos  jours  on  a  donné  de  l'extension  à  ce 
mot!  Il  s'est  élevé  de  l'espèce  d'abjection  qui  le  couvrait  jus- 
qu'aux professions  honnêtes  qui  semblaient  autrefois  le  pros- 
crire. On  ne  peut  pas  dire  qu'il  se  soit  annobli  entièrement, 
mais  on  ne  rougit  plus  de  le  prononcer,  et  il  sert  comme 
point  de  ralliement  pour  des  choses  et  des  individus  d'ailleurs 
fort  honorables  »  ^ 

\.  G.  Gillô,  Ma  Robe  de  diamhre  ou  Mes  Tablettes,  Paris,  182o,  t.  II,  p.  111  à 
m  (chapitre  iiititiilo  «  Arfj;ot  »). 


ARGOT    ANCIEN    ET    MODERNE  43 

«  Argot,  maintenant  (nous  dit  à  sun  tour  Vidocq  en  1837) 
est  un  terme  générique  destiné  à  exprimer  tout  jargon  enté 
sur  la  langue  nationale,  qui  est  propre  à  une  corporation,  à 
une  profession  quelconque,  à  une  certaine  classe  d'individus... 
tels  l'argot  des  soldats,  des  marins,  des  voleurs...  ^  » 

Ces  différents  langages  étaient  encore,  à  cette  époque  (1837), 
indépendants  les  uns  des  autres,  et  leurs  points  do  contact  à 
peine  perceptibles.  Au  cours  de  quelques  dizaines  d'années, 
tous  ces  argots  se  rapprochent,  se  mêlent  et  finissent  par 
s'absorber  dans  le  langage  populaire  parisien,  devenu  l'or- 
gane unique  de  toutes  les  classes,  de  tous  les  groupements 
légalement  constitués:  soldats,  marins,  ouvriers;  ou  qui  vi- 
vent en  marge  de  la  société  :  apaches,  vagabonds,  tricheurs, 
camelots  et  saltimbanques,  filles  et  souteneurs  ^ 

Un  bon  observateur  le  constate,  déjà  en  1867.  non  sans  une 
pointe  dironie  :  «  En  France  on  parle  peut-être  français; 
mais  à  Paris  on  parle  argot,  et  un  argot  qui  varie  d'un  quar- 
tier à  Tautre,  d'une  rue  à  l'autre,  d'un  étage  à  l'autre.  Autant 
de  professions  autant  de  jargons  différents...  ^  » 

Les  progrès  constants  de  la  démocratie  le  font  même  péné- 
trer de  plus  en  plus  dans  les  hautes  classes,  lui  ouvrent  les 
salons  et  l'introduisent  sur  les  boulevards  :  «  L'argot,  c'est  le 
français  de  l'avenir  »,  déclare  en  1873  Clotilde,  dans  la  Famille 
Benoiton  de  Sardou,  acte  II,  se.  V. 

Cette  fusion  dans  la  langue  populaire  des  éléments  linguis- 
tiques les  plus  divers  est  -un  fait  accompli  dans  la  scc(mde 
moitié  du  xix"  siècle  :  «  Tous  les  argots  —  écrit  Banville 
en  1888  —  celui  des  voleurs,  celui  des  peintres,  ceux  des 
marins,  des  soldats,  ont  été  mis  en  commun.  Et  tous  les  pro- 
vinciaux comme  les  Parisiens,  depuis  le  vieux  lascar  jusqu'à 
la  jeune  fille  ingénue,  parlent  la  même  la,ngue  composite... 
Les  classifications  toutes  faites  ne  serviraient  plus  à  rien  *  ». 

Avant  Banville,  Charles  Nisard.  qui  a  le  premier  étudié  le 
bas-langage  parisien  des  xyii^'-xyiii"  siècles,  essentiellement 
différent    de  celui    de  notre  époque,   déclare   expressément  : 


1.  Vidocq,  Les  Voleurs,  1837,  v°  arguche. 

2.  Nous  nous  en  tiendrons  à  cette  répartition  qu'on  peut  justifier  par  des 
raisons  à  la  fois  sociales  et  linguistiques.  Voir,  pour  un  point  de  vue  diffé- 
rent, le  livre  récent  de  M.  Alfred  Niceforo,  Le  Génie  de  l'Argot,  Paris,   19J2. 

3.  Delvau,  Dictionnaire  de  la  langue  verte,  Paris,   1867,  préface. 

4.  Dans  le  Figaro  du  7  juillet  1888, 


44  INTRODUCTION 

«  On  ne  parlera  point  ici  de  cet  argot  parisien,  décoré  du 
nom  de  langue  verte,  et  qui  doit  son  origine  au  théâtre,  aux 
cafés,  aux  bals  publics,  aux  prisons,  aux  journaux  mêmes  et 
des  mieux  famés.  Cet  argot  n'a  pas  et  n'a  jamais  été,  si  ce 
n'est  à  de  très  rares  exceptions  près,  le  vrai  patois  parisien, 
encore  qu'il  tende  de  jour  en  jour  à  le  devenir  tout  à  fait  *  ». 

En  présence  de  cette  profonde  transformation  du  bas-lan- 
gage et  de  sa  force  d'expansion,  les  grammairiens  delà  vieille 
école  demeurent  saisis  d'élonnement  :  «  Je  désirerais  bien  sa- 
voir ce  qui  a  contribué  à  répandre  l'argot  dans  notre  langue 
au  point  où  nous  le  voyons  aujourd'hui?  »  Telle  est  la  question 
que  formule  un  des  rédacteurs  du  Courrier  de  Vaugelas,  jour- 
nal consacré  à  la  propagation  universelle  de  la  langue  fran- 
çaise, en  187i. 

Mais  comme  une  pareille  question  dépasse  l'horizon  des 
connaissances  traditionnelles  en  matière  de  langue,  elle  reste 
sans  réponse  ou  plutôt  elle  aboutit  à  cette  conclusion  déso- 
lante: «  Que  l'argot  soit  l'unique  langage  employé  par  les 
voleurs  entre  eux  et  à  peu  près  le  seul  qui  se  parle  dans  les 
prisons  et  dans  les  bagnes,  même  parmi  les  employés  et  les 
infirmiers,  je  n'y  trouve  rien  à  redire;  mais  quand  je  vois 
ceux  qui  vivent  dans  la  société  honnête  prendre  plaisir,  en 
quelque  sorte,  à  émailler  leurs  discours  de  vocables  d'une 
source  aussi  impure,  je  ne  puis  que  m'en  attrister  profondé- 
ment avec  les  gens  de  goût  "-  ». 

Les  gens  de  goût,  hélas  !  ont  toujours  méconnu  les  trans- 
formations sociales  et  les  innovations  qu'elles  entraînent  dans 
le  vocabulaire.  Gomme  les  puristes,  qui  vivent  plutôt  dans  le 
passé,  le  besoin  de  renouvellement  linguistique  leur  échappe. 
Ce  mouvement  de  la  langue  est  pourtant  un  des  faits  les  plus 
naturels  dans  l'évolution  de  chaque  idiome,  et  il  s'impose  à 
la  fois  par  sa  nécessité  et  par  sa  légitimité.  Non  seulement 
les  mots  usés  sont  remplacés  par  des  vocables  plus  frappants. - 
mais  la  force  créatrice  de  l'esprit  national  se  manifeste  à 
chaque  moment  par  de  nouvelles  images,  par  des  tours  plus 
originaux  de  la  pensée. 

Certes,  à  aucune  autre  époque,  cette  création  verbale  n'a 
été  aussi  intense,  ni  aussi  féconde  qu'à  la  nôtre.  On  en  est 


i.  Etude  sur  le  langaç/e  parisie?},  Paris,  1872,  p.  124. 
2.  Le  Courrier  de  Vmajelas,  V  année,  1874,  p.  ioS. 


ARGOT    ANCIEN    ET    MODERNE  45 

redevable  à  ce  fait  historique  que  des  facteurs  sociaux,  qui 
comptaient  à  peine  dans  le  passé,  ont  de  notre  temps  acquis 
une  importance  exceptionnelle.  La  facilité  toujours  croissante 
des  moyens  de  communication,  matériels  et  intellectuels,  n'a' 
pas  peu  contribué,  à  son  tour,  à  amener  ces  résultats  inat- 
tendus. 

En  dépit  des  protestations  réitérées,  le  vulgaire  parisien  de 
nos  jours  s'est  partout  imposé:  c'est  en  fait  la  seule  langue 
vivante,  celle  que  parle  la  nation  toute  entière,  celle  qui  ali- 
mente aujourd'hui  la  chanson,  le  théâtre,  le  roman. 

Cette  influence  universelle  du  bas-lang-age  parisien  a  été 
judicieusement  mise  en  lumière  par  un  universitaire  dans  un 
discours,  qui  est  un  plaidoyer  spirituel  en  faveur  de  l'argot  : 
«  Par  delà  la  pénétration  réciproque  des  argots,  s*aperçi)it 
leur  influence  sur  la  langue  générale.  Qu'il  faille  en  g'émir 
ou  s'en  féliciter,  Parg-ot  est  aujourd'hui  partout.  Les  gens  du 
monde  le  parlent;  les  académiciens  l'écrivent.  Libre  à  M.  Bru- 
nelière  de  déplorer  qu'on  le  laisse  s'introduire  ^  Ni  lui,  ni 
vous,  ni  moi  n'y  pouvons  rien;  et  le  bisontin  Ch.  Nodier^  avait 
répondu  d'avance  :  «  Il  n'appartient  à  personne  d'arrêter  ir- 
révocablement les  limites  d'une  langue  et  de  marquer  le  point 
où  il  devient  impossible  de  rien  ajouter  à  ses  richesses  ^  ». 

Dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française, 
le  18  février  1909.  Jean  Richepin,  le  maître  du  verbe,  a  fait 
l'apothéose  de  la  langue  populaire,  de  «  ces  mots  admirables, 
miraculeux,  évocateurs,  magiciens...  du  paysan,  du  soldat, 
du  mendiant,  du  vagabond,  du  goussepin...  »,  et  Edmond 
Rostand,  le  poète  délicieux,  s'en  est  souvenu  dans  son  Chante- 
cler. 

1.  Llauteur  fait  ici  allusion  à  l'article  do  Ferd.  Brunetiére  «  De  la  défor- 
mation de  la  langue  pai'  l'argot  ■■>,  paru  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
de  1881. 

2.  En  tète  de  son  Dictionnaire  des  Onomatopées,  Paris,  1808. 

3.  Armand  Weil,  L'Argot  dans  l'Université'.  Discours  prononcé  à  la  distri- 
bution solennelle  des  prix  au  lycée  de  Besançon,  Besançon,  1905,  p.  x. 


V 

ARGOT    PARISIEN 


Mélange  du  langage  vulgaire  avec  les  derniers  vestiges  du 
jargon  des  malfaiteurs  de  la  première  moitié  du  xix**  siècle,, 
l'argot  parisien  a  vu  encore  grossir  son  vocabulaire  par  les 
contributions  des  langues  spéciales  —  soldats,  marins,  ou- 
vriers de  toutes  catégories  —  et  surtout  par  des  apports  pro- 
vinciaux. Ces  derniers,  très  nombreux  principalement  dans 
la  seconde  moitié  du  xix*^  siècle,  ont  été  propagés  dans  |a  ca- 
pitale par  le  va-et-vient  incessant  des  contingents  militaires 
et  professionnels. 

L'argot  parisien  ou  le  bas-langage  de  nos  jours  —  on  ne 
saurait  assez  répéter  leur  identité  foncière  ^  —  est  ainsi 
l'aboutissement  des  éléments  linguistiques  les  plus  divers  : 
leur  amalgame  graduel  s'est  opéré  pendant  plus  d'un  demi 
siècle  et  leur  fusion  définitive,  leur  absorption,  s'est  elfecluée 
en  quelque  sorte  sous  nos  yeux. 

Il  n'y  a  en  somme,  aujourd'hui,  qu'un  seul  argot,  le  langage 
populaire  parisien,  lequel,  certains  termes  techniques  mis  ,à 
part,  a  englobé  tous  les  autres.  C'est  lui  qui  est  devenu,  de 
nos  jours,  l'organe  du  peuple  tnut  entier,  du  chemineau  à 
l'ouvrier,  du  soldat  à  la  fille,  du  voyou  au  malfaiteur.  Tous 
ces  groupements  sociaux  lui  ont  fourni  leurs  traits  les  plus 
caractéristiques,  leurs  termes  les  plus  pittoresques,  leur  tours 
les  plus  frappanis.  De  là.  une  richesse  et  une  originalité  qui 
contrastent  singulièrement  avec  le  vocabulaire  de  1808,  tel 
qu'il  est  reflété  dans  le  répertoire  très  complet  de  d'IIaulel. 

Ce  sont  ces  qualités  qui  ont  fait  sa  fortune.  Il  a  vu  rapide- 
ment s'étendre  son  domaine  au-delà  de  la  capitale  et  il  a  pé- 
nétré en  littérature  par  des  voies  multiples.  Nous  allons  l'exa- 
miner sous  ce  double  aspect. 

1    Voir  rAiJpciiclicf  B  :  Argot  et  Bus-langagu. 


ARGOT    PARISIEN  47 

A.  —  Expansion. 

Dans  son  mémorable  discours  sur  les  «  Pariers  de  France», 
Gaston  Paris  a  excellemment  mis  en  relief  la  valeur  prépon- 
dérante de  la  langue  de  Paris  et  son  action  continue  sur  les 
pariers  provinciaux:  «  De  bonne  heure  il  s'est  formé  des  cen- 
tres d'influence  qui  ont  assimilé  autour  d'eux  les  pariers  de 
la  région  voisine,  en  effaçarit  de  plus  en  plus  les  petites  diffé- 
rences qui  auraient  empêché  de  s'entendre.  Le  plus  puissant 
de  ces  centres  a  été  naturellement  Paris,  où  était  le  foyer 
principal  de  la  vie  nationale  ;  il  a  constamment  agi  dès  le 
moyen-âge,  il  continue  d'agir  sans  cesse:  par  les  relations 
devenues  bien  plus  faciles  et  plus  nécessaires,  par  l'école,  par 
le  livre,  par  le  journal,  le  français  littéraire,  qui  est  en  somme 
la  langue  de  Paris  maintenue  autant  que  possible  à  un  état 
archaïque  et  perpétuellement  accru  dans  son  vocabulaire  par 
des  emprunts  faits  au  latin,  au  grec  et  à  d'autres  langues, 
gagne  chaque  jour  du  terrain  sur  les  anciens  pariers  locaux 
et  régionaux,  réduits  au  rang  de  patois.  C'est  là  un  fait  qu'on 
peut  regretter  à  certains  points  de  vue,  mais  qui  a  d'immenses 
avantages  pour  la  civilisation  et  pour  l'unité  nationale  '  ». 

Cette  influence  de  la  capitale  sur  la  province  est  encore  plus 
accusée  de  nos  jours  lorsqu'il  s'agit  du  langage  vulgaire  de 
Paris  et  de  son  rayonnement  à  travers  la  France  et  hors  de 
France. 

Définitivement  constitué  vers  1850,  l'argot  parisien,  grâce 
à  une  facilité  plus  grande  des  moyens  de  communications, 
franchit  vite  la  capitale  et  se  répand  dans  les  provinces,  où 
il  gagne  de  plus  en  plus  do  terrain.  Les  pariers  provinciaux 
s'en  ressentent  et  lies  glossaires  spéciaux,  par  exemple  le  Dic- 
tionnaire patois  de  la  Bresse  Loiihannaise  et  d'une  partie  de 
la  Bourgogne  par  L.  Guillemaut  (1894-)  ou  le  Glossaire  des  pa- 
tois et  des  pariers  d'Anjou,  par  Verrier  et  Onillon  (1908), 
constatent  tour  à  tour  cette  influence  grandissante. 

L'expansion  du  langage  populaire  parisien  se  fait  d'ailleurs 
sentir  des  le  second  quart  du  xix^  siècle.  La  IIP  édition  du 
Dictionnaire  du  Rouchi^^  donnée  en  183i  par  Hécart,  est  déjà 
plein  de  parisianismes  que  l'auteur  relève  comme  tels  : 

1.  Mélanges  linguistiques,  p.  439, 

2.  Le  Rouchi  est  le  patois  parlé  principalement  à  Valenciennes  ;  ailleurs, 
il  36  confond  avec  le  Picard  et  le  Wallon. 


48  INTRODUCTION 

Acre,  aphérèse  de  sacré.  On  s'en  sert  à  Paris  d'où  nos  ouvriers  ont 
pu  le  rapporter. 

Arsoule,  homme  de  rien,  homme  méprisable.  3Iot  introduit  par 
les  ouvriers  qui  ont  voyagé. 

Boucan,  tapage...  On  dit  faire,  un  boucan  sterlin,  faire  beaucoup  de 
bruit.  Ce  mot  n'est  pas  rouchi. 

Brûle-gueule.  Ce  terme  populaire  est  en  usage  partout. 

Fashionabte.  Mot  anglais  qui  équivaut  à  celui  du  petit-maître. 
Nouvellement  admis  à  Paris,  et  qui  commence  h  gagner  les  dépar- 
tements. 

Grippe-Jésus...  En  France,  ou  donne  ce  nom  aux  gendarmes,  et 
surtout  à  Paris...  On  le  donne  assez  généralement  partout,  depuis 
qu'ils  ont  été  chargés  d'aller  à  la  recherche  des  conscrits  et  de  les 
arrêter. 

Minape,  minable,  qui  a  mauvaise  mine,  qui  inspire  la  pitié...  Au- 
jourd'hui (1823),  ce  mot  est  à  la  mode;  on  s'en  sert  pourtant  moins 
actuellement  (1831). 

Peinturlurer,  peindre  quelque  chose  de  plusieurs  couleurs...  est 
devenu  du  style  bouffon...  C'est  un  mot  populaire  d'un  usage  général. 

Saute  ruisseau.  Nom  dérisoire  qu'on  donne  aux  laquais  qui  se  mé- 
connaissent (sec).  Ce  mot  est  venu  d'ailleurs. 

Grâce  au  prestige  exercé  par  la  capitale,  l'argot  parisien 
se  répandit  môme  en  dehors  de  France,  dans  les  pays  où  l'on 
parle  français. 

Un  Glossaire  genevois,  par  Gaudy-Leforl,  parut  en  1820  ; 
dans  l'édition  qu'Humbert  en  a  donnée  en  1852,  le  vocabu- 
laire a  été  presque  doublé  en  grande  partie  par  l'apport  de 
termes  parisiens  :  «  L'ancien  glossaire  n'avait  guère  plus  de 
deux  mille  mots,  le  nouveau  en  compte  plus  de  quatre  mille.  » 

Dans  une  savante  étude  consacrée  au  langage  populaire 
suisse,  M.  Gustave  Wissler  nous  apprend  que  ce  parler  ro- 
mand fourmille  d'argotismes  parisiens  :  Arsouille  y  est  fami- 
lier à  côté  de  biture  (et  biturer,  boire  copieusement)  et  go- 
dailler ;  bouJJ'er  et  boulotler,  à  côté  de  briffer;  boucan  et 
bousin  ;  même  schlinguer^  puer,  parisianisme  récent...  * 

Dans  la  Suisse  romande,  comme  partout  ailleurs,  c'est  le 
service  militaire  qui  a  le  plus  contribué  à  faire  pénétrer  ces 
vocables  dans  le  langage  familier.  M.  Léon  Granger  a  fort  bien 

\.  Dans  les  Rumanische  Forschungen,  t.  XXVII,  1910,  p.  690  à  8S1  :  c  "Das 
schweizerische  Volksfranzôsisch  »,  une  des  premières  études  qui  tiennent 
compte  des  conditions  à  la  fois  sociales  et  psychologiques  du  sujet.  Voir  tout 
spéci;ili'ment  la  IV«  partie  consacrée  à  la  Lexicologie,  et  sur  les  emprunts 
parisiens,  les  pages  731  et  837  et  suiv 


ARGOT    PARISIEN  49 

caractérisé  l'influence  considérable  de  ce  fad^teur  social  sur 
lequel  nous  reviendrons  :  «  L'argot  est.  dans  la  vie  du  soldat 
de  la  Suisse  ïrançaise,  le  lang-ag-e  courant,  favori,  celui  qui 
seul  exprime  véritablement  les  étals  de  l'âme,  donne  aux  ob- 
jets divers  une  nuance,  une  teinte,  une  valeur  exceptionnelle... 
Nos  troupiers  apportent  avec  eux  toute  la  provision  de  mots 
d'argot  qu'ils  connaissent  et  emploient  dans  la  vie  civile,  et 
ils  y  ajoutent  ceux  qui  sont  proprement  d'origine  militaire. 
Certains  soldats,  aussi,  venus  de  France,  anciens  légionnaires 
pour  la  plupart,  importent  dans  notre  armée  quantité  de 
mots  d'argot  qui  ensuite  passent  dans  l'usage  familier  *.  » 

Le  langage  populaire  de  la  capitale  s'est  même  fait  sentir 
par  delà  l'Océan,  jusqu'au  Nouveau  Monde,  dans  les  anciennes 
colonies.  Le  parler  populaire  des  Canadiens  français  renferme 
des  mots  parisiens  comme  chiâler,  pleurnicher  («  expression 
acadienne  »)  ;  chic,  bien  fait  ;  avoir  du  chien,  avoir  une  tour- 
nure provoquante;  épatant  et  épatrouillant ,  étonnant,  etc.  ^ 

M.  Albert  Dauzat  a  appelé  à  son  tour  l'attention  sur  cette 
influence  du  français  parisien,  qui  s'impose  aux  provinces  à 
la  fois  par  le  service  militaire  et  par  la  presse  :  «  Parmi  tou- 
tes les  influences  externes  qui  ont  agi  sur  les  patois,  celle  du 
français  est  de  beaucoup  la  plus  considérable,  puisque  la  lan- 
gue de  Paris  menace  de  détruire  à  bref  délai  tous  nos  parlers 
locaux.  » 

Cette  action,  particulièrement  destructive  sur  les  parlers 
indigènes  des  bassins  de  la  Seine  et  de  la  Loire,  n'a  pas  épar- 
gné non  plus  le  Midi  de  la  France,  où  la  résistance  fut  plus 
vive,  par  exemple  en  Auvergne  :  «  A  l'heure  actuelle,  dans 
les  patois  les  mieux  conservés  d'Auvergne  —  qui  peuvent 
compter  parmi  les  plus  indépendants  —  un  bon  tiers  du  voca- 
bulaire est  composé  d'emprunts  faits  au  français  ^  » 

B.  —  Production  littéraire. 

L'entrée  de  l'argot  parisien  en  littérature  est  encore  plus 
significative.  Au  xviii''  siècle,  à  vrai  dire,  le  bas-langage  avait 

1.  Léon  Oranger,  «  Le  langage  militaire  de  la  Suisse  française,  »  dans 
Ans  Leben  tend  Sprache  der  Schweizer  Soldaten,  zusammengestellt  von  Hanns 
Bachtold,  Bàle,  1916,  p.  65  à  72. 

2.  N.-E.  Donne,  Le  Parler  populaire  des  Canadiens  français,  Qn/^bec,  1909. 

3.  A.  Dauzat,  Essai  de  méthodologie  linguistique  dans  le  domaine  des  langues  et 
des  patois  romans,  Paris,  1906,  p.  191,  124  et  196.  La  seconde  partie  de  cette  thèse, 
consacrée  à  l'étude  des  patois,  est  particulièrement  originale  et  suggestive. 

4 


50  .INTRODUCTION 

alimenté  pendant  une  cinquantaine  d'années  un  genre  litté- 
raire ;  mais  le  poissard,  malgré  quelques  œuvres  de  mérite, 
n'avait  pas  survécu  à  une  vogue  passagère.  Il  ne  visait  que  cer- 
tains groupements  isolés  —  les  harangères,  les  bateliers  —  dont 
il  cherchait  à  surprendre  les  manifestations  extérieures,  les 
grimaces  et  les  injures,  plutôt  que  la  langue  proprement  dite. 
Tout  autre  est  la  tendance  des  œuvres  d'inspiration  po- 
pulaire écrites  de  nos  jours  dans  l'argot  parisien.  Celte  ten- 
dance est  avant  tout  profondément  sociale,  embrassant  des 
collectivités  et  visant  à  en  pénétrer  la  vie  toute  entière,  avec 
ses  misères,  ses  faiblesses,  ses  espoirs  et  ses  révoltes. 

RiCHEPiN.  —  Le  premier  qui  soit  entré  dans  cette  voie  féconde, 
l'initiateur  de  ce  genre  littéraire,  fut  Jean  Richepin,  le  poète 
de  la  Chanson  des  Gueux  (1876).  Si  nous  faisons  abstraction 
de  quelques  sonnets  bigornes  et  de  certaines  réminiscences 
littéraires,  le  futur  académicien  y  emploie  le  langage  vul- 
gaire pour  peindre  la  vie  du  mendiant,  du  vagabond,  du 
voyou,  de  tous  ces  amoureux  de  la  vie  libre  dont  «  la  cons- 
cience est  en  loques  comme  le  costume.  » 

L'auteur  qui  a  vécu  lui-même  au  milieu  des  nomades,  se 
fait  fidèlement  leur  écho  :  «  J'affirme  hautement,  déclare-t-il 
en  tète  du  Glossaire  argotique  qui  clôt  son  livre,  que  tous  les 
sens  présentés  par  ce  glossaire  sont  rigoureusement  exacts, 
puisés  à  la  bouche  même  des  gens  qui  s'expriment  en  argot' 
aussi  naturellement  que  nous  nous  exprimons  en  français.  » 
Aussi  la  Chanson  des  Gueux  est-elle  devenue.,  par  sa  grande^ 
richesse  verbale,  une  des  sources  les  plus  importantes  de 
l'argot  de  nos  jours.  Nous  y  avons  largement  puisé. 

Dans  sa  longue  et  féconde  carrière,  M.  Richepin  est  souvent 
revenu  aux  humbles  gens  qui  ont  inspiré  son  premier  hvre, 
et  nous  a  successivement  donné  Le  Paye  (1883),  La  Mer  (1886) 
et  Truandante  (1890).  Jamais  il  n'a  renié  la  profonde  sympa- 
thie qu'il  a  toujours  portée  au  langage  populaire.  Il  l'a  affirmée 
solennellement  lors  de  son  Discours  de  réception  à  l'Académie 
française,  le  18  février  1909.  ^ 

Bruant.  —  Toute  une  génération  de  chansonniers  a  défilé 
dans  les  cabarets  artistiques  de  Montmartre,  A  coté  de  cou- 

1.  C'est-à-dire  en  bas-langage. 


ARGOT    PARISIEN  51 

plets  satiriques,  Immoristiques  et  surtout  politiques,  la  plainte 
des  miséreux  y  a  parfois  retenti  en  vers  d'une  sincérité  plus 
ou  moins  profonde  ^  Parmi  les  chansoutiiers  qui  y  débitèrent 
leurs  œuvres  dans  le  langage  populaire,  dans  Pargot  parisien, 
relevons  parmi  les  plus  insignes,  Bruant  et  Jehan  Rictus. 

Aristide  Bruant  publia  son  premier  recueil  de  chansons  et 
monologues  en  1889,  sous  le  titre  :  Dans  la  Rue;  un  autre, 
paru  en  1897,  Sur  la  Route,  en  forme  le  complément.  Bruant 
est,  après  Richepin,  le  chantre  des  miséreux,  des  habitués  de 
l'assommoir  et  du  pavé.  Ses  vers,  habituellement  d'une  grande 
simplicité,  s'élèvent  graduellement  avec  le  sujet  jusqu'à  un 
certain  lyrisme.  Sa  langue,  du  meilleur  aloi,  est  comme  un 
décalque  du  vulgaire  parisien  ^ 

•  Jeh.  Rictus.  —  Jehan  Rictus,  de  son  vrai  nom  Gabriel  Randon^ 
n'est  pas  seulement  chansonnier,  il  est  aussi  poète,  parfois 
grand  poète.  Son  premier  recueil.  Les  Soliloques  du  pau- 
vre, 1897,  son  livre  récent,  Le  Cœur  populaire,  1914,  ont  ré- 
vélé un  chantre,  à  la  fois  artiste  et  prolétaire,  dont  l'inspira- 
tion peut  lutter  avec  celle  de  nos  meilleurs  lyriques.  La  poésie 
contemporaine  olfre  peu  de  pièces  comparables  à  son  poème 
du  premier  recueil.  Le  Revenant-,  ni  de  plus  poignant  que  la 
prière,  La  Jasante  de  la  Vieille,  de  son  dernier  livre.  Celui-ci 
s'ouvre  par  la  pièce,  Le  Piège,  et  se  ferme  par  cette  autre, 
Conseils,  poèmes  qui  accusent  des  préoccupations  nouvelles. 
L'auteur  des  Doléances (1900)  H  des  Cantilène  du  Malheur  (i902) 
s'y  est  assagi...  Il  a  tempéré  ses  accents  âpres  et  désabusés  de 
jadis  par  une  commisération  profonde  et  par  un  ardent  désir 
d'apostolat  ^  La  langue  du  poète,  savoureuse  et  pittoresque, 
est  marquée  au  coin  du  génie  populaire  ;  les  trouvailles  y 
abondent,  rnais  aussi  les  mots  crus  et  triviaux,  qui  gâtent 
souvent  de  belles  envolées.  ^ 

PouLOT,  —  Passons  maintenant  à  la  prose;  mais  avant  de 

1.  Léon  de  Bercy,  Mûnlmartre  et  ses  chansuns,  poètes  et  chansonniers,  Paris, 
1902,  et  Bertrand  Rjilleiivoye,  Anthologie  des  poètes  de  Montmartre,  Paris,  1909. 

2.  Voir  en  dernier  lieu,  sur  Bruant,  un  brillant  arlicle  de  Laurent  Tail- 
liade,  dans  son  volume  Platines  et  Marbres,  Paris,  191.3. 

3.  Alpiionse  Séché  a  consacré,  à  la  poésie  de  Rictus,  quelque  pages  excel- 
lentes, dans  son  livre  :  Les  Accents  de  la  Satire  dans  la  Poésie  comtempuraine, 
Paris,  1912.  M.Léon  Bloy,  dans  les  Dernières  Colonnes  de  l'Eglise  (1902),  avait 
antérieurement  écrit,  sur  le  Revenant  de  notre  poêle,  une  quarantaine  de 
pages,  les  plus  enthousiastes  qui  soient  sorties  de  la  plume  de  cet  âpre  polé- 
miste. 

4.  Voir  Appendice  G  :  Les  mots  crus  et  la  langue  populaire. 


53  INTRODUCTION 

parler  (lu  premier  chef-d'œuvre  qu'elle  ait  produit,  il  est  juste 
de  mentionner  tout  d'aburd  un  ouvrage  sans  prétention,  écrit 
par  un  contremaître  de  Belleville,  Denis  Poulot,  Il  eut  le  pre- 
mier ridée  d'étudier  de  près  l'ouvrier  des  usines  et  de  publier 
ses  observations  en  1870,  sous  le  titre  :  Le  Sublime  ^  ou  le 
Travailleur. 

Son  enquête  porte  non  seulement  sur  les  questions  purement 
sociales  et  économiques,  mais  encore  — et  cela  constitue  pour 
nous  le  mérite  de  sou  livre  —  sur  l'idiome  parlé  par  cette 
classe  des  ouvriers  en  fer  et  des  fondeurs,  «  langue  bizarre, 
sorte  de  français  en  haillons,  respirant  surtout  la  misère 
emphatique  et  menaçante.  »  Il  nous  la  fait  connaître  dans 
tout  son  réalisme:  «  Si  ce  langage  des  ouvriers  est  moins 
que  fleuri,  il  est  énergique  ;  nous  le  donnerons  dans  sa  cru- 
dité, car  la  langue  académique  n'a  pas  d  expression  pour 
traduire  cette  espèce  de  langue  verte...  Tous  les  travailleurs 
parlent  l'argot  de  l'atelier.  II  est  regrettable  que  ce  langage 
vert  prenne  un  si  grand  développement  ;  il  est  vrai  que  nos 
écrivains,  nos  dramaturges  donnent  l'exemple,  les  masses 
copient  ^  » 

Zola.  —  C'est  l'ouvrage  de  Poulot  qui  a  suggéré  à  Zola 
l'idée  de  son  chef-d'œuvre  :  V Assommoir ,  paru  en  1879.  Le 
grand  écrivain  s'était  longuement  préparé  pour  peindre  la 
vie  populaire  de  certains  quartiers  parisiens  habités  par  les 
ouvriers.  Il  avait  étudié  sur  place  le  peuple  des  faubourgs, 
en  prêtant  une  oreille  attentive  à  son  parler  franc,  brutal, 
mais  pittoresque.  Il  compléta  ensuite  sa  cueillette  personnelle 
par  celle  qu'il  trouva  dans  le  livre  de  Poulot,  ainsi  que  par 
les  notes  prises  dans  certains  recueils  de  l'argot  parisien, 
notamment  dans  le  Dictionnaire  de  la  langue  oerte  de  Del- 
vau  (1868)  où  il  trouva  le  titre  de  son  roman  ^  :  «  Assommoir. 
Nom  d'un  cabaret  de  Belleville,  qui  esi  devenu  celui  de  l.ous 
les  cabarets,  où  le  peuple  boit  des  liquides  frelatés  qui  le 
tuent...  ''  » 

1.  Sii/jlhne  ost  l'épithéte  ironique  de  l'ouvrier  fainéant,  ivrogne  et  fanfaron. 

2.  Le  Sublime,  p.  17  et  47. 

3.  Voir,  sur  ces  emprunts  et  sur  la  composition  de  VAssuinmoir,  le  volume 
instructif  d'Henri  Massis  :  Cummenl  Emile  Zola  composait  ses  romans,  d'après 
ses  notes  personnelles  et  inédites.  Paris,  190(5.  Cf.  les  pages  106  et  suiv.  (sur 
l'Assommoir),  p.  187  à  188  (Expressions  tirées  de  l'oulot)  et  p.  331  à  341  (Voca- 
l)Ies  de  l'Argot  parisien,  notamment  d'après  le  livre  de  Delvau). 

-4.  Le  nom  est  cependant  antérieur  à  Delvau  :  en  1850,  Auguste  Loynel  avait 
déjà  i)ul)lié  une  romance  en  sept  couplets  intitulée:  L'Assommoir  de  Belleville. 


ARGOT    PARISIEN  53 

La  vie  de  l'ouvrier  parisien,  peinte  avec  l'intensité  d'ob- 
servation et  la  sincérité  propre  à  Zola,  était  de  nature  à  in- 
téresser hautement  le  lecteur;  mais  ce  qui  fit  la  prodigieuse 
fortune  do  VAssommoif,  ce  fut  cette  forme  originale  et  colo- 
rée, ce  style  foncièrement  populaire,  qui  pour  la  première 
fois  se  lisait  en  prose,  et  dans  une  œuvre  de  cette  envergure. 
Après  des  polémiques  acharnées  sur  la  valeur  morale  et  lit- 
téraire de  ce  roman  célèbre,  il  fallait  convenir  que  l'auteur 
avait  pleinement  atteint  son  but,  tel  que  lui  môme  se  l'était 
tracé  ^  : 

Montrer  le  milieu  peuple  et  expliquer  par  ce  milieu  les  mœurs 
peuple...  Un  tableau  très  exact  de  la  vie  du  peuple  avec  ses  ordures, 
sa  vie  lâchée,  son  langage  grossier...  Ne  pas  flatter  et  ne  pas  le  noir- 
cir. Une  réalité  absolument  exacte... 

L' Assommoir  est  à  coup  sûr  le  plus  chaste  de  mes  livres.  Souvent 
j'ai  dû  toucher  à  des  plaies  autrement  épouvantables.  La  forme  seule 
a  effaré.  On  s'est  fâché  contre  les  mots.  Mon  crime  est  d'avoir  eu  la 
curiosité  littéraire  de  ramasser  et  de  couler  dans  un  moule  très  tra- 
vaillé la  langue  du  peuple.  Ah!  la  forme,  là  est  le  grand  crime!  Des 
dictionnaires  de  cette  langue  existent  pourtant,  des  lettrés  l'étudient 
et  jouissent  de  sa  verdeur,  de  l'imprévu  et  delà  force  de  ses  images. 
Elle  est  un  régal  pour  les  grammairiens  fureteurs.  N'importe,  per- 
sonne n'a  entrevu  que  ma  volonté  était  de  faire  un  travail  purement 
philologique,  que  je  crois  d'un  vif  intérêt  historique  et  social. 

Cette  œuvre  maîtresse,  la  première  production  durable  en 
prose  populaire,  est  jusqu'ici  restée  la  plus  importante.  Sous 
le  rapport  linguistique,  le  style  de  Zola  est  l'image  fidèle  du 
parler  des  ouvriers  parisiens  à  la  fin  du  xix''  siècle'. 

RosNY.  —  La  voie  féconde,  frayée  par  Zola,  ne  fut  pas  suivie 
de  sitôt.  Tout  dernièrement  seulement,  un  autre  écrivain, 
maître  du  roman  contemporain,  M.  J.-H.  Rosny  aîné,  après 
avoir  promené  sa  curiosité  universelle  dans  les  divers  domaines 
de  l'imagination  et  de  la  science,  après  avoir  écrit  de  nom- 
breux romans  préhistoriques  et  sociaux,  vient  d'aborder,  après 
Zola,  la  vie  des  basses  classes  de  la  société  parisienne. 

Après  Marthe  Baraquin,  roman  qui  dépeint  la  condition 
misérable  et  douloureuse  de  la  femme  isolée  dans  le  gouflre 
parisien,    proie  inévitable   du    mâla,    iM.    Rosny  aîné   nous  a 

1.  H.  Massis,  p.  100. 

2.  Nous  citons  V Assommoir  tour  à  tour  d'après  l'édition  Charpentier  (1877) 
et  d'après  l'édition  illustrée  qu'en  a  publiée  Flammarion  (1878). 


54  INTRODUCTION 

donné  un  roman  de  mœurs  apaclies  et  bourgeoises,  Dans  les 
/?aes(1913).  Avec  sa  sobriété  coutumière,  il  y  fait  l'histoire 
naturelle  d'un  enfant  des  rues,  d'un  voyou,  devenu-sucessi- 
vement  cambrioleur  et  assassin.  L'observation  y  revêt  une 
précision  presque  scientifique,  rehaussée  par  une  admirable 
connaissance  des  milieux  populaires  et  populaciers.  Ajoutez 
une  notation  linguistique  parfaitement  adéquate,  l'auteur 
faisant  parler  à  chacun  de  ses  personnages  la  langue  qui  lui 
est  familière,  le  bas-langage  parisien  : 

C'est  ici  le  résultat  de  longues  promenades  dans  les  faubourgs,  de 
stations  nombreuses  au  fond  de  certains  bars  et  de  rôderies  en  des 
heux  un  peu  louches.  Je  suis  loin  d'avoir  épuisé  le  sujet  :  il  peut 
nourrir  une  littérature  copieuse... 

En  y  déposant  le  fruit  d'une  enquête  personnelle,  longue  et 
difficile,  M.  Rosny  a  donné  à  ses  derniers  romans  un  carac- 
tère documentaire  à  part.  Jls  nous  fournissent  d'ores  et  déjà 
des  témoignages  précieux  sur  les  parlers  des  milieux  qu'il  a 
fréquentés,  et  cette  valeur  linguistique  augmentera  dans 
l'avenir. 

CouRTELixE.  —  Parmi  les  langues  spéciales  qui  ont  alimenté 
le  vulgaire  parisien  de  nos  jours,  l'argot  des  casernes  est  le 
plus  important  comme  nombre  de  termes  et  comme  force  d'ex- 
pansi(jn.  La  vie  militaire  a  fourni  à  Georges  Courteline,  Moi- 
naux  de  son  vrai  nom,  matière  abondante  à  des  fantaisies  plei- 
nes d'humoûî  et  d'entrain:  Les_  Gaietés  de  l'escadron  (1886), 
Potiron  (1890),  etc.  Mais  nulle  part  le  talent  d'observation 
de  l'auteur  et  sa  verve  satirique  n'ont  atteint  un  plus  haut 
degré  d'intensité  que  dans  cet  admirable  tableau  de  la  vie 
de  caserne  qui  porte  ce  titre:  Le  Train  de  8  heures  47  (1888). 
On  y  admire  à  la  fois  une  connaissance  approfondie  de  l'âme 
rustique,  une  fantaisie  débordante  de  vie  et  surtout  une  lan- 
gue d'une  richesse  et  d'un  coloris  incomparables.  Nous  y 
avons  largement  puisé. 

Météxier.  —  Les  bas  fonds  de  la  société  parisienne  *  avaient 
été  antérieurement  observés  de  près  par  Oscar  Mélénier 
(mort  en  1013).  Sa  situation  spéciale,  comme  secrétaire  d'un 


1.  Les  nonihroux  écrits  d'Henri  Monnier,  tout  particulièrement  ses  Scènes 
populaires  (1830),  ont  une  portée  plutôt  littéraire  que  linguistique. 


ARGOT    PARISIEN  55 

commissaire  de  police  à  Paris,  lui  a  permis  de  pénétrer  dans 
ces  milieux  ferniés  et  d'en  tirer  la  substance  de  quatre  études 
d'argot  parisien,  qui  parurent  à  Bruxelles  en  1885,  dans  un  vo- 
lume intitulé  La  Chair,  à  savoir:  «  La  Casserole  »,  «  Confron- 
tation »,  «  L'aventure  de  Marins  Dauriat  »  et  «  En  famille  »  \ 
La  langue  qu'y  parlent  les  malfaiteurs  est  cet  argot  parisien 
familier  à  toute  la  population  de  bas- étage  de  la  capitale. 

Ch,-H.  Hirsch.  —  Parmi  les  romanciers  de  notre  génération, 
M.  Charles  Henry  Hirsch  a  su  se  faire  une  place  à  part.  Son 
esprit  souple  lui  permet  de  se  mouvoir  avec  aisance  dans 
les  milieux  les  plus  divers.  La  vie  des  coulisses,  de  la  caserne, 
des  fortunés  et  des  humbles,  tout  palpite  dans  son  œuvre  fé- 
conde et  séduisante. 

11  a  traité  de  main  de  maître,  dans  le  Tigrée  et  Coqueli- 
quot  (1905),  un  des  sujets  les  plus  scabreux  des  bas-fonds  de 
la  vie  parisienne,  le  milieu  louche  des  souteneurs-assassins  et 
des  filles.  Non  seulement  les  personnages  y  sont  peints  d'après 
nature,  mais  la  langue  qu'ils  parlent  y  est  notée  avec  un 
grand  souci  d'exactitude,  écho  fidèle  des  bastringues  et  des 
cabarets  borgnes  \ 

Périodiques.  —  Il  nous  reste  encore,  pour  épuiser  la  série 
des  sources  argotiques  modernes,  à  dire  quelques  mots  des 
périodiques  écrits  entièrement  ou  en  grande  partie  dans  le 
bas-langage  parisien. 

Le  premier  en  date  est  La  Petite  Lune  (1878-1879),  dans 
laquelle  André  Gill  et  Louis  Grammont  publièrent  tout  d'abord 
leurs  poésies  réunies  plus  lard  sous  le  titre  :  La  Muse  à 
Bibi  (1881)  ;  organe  et  poésies  sans  grande  importance  d'ail- 
leurs. 

Aristide  Bruant  édita  ensuite  Le  Mirliton  hebdomadaire 
(1885-1894),  suivi  de  la  Lanterne  (1896-1898).  Ce  dernier  re- 
cueil mit  au  jour,  de  mars  1896  à  février  1898,  XLVI  lettres, 
écrites  ei>  argot  parisien  par  Léon  de  Bercy  (sous  le  pseudo- 
nyme   de   «   Bibi  Chopin  »%    imago   assez  exacte  de  l'idiome 

1.  Ce  volume  fut  réimprimé  sous  le  titre  :  La  Lutte  pour  l'amour.  Etudes 
d'argot,  Paris,  1891. 

2.  Nonce  Casanova  s'était  proposé,  dans  Le  Journal  à  Nénesse  {19U),  d'écrire 
un  roman  ontiéi-ement  en  argot  parisien.  Cet  effort  digne  d'attention  n'a 
malheureusement  pas  abouti  :  son  récit,  d'ailleurs  intéressant,  est  parsemé 
à  chaque  page  d'anachronismes  choquants  qiii  trahissent  un  travail  fait  à 
coup  de  dictionnaires.  Voir  nos  Sou7-ces  de  l  Argot  Ancien,  t.  II,  p.  258.  , 


56  INTRODUCTION 

vulgaire  fin  de  siècle,  riche  en  termes  et  en  expressions  qu'on 
chercherait  vainement  ailleurs  \ 

Mais  le  plus  important  de  ces  périodiques  et,  à  proprement 
parler,  le  seul  qui  ait  exercé  une  influence  réelle,  c'est  le  Père 
Peinard,  «  Reflecs  hebdomadaires  d'un  g-niaff  »,  qui,  en  diffé- 
rents formats  (allant  de  rin-16  à  l'in-8°  et  à  l'in-i"),  parut  à  Pa- 
ris de  1889  à  1900  ^  Pendant  cet  intervalle,  il  eut  pour  unique 
rédacteur  M.  Emile  Pouget. 

Le  Père  Peinard  est  le  petit  neveu  du  Père  Duchêne"^ 
d'Hébert,  le  célèbre  pamphlet  révolutionnaire  qui  parut  à 
Paris  de  1790  à  1795  en  feuilles  non  datées  (30  et  355  numé- 
ros),, portant  cette  légende:  «  Je  suis  le  véritable  Père  Du- 
chêne,  f...  I  »  Le  style  d'Hébert,  cynique  et  violent,  n'a  que 
des  rapports  assez  éloignés  avec  la  langue  populaire  de  l'épo- 
que; c'est  plutôt  du  français  de  mauvais  aloi,  mais  du  fran- 
çais, entrelardé  de  bougres  et  de  /outres,  destinés  à  relever 
sa  phraséologie  généralement  banale.  Le  ridicule  de  l'emploi 
par  trop  fréquent  de  ces  chevilles  n'échappait  pas  à  leur  au- 
teur et  voici  comment  il  s'en  excuse  (n°  2,  p.  6)  :  «  Que  ces 
écrivains  bilieux  qui  se  plaisent  à  grossir  les  objets,  à  tout 
exagérer;  si  f...,  je  pouvais  me  défaire  de  ma  mauvaise  ha- 
bitude do  jurer.  Si  mes  concitoyens  me  passent  mes  B.  et  mes 
F.,  ce  n'est  que  par  rapport  à  ma  bonhommie,  à  ma  fran- 
chise *.  » 

Le  Père  Peinard  a  hérité  de  son  aïeul  l'esprit  révolution- 
naire et  le  langage  grossier,  mais   il  lui  est  infiniment  supé- 

1.  M.  Bercy  a  bien  voulu  nous  communiquer  le  recueil  de  ses  Lettres  argo- 
tiques ;  nous  lui  en  exprimons  nos  vifs  remerciements.  —  Léon  de  Bercy 
est  mort  en  1915. 

2.  La  collection  complète  est  assez  rare  ;  un  exemplaire  est  à  la  Nationale 
et  un  autre  se  trouve  à  la  Bibliothèque  Carnavalet.  (Trace  à  l'obligeance  de 
M.  Pouget,  qui  a  mis  à  notre  disposition  un  exemplaire  complet  du  Père 
Peinard,  nous  avons  été  à  même  de  l'utiliser  avec  fruit  et  sans  perte  de  temps. 

3.  0!  Un  bon  fieu  qu'était  à  la  hauteur  dans  son  temps  (et  qui  est  un  peu 
mon  grand-père),  le  Père  Duchêne,  était  de  mon  avis,  »  lit-on  dans  le  Père 
Peinard  du  9  novembre  1890,  p.  6. 

4.  D'Hautel  n'a  pas  oublié  de  donner  le  nom  de  ce  pamphlétaire  dans  son 
Dictionnaire  du  has-layigage  :  «  Duchéne,  le  Père  Du  Chêne.  Nom  apocryphe 
d'un  vil  folliculaire  qui,  pendant  les  troubles  de  la  Révolution  et  à  la  faveur 
d'un  style  bas,  grossier,  trivial  et  populaire,  vomissait,  dans  une  feuille 
ainsi  intitulée,  des  imprécations  et  de  sanglantes  injures  contre  les  pre- 
mières autorités  de  l'Etat.  Le  peuple  a  fait  justice  de  cet  écrivain  incen- 
diaire, en  le  livrant  au  mépris  qu'il  mérite  ;  et  lorsqu'il  veut  parler  d'une 
rage  vaine,  d'un  courroux  impuissant  et  dont  on  n'a  rien  à  redouter,  il  dit: 
C'est  la  colère  du  père  Duchéne,  et  «  Un  Père  Duchéne,  pour  dire  un  criard, 
un  homme  qui  s'emporte  sans  sujet,  et  dont  la  colère  n'est  nullement  à 
craindre  ». 


ARGOT    PARISIEN  57 

rieur  pour  le  style  et  la  langue.  Celle-ci  est  souvent  le  meil- 
leur arg-ot  parisien,  le  parler  des  ouvriers  et  des  Parisiens  de 
bas-étage,  écrit  par  un  homme  sorti  du  peuple  et  qui  a  passé 
sa  vie  au  milieu  des  foules. 

Le  but  qu'il  poursuit,  il  l'expose  ainsi  en  tète  de  sa  feuille 
(24  fevr.  1889):  «  Les  types  des  ateliers,  les  gas  des  usines, 
tous  ceux  qui  peinent  dur  et  triment  fort,  me  comprendront. 
C'est  la  langue  du  populo  que  je  dégoise,  et  c'est  sur  le  même 
ton  que  nous  jabottons,  quand  un  copain  vient  me  dégotter 
dans  ma  turne  et  que  j'allonge  mes  guibolles  par-dessus  ma 
devanture  pour  aller  siffler  un  demi-setier  chez  le  troquet  du 
coin.  Etre  compris  des  bons  bougres,  c'est  ce  que  je  veux». 

Le  Père  Peinard,  doctrine  et  cynisme  à  part,  est  devenu 
une  mine  abondante  pour  l'argot  parisien  de  la  fin  du  xix"  siè- 
cle. Il  offre  sous  ce  rapport  un  véritable  intérêt  linguistique. 
Nous  y  avons  puisé  nombre  de  citations  ainsi  que  dans  son 
pendant  littéraire,  V Almanach  du  Pèi^  Peinard,  «  farci  de 
galbeuses  histoires  et  de  prédictions  épatarouflantes  »  (pour 
les  années  1894  et  1896  à  1898).  dont  l'auteur  est  également 
M.  Emile  Pouget.    • 


VI 

PARLERS    PROVINCIAUX 


Si  les  vocables  parisiens  ont  de  nos  jours  passé  de  plus  en 
plus  nombreux  dans  les  parlers  provinciaux,  ceux-ci,  à  leur 
tour,  n'ont  pas  eu  une  action  moins  intense  sur  le  langag-e 
de  la  capitale.  De  tout  temps  des  termes  régionaux  ont  péné- 
tré à  Paris  dans  la  langue  générale;  les  recueils  lexicogra- 
phiques  ,qui  nous  ont  fourni  des  parisianismes,  renferment  en 
même  temps  des  renseignements  abondants  sur  les  apports 
dialectaux  '.  La  préface  posthume  du  Dictionnaire  de  Fure- 
tière  (1690),  écrite  par  un  anonyme,  contient  cette  remarque 
importante  pour  l'époque:  «  Rien  no  survirait  plus  à  perfec- 
tionner la  science  étymologique  qu'une  recherche  exacte  des 
mots  particuliers  aux  diverses  provinces  du  royaume  ^  ». 

Des  mots  de  terroir  se  sont  donc  fréquemnient  acclimatés  à 
Paris,  mais  ils  n'ont  jamais  atteint,  ni  comme  nombre  ni 
comme  importance,  la  proportion  des  provincialismes  de  nos 
jours.  Nous  montrerons  plus  tard  les  raisons  sociales  de  cette 
immigration.  Pour  le  moment,  il  nous  suffira  de  faire  ressor- 
tir, par  quelques  exemples,  leur  abondance  et  surtout  le  nou- 
veau développement  qu'ils  ont  pris  dans  le  milieu  parisien. 

Examinons  en  premier  lieu  les  synonymes  régionaux  pour 
désigner  l'enfant  du  peuple,  et  tout  particulièrement  l'enfant 
perdu  de  la  rue,  le  polisson. 

Celui-ci,  quel  que  soit  le  nom  régional  qu'il  porte  — gamin 
ou  voyou  • —  est  un  plant  foncièrement  parisien  :  il  a  poussé 
dans  le  sol  de  la  capitale  oîi  il  a  acquis  un  développement 
singulier.  Tandis  qu'Eugène  Sue,  dans  ses  Mystères  de  Paris, 
y  voit  «  ce  type  alarmant  de   la  dépravation  précoce,   véri- 

■J.  Ils  ont  été  recueillis  par  M.  W.  Heymann,  dans  sa  dissertation  :  Fran- 
zosisclie  Dialeklivorter  des  XVI  bis  XVIII  Jahrhundert,  Giessen,  1903. 

2.  Cf.  Ducangn,  Glossm-him,  préface,  cli.  lxxiii  :  «  Qui  linguarum  vulga- 
rium  etymologias  inquirit,  peculiaria  provinciarum  idiomata  probe  noscat 
necesse  est,  cuin  elyinoii  (luod  a  Grœcis,  aut  Hebrseis,  vel  a  longinquis  petit 
regioni))us,  a  vicinis  sœpe  repetenduni  sit  ». 


PARLERS    PROVINCIAUX  b) 

table  graine  do  bagne»,  Victor  Hugo,  dans  les  Misérables,  l'a 
poétisé  sous  le  nom  de  Gaoroche,  gouailleur  et  narquois,  mais 
«  qui  n'a  rien  de  mauvais  dans  le  cœur  ». 

Gamin.  —  Ce  mot  qu'on  croit  «  né  à  Paris  et  spécial  aux 
Parisiens  des  faubourgs  ^  »,  est  d'orig-ine  franchement  provin- 
ciale. Il  vient  du  Centre  et  tout  particulièrement  du  Berry  : 
c'est  un  dérivé  du  berrichon  gainer,  chiper,  dérober  («  il  a 
gainé  des  fruits  dans  mon  jardin,  il  m'a  gainé  vingt  sous  », 
(Jaubert),  répondant  exactement  à  ses  synonymes  gouspin  et 
polisson  % 

Dans  le  Centre  surtout,  gamin  est  l'équivalent  de  «  garçon  » 
et  se  prend  généralement  en  bonne  part  :  «  Un  père  dit  de 
son  fils,  et  sans  aucune  acception  défavorable,  mon  gamin, 
comme  on  dit  ailleurs  mon  garçon  ;  jusqu'à  15  ou  16  ans  au 
moins,  une  jeune  fille  est  toujours  une  gamine  et  on  ne  l'ap- 
pelle pas  autrement  chez  nous  »  (Chambure).  Chez  le  peuple 
parisien.  {/a/«m  a  toujours  eu  ce  sens  général:  «  Les  gens  du 
peuple  désignent  quelquefois  ainsi  leurs  propres  enfants...; 
mais  il  devient  terme  de  mépris  pour  les  enfants  élevés  avec 
soin  »,  remarque  Bescherelle  en  1843.  La  nuance  défa-vorable 
l'a  emporté:  «  Hardi  et  cbipeur  comme  un  gamin  de  Paris», 
écrit  Balzac  en  1856  ^ 

Victor  H-ugo,  à  qui  ce  mot  vulgaire  est  redevable  de  sa  bril- 
lante fortune,  se  vantait  de  l'avoir  introduit  en  littérature  : 
«  Ce  mot  gamin  fut  imprimé  pour  la  première  fois  et  arriva 
de  la  langue  populaire  dans  la  langue  littéraire  en  183i.  C'est 
dans  un  opuscule  intitulé  Claude  Gueux  que  ce  mot  fît  son 
apparition.  Le  scandale  fut  vif.*  Le  mot  a  passé  ''  ». 

Le  poète  se  faisait  illusion»,  attendu  qu'il  l'avait  employé 
lui-môme  en  1831  dans  Notre-Dame  de  Paris-.  Quoiqu^il  en 
soit,  gamin  se  lit  pour  la  première  fois,  en  1800,  dans  le  Dic- 
tionnaire de  Boiste,  lequel  l'a  tiré  lui-même  d'un  «  Diction- 
naire des  rimes  »  de  Wailly,  paru  antérieurement.    L'un  et 

1.  Delvau,  Dictionnaire,  v»  gamin. 

2.  Ea  dérivation  de  l'allem.  Gemeiner,  un  simple  soldat,  que  Littré  cite 
dans  son  Supplément  et  que  répètent  encore  le  Dict.  général  et  Meyer-Lûbcke 
(p.  277),  ne  soutient  pas  l'examen  :  le  bas-langage  du  xix»  siècle  ignore  tout 
emprunt  direct  à  l'allemand  ;  tout  s'y  oppose  d'ailleurs  :  la  forme,  le  sens, 
la  géographie... 

3.  La  Maison  de  Nucingen,  éd.  1856.  p.  23. 

4.  Les  Misérables,  III"  partie,  1.  I,  cli.  vu. 

5.  Gomme  l'a  montré  M-  Edmond  Huguet,  dans  la  Revue  de  philologie  fran- 
çaise, t.  XII,  1898; 


60  *  INTRODUCTION 

l'autre  expliquent  le  mot  par  «  marmiton  »,  acception  assez 
humble  quand  on  pense  aux  destinées  ultérieures  du  gamin 
de  Paris,  à  l'immortel  gavroche." 

Voyou.  —  Celte  appellation,  relativement  la  plus  récente, 
nous  vient,  à  en  juger  par  la  finale,  des  patois  de  l'Ouest,  et 
particulièrement  de  la  Bretagne  (cf.  gabelou).  Voyou  est  pour 
voyeur,  comme  le  breton  châtrou  est  pour  châtreur  et  spnnou, 
pour  sonneur.  -Le  nom  désigne  l'enfant  qui  court  la  voie  pu- 
blique, le  polisson,  répondant  ^^clTeniiriM^Q  vagabond  adulte  , 

Auguste  Barbier  s'en  est  servi  le  premier  en  1830.  dans 
ses  ïambes  («  La  curée  »)  : 

La  race  de  Paris,  c'est  le  pâle  voyou, 
Au  corps  chétif... 

et  Bescherîjlle  le  recueille  en  18io  :  «  Voyou  se  dit  populaire- 
ment à  Paris  d'un  enfant  du  peuple,  malpropre  et  mal  élevé  '  ». 
Combien  cette' définition  pâlit  devant  le  portrait  réaliste 
qu'en  a  tracé  quelques  années  plus  tard  Louis  Veuillol  :  «  Le 
ùoyou,  le  parisien  naturel,  ne  pleure  pas,  il  pleurniche  ;  il  ne 
rit  pas,  il  ricane;  il  ne  plaisante  pas,  il  blague;  il  ne  danse 
pas,  il  chahute;  il  n'est  pas  amoureux,  il  est  libertin  ^  ». 

Gosse,  —  De  beaucoup  plus  compliqué  est  l'historique  du 
synonyme  gosse.  Le  jargon  de  la  première  moitié  du  xix*^  siè- 
cle donne  ce  terme  sous  les  fermes  suivantes  ^  : 

Gonze,  homme,  individu,  voleur  (qui  fait  le  niais),  avec  le 
féminin  gonjsesse,  femme  de  voleur,  femme  en  général,  l'un 
et  l'autre  propagés  par  les  filles  et  les  troupiers,  passé  dans 
les  parlers  provinciaux  :  Languedoc,  gon^o,  coureuse;  Anjou, 
gon^e,  gamin,  moutard,  et  gon^esse,  drôlesse;  Canada,  gon.se, 
moutard;  faire  le  gonse,  pleurnicher  pour  obtenir  quelque 
faveur,  proprement  faire  le  bambin  :  «  Ne  fais  pas  le  gonse 
comme  cela,  tu  m'ennuies  à  la  fin»  (Donne). 

Gonse,  gonce,  un  jeune  homme,  un  individu  quelconque, 
d'où  le  dérivé  goncier,  individu,  homme  :  goncier  de  pain 
cVépice,  individu  sans  valeur,  bon  à  rien  (Rossignol). 

Gosse,  enfant,  petit  garçon  {le  gosse)  ou  petite  fille  (/a  gosse), 

1.  «  Une  einpoigneuse  qui  vous  l)lague  comme  un  voyou,  »  Goncourt,  Journal, 
août  1854.  On  y  lit  également  :  vuyoucrate,  voyoucralie,  voyouterie  et  voyoï/tisme. 

2.  L.  Veuillot,  Les  Odeurs  de  Paris,  1866,  1.  III,  ch.  iv.' 

3.  Voir  nos  Sources  de  l'Argot  ancien,  t.  II,  p.  362  à  363. 


PARLERS    PROVINCIAUX  61 

et  gosselin,  petit  enfant  {gosseline,  jeune  fille  de  quinze  à  seize 
ans)  se  rencontrent  pour  la  première  fois  dans  des  glossaires 
arg-otiques  de  1827  à  18i9  '. 

Sous  cette  dernière  forme,  le  nom  a  passé  des  malfaiteurs 
aux  ouvriers  {gosse,  apprenti,  chez  les  typographes)  et  s'est 
généralisé  dans  le  langage  parisien  :  «  Qui  enlevait  dans  ses 
bras  un  camarade  comme  un  gosse  »,  PouVot,  p.  99. 

11  est  des  plus  fréquent  chez  les  auteurs  en  langue  populaire 
(^Richepin,  Bruant,  Jehan  Rictus,  etc.)?  et  chez  les  écrivains 
parisianisants  (Guy  de  Maupassant,  Daudet,  Goncourt,  Zola). 

De  Paris,  ce  vocable  s'est  répandu  dans  les  provinces  : 
Saint-Pol,  gosse^  enfant,  moutard  («  n'est  usité  que  depuis 
une  trentaine  d'années  »,  Edmont)  ;  Yonne,  gosse,  petit  gar- 
çon, gai,  vif,  remuant,  espiègle  (Jossier)  ;  Anjou,  gosse,  ga- 
min, galopin  (à  côté  de  gonse),  etc. 

Tout  en  manquant  aux  dictionnaires  —  de  Bescherelle  à 
Littré  et  au  Dictionnaire  général  —  ce  mot  est  des  plus  usuels 
et  constitue  le  dernier  représentant  de  la  nombreuse  synony- 
mie pour  «  enfant  »  que  la  langue  populaire  a  tirée  du  jargon 
à  ditierentes  époques  :  mioche,  jnion,  môme,  polisson,  ce  der- 
nier répondant  exactement,  quant  au  sens,  à  gosse,  gonse  (in- 
dividu) voleur. 

Ce  nom  qui  remonte  à  l'italien  gon.so,  niais,  a  parcouru 
aussi  bien  en  Italie  qu'en  France  une  double  évolution,  litté- 
raire et  jargonnesque,  sur  laquelle  nous  reviendrons. 

Veut-on  maintenant  apprécier  l'enrichissement  de  certains 
de  ces  provincialismes,  une  fois  transplantés  à  Paris,  il  suf- 
fira d'envisager  l'évolution  sémantique  des  termes  suivants. 

Dégotter.  —  Originaire  de  l'Anjou,  ce  terme  du  terroir  a 
poussé  de  nouveaux  rejetons  dans  le  sol  parisien. 

C'est  primitivement  un  mot  particulier  aux  jeux  d'enfants, 
et,  comme  tel,  il  nous  a  été  transmis  par  Ménage,  Angevin 
d'origine,  dans  son  Dictionnaire  étymologique {x"  galet):  «  Nos 
enfants  appellent  f/als  ou  gau3C  deux  pierres"  plantées  et  po- 
sées en  telle  distance  que  l'on  veut,  dans  quelque  grande 
place  où  ils  jettent  avec  des<îrosses,  dont  ils  frappent  et  pous- 
sent une  balle,  ou  autre  chose,  et  partant  promptement  du 
lieu  ouest  leur  gai,  tâchent  de  la  pousser  jusqu'à  l'autre  gai... 

1.  Ibidem,  t.  II,  p.  10(),  173,  20S,  etc. 


62  INTRODUCTION 

On  a  dit  dégoter,  pour  dire  commencer  à  pousser  cette  balle, 
et  dans  notre  province  d'Anjou,  quand  celui  qui  la  pousse  est 
sur  le  point  de  la  pousser,  il  crie  aux  autres  joueurs  :  Dégot 
s'en  va!  et  les  autres  joueurs  lui  répondent:  Quand  il  vou- 
dra! » 

D'Hautel  nous  donne  la  première  application  de  ce  sens 
.technique:  «  Dégoter,  terme  burlesque  fort  usité  parmi  les 
écoliers,  et  qui  équivaut  à  déplacer,  chasser  quelqu'un  de  son 
poste,  le  supplanter  dans  la  place  ou  le  rang  qu'il  occupait. 
Il  a  beau  faire,  il  ne  le  dégotera  pas,  c'est-à-dire,  quoiqu'il 
fasse,  quelque  peine  qu'il  se  donne  pour  le  déplacer,  il  n'y 
parviendra  pas  ». 

Déplacer  la  bille  de  l'adversaire,  servant  de  but,  la  faire 
sortir  de  son  trou,  de  son  got  (comme  on  dit  en  Anjou  et  en 
Poitou),  c'est  là  l'acception  primordiale  :  goter,  c'est  faire  des 
gots  ou  trous  peu  profonds  creusés  en  terre  pour  ce  jeu  (Ver- 
rier et  Onillon)  ;  et  dégoter.  chasser  du  got  ^  l'objet  qui  sert 
de  b,ut,  généralement  une  bille  ou  un  palet. 

Les  écoliers  en  ont  tiré,  les  premiers,  une  application  plus 
large  :  déplacer  un  camarade,  le  supplanter  ;  d'où  l'acception 
générale  donnée  par  le  Trévoux  de  1771  :  «  Dégotter,  dépla- 
cer. Ce  mot  ne  se  dit  qu'en  badinant  ».  11  cite  pourtant,  à 
cette  occasion,  ce  passage,  très  sérieux,  extrait  des  Observa- 
tions sur  les  écrits  modernes,  par  Desfontaines  et  Granet,  1740 
(t.  XXI,  p.  12G)  :  «  Les  cartes  modernes  ne  s'accordent  point 
avec  les  anciennes  et  elles  ditierent  même  entre  elles,  en  sorte 
qu'on  dégote  mille  fois  Paris  ». 

Ce  sens  est  assez  fréquent  au  xviii*'  siècle  ;  on  le  lit  dans  les 
Mémoires  d'Argensoii  (v.  Dicl.  général),  dans  Voltaire  (v.  Lit- 
tré)  et  dans  le  Père  Duchêne  d'Hébert  (n*^  42,  p.  5):  «  On  sait 
que  pour  boire,  fumer,  jurer,  tout  seigneur  Allemand  dégote- 
roit  le  Père  Duchêne  ». 

Boiste  le  donne  avec  ce  même  sens  en  1800  :  «  Dégotter, 
chasser  d'un  poste,  l'emporter  sur  »,  sens  passé  dans  le  Dic- 
tionnaire  de  l'Académie  de  1835,  qui  l'a  supprimé  en  1878, 
mais  encore  vivace  aussi  bien  à  Paris  qu'ailleurs  "^  Dans  VAs- 
sommoir,   lorsque  Goujet    explique  à  Gervaise  la   supériorité 

1.  Ce  got  angevin  est  apparenté  au  wallon  gote,  marécage,  au  lorrain  golel, 
petite  mare,  etc.  L'angevin  (jot,  creux  dans  la  terre,  répond  exactement  au 
synonyme  berrichon  guiiUle. 

-'.  Cf.  dans  l'Anjou,  dét/oler,  prendre  la  place  de,  supplanter,  surpasser, 
l'emporter  sur,  etc. 


PARLERS    PROVINCIAUX  63 

écrasante  de  la  machine  sur  l'ouvrier,  il  ajoute  (p.  182)  : 
«  Heinl  ça  nous  dégotte  joliment!  Mais  peut-ôlro  que  plus 
tard  ça  servira  au  bonheur  de  tous  ^  ». 

Delvau  l'explique  ainsi  :  «  Dégotter,  surpasser,  faire  mieux 
ou  pis  ;  étonner,  par  sa  force  ou  par  son  esprit,  des  gens  ma- 
ling-res  ou  niais  ». 

Le  développement  sémantique  ultérieur  de  ce  terme  techni- 
que, tiré  desjeux.de  gamins  ou  d'écoliers,  comporte  deux  as- 
pects différents,  suivant  qu'on  envisage  le  mot  dans  les  par- 
1ers  provinciaux  ou  dans  le  bas-langage  parisien. 

A.  —  Dans  les  premiers,  dégoter  signifie  : 

1°  Tromper  par  finesse  (Hainaul),  d'où  dégoté,  fin,  rusé 
(Hécart);  wallon  de  Mons,  se  dégoter,  se  dégourdir,  se  décras- 
ser (Normandie:  déniaiser). 

2°  Voler  (Havre),  sens  déjà  donné  dans  un  glossaire  argo- 
tique de  18i6  (  «  dégotter,  piller,  enlever  »),  et  encore  usuel: 
«  A  ce  fourbi-là  ils  gagnent  de  la  bonne  galette,  dégoterit 
de  ci  de  là  quelques  maigres  pots  de  vin,  «  Père  Peinard, 
3  mars  1889,  p.  3. 

B.  —  Dans  l'argot  parisien,  dégoter  a  acquis  ces  sens  nou- 
veaux: 

1°  Découvrir,  trouver  (dans  un  glossaire  argotique  de  1846): 
«  Il  y  a  deux  mois  que  je  la  cherche,  j'ai  fini  par  la  dégotter  » 
(Vipmaitre).  —  «  Avec  un  peu  de  jugeotte,  on  dégotte  la  vé- 
rité »,  Père  Peinard,  19  mai  1879,  p.  1. 

2°  Apercevoir,  regarder:  «  Il  m'a  dégoté,  il  m'a  fait  signe  », 
Méténier,  La  Lutte,  p.  240. 

Delesalle  :  «  Dégotte-inoi  donc  ça!  signifie  suivant  le  sens 
de  la  conversation  engagée  :  Regarde  moi  donc  ça  ;  cherche, 
ou  trouve  moi  donc  ça  ». 

3°  Avoir  bonne  ou  mauvaise  tournure  :  «  Dégotter  sq  dit  de 
quelqu'un  mal  habillé:  Tu  la  dégottes  mal  »  (Virraaître).  Ce 
sens  est  également  familier  au  Havre  et  en  Bretagne:  Avoir 
bonne  tournure  avec  ses  habits  (Havre),  avoir  une  mauvaise 
tournure  en  marchant  (Pléchatel).  Dans  l'argot  naval  du 
Borda,  dégoter  signifie  bien  porter  la  toilette. 

Le  mot  a  donc  parcouru  l'évolution  suivante:  Déplacer  la 

1.  «  Une  fantaise,  un  imprévu  qui  nous  dégole  tous,  »  Goncourt,  Journal, 
21  mai  1806.  —  «  Prud'homme  admire  le  Rhin  de  Musset  et  demande  si  Mus- 
sot  a  fait  autre  chose?  Voilà  Musset  passé  poète  national  etdégotunt  Béran- 
ger  D,  Flaubert,  Correspondance,  t.  iV,  p.  32. 


64  INTRODUCTION 

bille  ou  un  autre  objet  servant  de  but,  d'où  :  Prendre  la  place 
de  quelqu'un,  le  supplanter  ;  —  l'emporter  sur,  le  surpasser; 
—  en  imposer  par  son  intelligence  ou  par  sa  tournure;  — 
enlever  par  ruse;  —  découvrir,  trouver. 

Piger.  —  Ce  terme  a  ég-alement  subi  à  Paris  une  évolution 
sémantique  inconnue  au  terroir  d'où  il  est  sorti.  Voyons  tout 
d'abord  les  acceptions  de  ce  verbe  au  Centre  et  principale- 
ment dans  le  Berry  : 

1°  Mesurer,  et  tout  particulièrement,  dans  le  jeu  de  bou- 
chon, mesurer  quel  est  le  palet  le  plus  près  du  bouchon  :  «  Il 
faut  piger  ;  pigeons  donc  !  exclamation  fréquente  du  jeu  de 
bouchon  dans  les  cas  douteux  »  (Jaubert).  On  dit  aussi /aî're 
la  pige,  se  défier  à  courir,  à  jimer,  etc.  (Delvau). 

Ce  sens  est  lepremior  attesté,  en  français,  par  d'Hautel(1808): 
«  Piger.  Terme  de  jeu  dont  les  écoliers,  les  enfants  se  servent 
dans  les  cas  douteux,  et  qui  signifie  disputer,  contester  entre 
soi  l'avantage  de  la  partie,  prétendre  être  le  plus  près  du 
but,  vouloir  l'emporter  sur  son  adversaire:  J'en  pige,  pour 
dire  je  gagne,  je  l'emporte,  je  fais  des  points  dans  cette  par- 
tie ». 

De  là  :  Pige,  mesure  de  longueur  '  (Jaubert),  et,  chez  les  ty- 
pographes parisiens,  longueur  d'une  page  ou  d'une  colonne  : 
«  Faire  la  pige,  compter  les  lignes  composées  pour  faire  la 
mise  en  pages;  la.  pige  est  de  30,  35,  40  et  42  lignes  à  l'heure  » 
(Boutmy). 

C'est  le  jeu  de  bouchon  qui  a  produit  Jes  acceptions  méta- 
phoriques suivants  : 

2"  Attraper,  tromper  (Berry,  Anjou,  Picardie),  prendre  l'ar- 
gent à  quelqu'un  (Picardie),  réduit  au  sens  de  «  chiper  » 
chez  les  écoliers  parisiens  :  «  On  m'a  pigé  mon  porte-plume  » 
(Rigaud). 

3"  Pincer,  surprendre,  acception  donnée  par  un  glossaire 
argotique  de  1846.  Son  point  de  départ  est  le  terme  d'écoliers 
piger,  prendre  en  flagrant  délit  :  «  Le  pion  m'a  pigé  à  cramer 
une  sèche  et  m'a  collé  pour  dimanche  »  (Rigaud);  ensuite, 
son  usage  technique,  chez  les  imprimeurs:  Piger  le  truc,  c'est 

1.  C'est  à  celle  notion  que  se  rattache  le  sens  jargonnesque  :  pige,  année 
(Vidocq).  Les  autres  acceptions  :  prison  (Delesalle,  Hector-France)  et  por- 
tefeuille (Delesalle)  sont  inexistants. 

2.  De  là  Delesalle  et  H. -France  induisent  un  o  pi(/p,  ...heure,  etc.  »,  qui  est 
controuvé. 


PARLERS    PROVINCIAUX  65 

suiprciidii'  kl  ruse  (Houtiny).  Ce  sons  cl  très  usuel  :  «  Poisson 
aoait  p'qc  sa  femme  avec  Lantier  ».  Zola.  Assommoif  p.  566. 

—  «  Ils  [les  flics]  m'ont  pigé...  ils  m'ont  suivi  »,  Rosny,  Hues, 
p.  385'. 

4**  Battre,  rosser  (Berry,  Haut-Maine,  Normandie)  :  «  Piger 
les  côtes  de  quelqu'un,  et  se  piger,  se  battre»  (Jauberl),  appli- 
cation ironique  de  la  notion  «  mesurer  ».  Ce  sens  n'est  pas 
attesté  dans  nos  sources,  mais  on  lit  dans  le  Supplément  de 
Liltré  :  «  Piger,  pop.  battre,  employé  à  peu  près  comme  toi- 
ser ;  les  ouvriers  nomment  pige  la  toise  dont  ils  se  servent  ». 

A  ces  sens,  le  bas-langage  parisien  a  ajouté  les  suivants  : 

1°  Saisir,  attraper  au  vol:  «  On  pige  l'aspect  d'un  tableau, 
on  va  au  théâtre,  on  essaye  d'une  aventure  pour  y  piger  des 
sensations,  un  regard  de  côté...  [iour piger  d'un  coup  la  bille 
(«  la  figure  »)  du  bonhomme  -. 

2°  Prendre,  puiser  :  «  La  babillarde  ousque  je  pige  ces 
tuyaux  »,  Père  Peinard,  8  février  1891. 

3°   Regarder,    voir:  «  Piges-lu  que   c'est  beau?»  Delvau. 

—  «  Quelle  cuite,  bon  sang!  —  Non,  pige-moi  le  coup!  »  Cour- 
teline,  Train  p.  186.  ^ 

Chez  les  imprimeurs, pi^er  la  vignette, 'c'est  regarder  attenti- 
vement et  avec  intérêt  une  scène  ou  une  personne  (Boutmy). 

4°  Dépasser,  dans  le  jargon  des  canotiers  de  la  Seine  : 
«  Avec  sa  périssoire  il  pige  tous^les  canots  »  (Rigaud),  sens 
devenu  général  (on  dit  aussi  faire  la  pige)  :  «  Le  baluchon 
sur  l'épaule,  j'ai  fait  La  pige  *  au  Juif-Errant,  j'ai  trimardé 
sur  les  routes...  »  —  «  Il  y  a  à  Saint-Denis  un  bagne  («  atelier  ») 
qui  peut  facilement  faire  la  pige  aux  plus  affreuses  prisons  », 
Père  Peinard  du  13  avril,  1890,  p.  1  et  du  3  août  1890,  p.  7. 

Voilà  la  floraison  sémantique  que  le  terme  berrichon  a  fait 
éclore  dans  le  sol  parisien. 

En  partant  de  son  sens  primordial  «  mesurer  la  terre  »  (en- 

1.  Dans  une  caricature  de  Gavarni,  du  27  janvier  1841  (v.  Armelhault  et 
Bocher,  p.  133),  un  sergent  de  ville  entraine  violemment  un  débardeur  :  «  Toi, 
je  te  repigerai  !» 

2.  Loliée,  Parisia?iismes  fin  de  siècle,  dans  la  Revue  des  Revues,  1S89,  t.  I, 
p.  475. 

3.  Cf.  Guy  de  Maupassant,  Miss  Harriet,  p.  24  (une  artiste  à  une  paj'sanne): 
f  En  arrivant  à  la  maison,  j'appelai  aussi  la  mère  Lecocheur  en  braillant 
à  tue-téte  :  Ohé  !  ohé,  la  patronne!  Amenez-vous  et  pige  moi  ça  I  ». 

4.  Cette  expression  n'a  pas  été  comprise  par  nos  argotistes  :  Delesalle  la 
rend  par  «  aller  plus  vite  ou  faire  mieux  »,  et  H.-  France,  par  «  tromper, 
attraper  ». 

5 


66  INTRODUCTION 

suite  tout  autre  objet),  notre /);'<7e/' est  identique  à  son  homo- 
nyme/)?V/e/',  fouler  aux  pieds,  qui  se  rencontre  déjà  avec  ce 
sens  au  xvi*'  siècle.  DelbouUe  cite  ce  texte  de  1555  :  «  Petits 
arbustes  freschement  versez  ai  piges  aux  piez  *  ».  Les  deux 
termes  représentent  une  prononciation  provinciale,  particu- 
lièrement berrichonne  (comme  bijer,  pour  biser),  de  piser, 
fouler,  battre  la  terre  à  bâtir  {Idùn  pisare) '\ 

Il  est  intéressant  de  faire  remarquer  à  nouveau  que  cotte 
série  sémantique  est  toute  entière  sortie  des  disputes,  contes- 
tations et  rivalités  des  joueurs  au  bouchon,  enfants  et  éco- 
liers ^  exemple  curieux  de  l'influence  que  ces  derniers  ont 
exercé  sur  le  développement  du  lexique.^ 

Les  termes  dialectaux,  que  nous  venons  de  prendre  pour 
type  appartiennent  aux  patois  de  l'Ouest  et  du  Centre.  Cepen- 
dant toutes  les  provinces  do  France  ont  fourni  des  contribu- 
tions au  vocabulaire  du  bas-langage  parisien  ;  l'examen  et  la 
répartition  de  ces  contingents  régionaux  formeront  l'objet 
d'un  chapitre  spécial  do  notre  travail. 

1.  Romania,  t.  XXXIII,  p.  593. 

2.  Au  Havre,  piler,  fouler  avec  le  pied,  figure  dans  les  jeux  :  «  T'as  pilé!  cri 
des  enfants  à  leur  camarade  dont  le  pied  a  posé  sur  les  rayes  qui  font  les 
limites  de  certains  jeux  »  (Abbé  Maze). 

3.  Voici  un  pendant  provincial  de  notre  verbe  «  Pider,  mesurer  avec  le 
pied  la  distance  d'un  palet  à  un  autre,  d'une  boule  à  une  autre.  Il  faut 
pider;  —  jeter  au  but  pour,  savoir  qui  jouera  le  premier:  A  qui  est-ce  à 
pider?  —  Terme  de  collégien  :  vo'ler,  dérober,  filouter  ;  Quel  est  celui  qui  m'a 
pidé  mon  agate?  »  (laudy-Lefort,  Glossaire  Genevois,  18:27. 


I 


VII 

REFLETS    SOCIAUX 


Lo  langage,  organe  social  par  excellence,  est  le  dépositaire 
fidèle  du  passé  en  même  temps  qu'un  témoin  sûr  des  derniè- 
res transformations  de  la  société,  de  ses  besoins  nouveaux, 
de  ses  aspirations  les  plus  récentes.  Les  faits  linguistiques 
gagnent  à  être  envisagés  à  la  lumière  des  faits  sociaux. 

On  a  vu  plus  haut  que  lo  mot  classe,  par  exemple,  n'a 
commencé  à  désigner  le  rang  social  qu'assez  tard,  à  la  fin 
du  xvn'-  siècle,  son  dérivé,  déclassé,  restant  même  un  produit 
de  notre  époque. 

De  même,  pour  saisir  la  valeur  péjorative  du  mot  espèce,  il 
faut  se  rappeler  qu'au  xviii*'  siècle  des  personnes  de  qualité 
s'en  servaient  pour  disqualifier  les  gens  de  basse  extraction. 

Dès  le  début  du  xvii''  siècle,  le  terme  bourr/eois,  opposé  à 
homme  de  qualité,  était  devenu  une  grosse  injure,  Francion, 
ainsi  apostrophé  par  un  page  dans  la  cour  du  Louvre,  s'en 
scandalise  :  «  Alors  luy  et  ses  compagnons  ouvrirent  la  bou- 
che quasi  tous  ensemble  pour  m'appeler  bourgeois  ;  car  c'est 
l'injure  que  ceste  canaille  donne  à  ceux  qu'elle  estime  niais 
et  qui  ne  suivent  point  la  Cour.  Infamie  du  siècle  que  ces 
personnes,  plus  abjectes  que  l'on  ne  sçauroit  dire,  abusent 
d'un  nom  qui  a  esté  autrefois  et  est  encore  en  d'aucunes  villes 
passionnément  envié  !  »  ^ 

Quelques  années  plus  tard,  en  1640,  Oudin  note  dans  ses 
Curiosités  :  «  Bourgeois,  c'est-à-dire  sot  ou  niais.  » 

Nous  ne  suivrons  pas  les  vicissitudes  ultérieures  du  mot  ^ 
Ajoutons  seulement  que  le  mot,  avec  l'avènement  de  la  démo- 
cratie, a  repris  sa  valeur  en  désignant  l'homme  de  la  classe 
aisée,  le  patron,  le  mari  ^ 

1.  Charles  Sorel,  Histoire  comique  de  FrancioJi,  1622,  éd.  Golombey,  1.  IV,p.  140. 

2.  Voir,  là-dessus,  un  article  de  M.  Conrad,  dans  la  Revue  de  philologie  fran- 
çaise de  1913. 

3.  Le  mot  est  encore  une  injure  dans  la  bouche  des  artistes  et  des  prolé- 
taires. 


68  INTRODUCTION 

Dans  le  discours  de  Mirabeau  du  26  janvier  1790,  on  lit  pour 
la  première  fuis  le  terme  aristocrate  :  l'orateur  jette  ce  titre 
aux  privilégiés  comme  un  atlVont  ;  et  cette  défaveur  survécut 
à  la  grande  Révolution,  11  n'y  a  pas  de  nos  jours,  pour  la  dé- 
mocratie, de  mot  plus  désobligeant  qu'am^o,  l'injure  la  plus 
sensible  dans  la  bouche  des  ouvriers  *  :  «  Cette  réponse  pro- 
voque une  explosion  d'injures  :  T'es  t'un  mufe...  espèce 
à^aristo,  bon  à  rien,  va  donc...  »,  Poulot,  p.  19.  Cette  insulte 
descend  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  sociale  :  «  Pour  l'ou- 
vrier, un  aristo  est  le  Monsieur  qui  porte  des  gants  gris-perle  ; 
pour  le  voyou,  c'est  le  voyou  qui  se  paye  un  cigare  de  dix  centi- 
mes ;  pour  le  pégriot,  c'est  le  voyou  qui  vient  de  ramasser  un 
cigare  à  moitié  fumé  »  (Rigaud). 

Dans  une  caricature  de  Gavarni,  du  11  mars  1853,  deux 
rôdeurs  de  barrière  sont  en  train  de  se  disputer  (l'un  en 
bourgeron,  l'autre  en  redingote  déguenillée)  :  a  Aristo  '^... 
Oui,  aristo  l  »  ^ 

Ainsi  les  vocables  d'une  langu^e  reflètent  fidèlement  les  vi- 
cissitudes mêmes  de  la  société  qui  en  fait  usage.  C'est  là 
un  des  aspects  do  la  question. 

Il  y  en  a  un  autre,  et  de  beaucoup  plus  compréhensif.  L'en- 
semble de  la  nation  est  constitué  par  de  nombreux  groupe- 
ments, parmi  lesquels  ceux  qui  s'adonnent  aux  arts  et  métiers 
méritent  une  attention  particulière.  Ces  facteurs  sociaux, 
professionnels  ou  techniques,  ont  toujours  exercé  une  action 
féconde  sur  le  développement  du  lexique.  Cette  influence  a 
été  particulièrement  sensible  au  xix.'^^  siècle,  surtout  dans  sa 
seconde  moitié. 

Les  soldats,  les  marins,  les  ouvriers  do  tout  genre  ont  cha- 
cun apporté  au  vocabulaire  national  leur  contribution  plus 
ou  moins  abondante,  plus  ou  mjins  caractéristique.  La  langue 
que  parlaient  ces  divers  facteurs,  tout  en  appartenant  au 
fond  national,  s'était  peu  à  peu  colorée  de  nuances  particu- 
lières ou  s'était  enrichie  dans  ces  milieux  spéciaux  de  notions 
nouvelles.  Celles-ci  ont   alors  réagi  sur   la  langue  générale, 

1.  Signalons  la  proniière  protestation,  chez  un  lexicographe,  contre  l'ac- 
ception péjoratif  du  mot  peuple  :  «  Du  petit  peuple.  Nom  do  mépris  que  l'on 
donne  aux  artisans,  aux  ouvriers  de  la  plus  ijasse  classe  du  peuple,  qui, 
cependant,  par  leur  industrie,  leurs  fatigues  et  leurs  peines,  font  la  fortune 
de  nos  gros  négociants  »,  d'ilautel,  1808. 

2.  Voir  J.  Arinelliault  et  G.  Bocher,  L'Œuvre  de  Gavarni,  Paris,  1S73,  p.  348. 


REFLETS    SOCIAUX  69 

action  et  réaction  mutuelles  "qui  sont  la  condition  même  de 
toute  évolution  linguistique  :  «  Le  principe  essentiel  du  chan- 
g-ement  de  sens,  remarque  un  observateur  sagace,  est  dans 
l'existence  des  groupements  sociaux  à  l'intérieur  du  milieu  où 
une  langue  est  parlée...  Il  y  a  réaction  constante  du  vocabu- 
laire commun  sur  les  vocabulaires  particuliers  et  des  vocabu- 
laires particuliers  sur  le  vocabulaire  commun  ^  » 

Nous  allons  montrer,  par  quelques  exemples,  le  développe- 
ment de  ces  termes  spéciaux  et  leur  rejaillissement  sur  le 
langage  populaire,  parisien  ou  provincial.  Nous  les  emprun- 
terons de  préférence  au  milieu  des  casernes,  dont  le  parler  a 
exercé  une  influence  considérable. 

Fourbi.  —  Soit  le  moi  fourbi,  terme  éminemment  militaire, 
dont  le  sens  initial  est  «  nettoyage  »,  abstrait  de  fourbir, 
nettoyer,  polir  en  frottant,  verbe  technique  attesté  dès  les 
premiers  monuments  de  la  langue  : 

Ferez,  segnor,  des  espées  fourbies... 

{Chanson  de  Roland,  v,  1925) 

Ce  premier  sens,  synonyme  d'astiquage,  est  encore  vivace  : 
«  Ce  n'était  pas  celui-là  qui  s'abrutirait  sur  la  fourbi,  pour 
sûr  !...  s'il  n'avait  que  son  pognon  pour  engraisser  les  mar- 
chands d'encaustique  et  de  tripoli,  oh  ben  !  alors,  ils  pouvaient 
crever  ^  » 

Ce  terme  a  produit  les  acceptions  suivantes  particulières 
aux  soldats  : 

1°  Métier  militaire  et  tout  ce  qui  s'y  rapporte  :  bagage 
complet  du  troupier,  service  dans  les  casernes,  etc  :  «  Fourbi, 
mot  universel  susceptible  de  toutes  les  acceptions  mais  plus 
généralement  usité  pour  désigner  l'ensemble  de  l'équipement 
militaire  :  «  Mon  brosseur  fait  bien  mon  fourbi  y);  faire  le 
fourbi,  vendre  au  soldat  les  menus  objets  dont  il  a  besoin  » 
(Ginisty ).  En  voici  un  exemple  :  «  Je  voulais  justement  pré- 
parer ma  revue  ide  détails  pour  ed'main,  astiquer  mon /oîirôi 
et  tout.  »  Gourteline,  Gaietés,  p.  10. 

2'^  Volerie,  petit  larcin  des  fourriers  dans  la  distribution 
de  vin  ou  d'eau-de-vie  aux  troupiers  :  «  Fourbi  a  deux  accep- 

1.  A.  Meillet,  Comment  les  mots  changent  de  sens,  dans  l'Année  Sociologique, 
t.  IX  (1906),  p.  24  et  2o. 

2.  Cité  dans  le  Dictionnaire  de  Bruant,  v°  nettoyage. 


70  INTRODUCTION 

lions  :  tantôt,  il  veut  dire  détournement,  gain  illicite;  tantôt  : 
choses,  travaux,  matériel,  etc.  »  (Merlin). 

3°  Malice,  habileté  :  «  Connaîtr.e  le  fourbi,  savoir  une  foule 
de  trucs  à  l'usage  des  militaires  peu  scrupuleux  »  (Rigaud),  — 
«  En  vieux  soldat  sorti  des  rangs  qui  connaît  le  fourbi  du 
métier,  »  Courteline,  Gaietés,  p.  48. 

4°  Besogne  embrouillée,  difficile:  «  En  voilà  d'un /oa/'&t 
arabe  I  » 

Voilà  les  sens  militaires  proprement  dits.  Passons  mainte- 
nant aux  acceptions  du  môme  mot  dans  le  bas-iangage  : 

1°  Travail  écrasant,  faute  d'ordre:  C'en  est  à\\n  fourbi 
dans  cette  boîte-là  (Verrier). 

2°  Gratte,  bénéfice  accessoire  et  souvent  illicite  que  se  fait 
un  ouvrier,  un  fonctionnaire,  un  employé  quelconque,  et  spé- 
cialement, dans  les  hospices,  petit  détournement  du  comptable 
aux  dépens  des  malades  (Idem). 

3°  Affaire  compliquée,  opération  délicate  (surtout  en  mau- 
vaise part)  :  «  On  se  trouvait  dans  toutes  sortes  àQ  fourbis,  on 
finissait  par  se  laisser  pincer...  Encore  des  fourbis  tout  ça. 
Je  me  méfiais..  »,  Zola,  Assommoir,  p.  191  et  ool.  —  «  Le  po- 
pulo en  a  plein...  de  turbiner  pour  les  richards,  il  voudrait  à 
son  tour  flânocher  un  brin;  seulement  il  s'y  prend  mal;  sale 
fourbi  que  celui  des  huit  heures,  »  Père  Peinard,  18  sept.  1890. 

4°  Piège,  malice,  dans  l'argot  du  peuple  :  «  Connaître  son 
fourbi,  être  aguerri  contre  la  malice  des  hommes  et  des  cho- 
ses »  (Delvau). 

0°  Effets,  attirail,  mobilier  personnel  :  «  J'ai  mis  tout  mon 
fourbi  dans  une  malle  »  (Rossignol).  En  Bresse,  amas  de  cho- 
ses :  «  Il  a  laissé  tout  son  fourbi  »  (Fertuault)  ;  en  Anjou, 
objet,  mobilier  :  «  Il  a  fallu  déménager  tout  le  fourbi  »;  et 
aussi  saint  frusquin,  avoir  :  «  Il  a  mangé  tout  son  fourbi  » 
(Verrier  et  Onillon). 

Aussi  vrai  je  me  fous  de  la  turbine  . 
A  Deibler  et  de  tout  son  fourbi... 

(Bruant,  Hue,  t.  II,  p.  12) 

6"  Chose  quelconque  que  l'on  connaît  (Hayard)  :  «  Nous 
cherchons  le...  machin,  le...  chose,  quoi  !  la  fourbi!...  le  truc, 
si  vous  préférez.  —  L'homme  comprit,  il  lâcha  le  mot  crû.» 
—  Courteline,  Train,  p.  183. 

Fourbi  est  ainsi  devenu  un  des  termes  les  plus  compréhen- 


REFLETS    SOCIAUX  71 

sifs  du  bas-langage.  Son  équivalent  le  plus  complet  est  truc, 
l'un  et  l'autre  remontant  très  haut,  mais  n'ayant  acquis  tout 
leur  développement  que  dans  la  seconde  moitié  du  xix"  siècle. 

Rabiot.  —  C'est  à  proprement  parler  un  terme  de  pêche,  le 
nom  méridional  du  fretin,  du  rebut  do  la  pêche  (Mistral). 
Propagé  par  des  marins  ou  des  soldats,  ce  mot,  sous  la  double 
graphie  rahiot  airabiau,  a  considérablement  enrichi  sa  sphère 
sémantique.  Ses  nouvelles  acceptions  se  sont  développées  au- 
tour de  ces  deux  notions  fondamentales  : 

A.  —  Notion  de  reste  ou  de  résidu  : 

1°  Ce  qui  reste  (de  vin  ou  d'eau-de-vie)  dans  le  bidon  avec 
lequel  On  a  fait  la  distribution  aux  matelots  ou  aux  troupiers; 
vivres  (viande,  riz,  biscuits,  café,  etc.)  qui  restent  après  la 
distribution  faite  à  une  escouade  :  Les  escouades  au  rahiot  ! 
cri  que  pousse  le  caporal  «  d'ordinaire  »  lorsqu'il  y  a  du  café 
en  trop.  Le  rahiot  est  une  distribution  de  faveur. 

2°  Reste,  en  général  :  Avoir  du  rabiot,  toucher  un  reliquat 
sur  lequel  on  ne  comptait  plus  (Virmaître).  Cf.  Bresse,  avoir 
du  rabiau,  dans  un  marché,  obtenir  une  diminution  de  prix 
(Guillemaut),  et  aller  au  rabiau,  au  jeu,  perdre  des  points 
([dem). 

3'^  Objets  sans  valeur,  bagatelle  :  Donner,  dire  des  rabiots 
(en  Normandie,  sens  noté  par  DelbouUe). 

B.  —  Notion  d'excédent,  de  superflu  : 

1"  Surplus:  «  Lorsque,  dans  un  partage,  chacun  a  eu  son 
compte,  ce  qui  reste  est  du  rabiot  qui  est  encore  à  partager  » 
(Rossignol). 

2°  Prolongation  du  service  militaire  pour  inconduite  :  Faire 
du  rabiot,  rester  au  corps  après  la  libération  de  sa  classe, 
pour  racheter  les  punitions  qu'on  a  encourues  pendant  son 
service  :  «  11  acheva  la  journée  dans  des  transes  indicibles, 
poursuivi  de  l'atroce  pensée  qu'il  allait  faire  du  rabiot,  se 
voyant  déjà  à  Biribi  en  train  de  casser  des  cailloux  sur  la 
route,  le  dos  dans  une  capote  grise»,  Courteline,  Gaietés  p.  71. 

3'^  Par  extension,  heures  de  travail  dans  un  atelier,  de 
service  dans  un  bureau,  etc.,  après  la  fermeture  réglemen- 
taire. 

4"  Bénéfice  illicitesur  les  fournitures,  petits  profitssupplémon- 

taires  dans  les  casernes  :  «  Un  rabiau  minutieux  sur  le  pain, 
sur  le  sucre  et  les  cafés  livrés  au  percolateur...  Lui  regreltait 


72  INTRODUCTION 

surtout  le  rabiau,  les  fructueux  tours  de  distribution,  »  Desca- 
ves, Sous-Offs,  p.  56  et  133,  —  «  Dans  un  coin,  quatre  boules 
de  son  empilées,  rabiot  des  hommes  en  permission,  opéré  sur 
la  distribution  de  la  veille,»  Courleline,  Train  p.  30. 

5°  Volerie,  rapine,  en  général  :  «  Y  a  toujours  des  bricoles 
de  perdues  qu'il  faut  payer,  ou  si  on  est  à  sec,  faire  du  rabiot; 
pour  lors,  c'est  à  qui  soulèvera  au  voisin  ce  qui  lui  manque  », 
Père  Peinard,  28  sept.  1890,  p.  4. 

6*^  Bénéfice  fait  sur  une  dépense  :  «  T  aura  cinq  francs  de 
rabiot  »  (Verrier). 

7°  Petite  quantité  de  marchandise  que  l'on  ajoute  à  une  pe- 
sée, à  une  mesure  (Idem). 

8°  Invalide  d'hôpital  qui  rend  des  services  à  ses  compag-nons 
(Rigaud)  :  c'est  un  aide  surnuméraire. 

Dans  certaines  de  ces  acceptions,  rabiot  touche  de  près  à 
fourbi,  et  les  deux  se  confondent  lorsqu'il  s'agit  des  petits 
profits  que  prélève  indûment  le  fourrier  sur  les  vivres  ou  la 
boisson  des  hommes  de  troupe  ;  par  ailleurs,  l'un  et  l'autre 
ont  franchi  le  milieu  des  casernes. 

Nous  tâcherons  de  suivre  de  près,  au  cours  de  notre  travail, 
ces  différents  apports  spéciaux,  lesquels,  en  débordant  les  mi- 
lieux originaires,  sont  venus  enrichir  le  vocabulaire  du  bas- 
langage  parisien. 


VIII 

MÉTHODE 


Nous  avons  essayé  d'exposer,  dans  les  pages  qui  précèdent, 
l'objet  de  ce  travail,  on  insistant  sur  les  sources  multiples 
qui  ont  alimenté  et  fécondé  l'idiome  vulgaire  de  nos  jours. 
Nous  avons  montré  et  nous  montrerons  plus  loin  que  les  clas- 
ses professionnelles  ont  été  un  facteur  de  premier  ordre  dans 
la  constitution  de  son  lexique,  et  que  celui-ci  s'est  enrichi,  en 
outre,  d'éléments  venus  de  tous  les  coins  de  la  France.  A  ces 
apports  d'ordre  social  s'ajoute  le  travail  mental  sur  les  maté- 
riaux déjà  existants  dans  la  langue,  la  création  métaphorique, 
dont  le  domaine,  embrassant  une  partie  considérable  de 
l'idiome  national,  est  pour  ainsi  dire  illimité.  Nous  voudrions, 
avant  d'aborder  ces  divers  éléments,  soumettre  à  un  exa- 
men critique  les  données  de  certaines  de  nos  sources  et  éta- 
blir ensuite  quelques  principes  pour  la  recherche  des  origines 


des  vocables  vulgaires. 


I 
Considérations  critiques. 

Dans  une  série  de  publications  antérieures  sur  la  forma- 
tion historique  du  langage  des  malfaiteurs,  nous  avons  re- 
cherché les  erreurs,  de  fait  ou  de  transcription,  les  contresens 
où  les  coquilles,  accumulés  pendant  des  siècles  et  dont  les 
recueils  argotiques  de  nos  jours  ont  été  comme  obstrués. 

11  ne  peut  pas  être  question  cette  fois  d'un  pareil  travail 
critique.  Nous  avions  à  traiter  alors  d'un  langage  secret  et 
conventionnel,  dont  les  données  avaient  été  altérées  par  des 
générations  de  copistes  ignorants.  11  en  était  résulté  un  véri- 
table chaos  qu'il  fallait  tout  d'abord  débrouiller  pour  être  à 
môme  d'y  discerner  le  vrai  du  faux,  le  réel  de  l'imaginaire. 

Tout  autre  est  l'état  des  choses  actuel.  Nous  sommes  main- 


74  INTRODUCTION 

tenant  en  présence  d'un  parler  vulgaire  qui  a  subi  au  xix^  siè- 
cle des  influences  diverses  et  profondes.  Une  partie  notable 
des  éléments  qui  ont  enricbi  son  vocabulaire  appartient  à 
^  notre  époque  et  plusieurs  mémo  sont  venus  s'y  ajouter  on 
quelque  sorte  sous  nos  yeux.  Le  point  de  vue  ne  peut  être 
qu'essQntiellement  différent.  ' 

Les  recueils  de  parisianismes  ne  manquent  pas.  Pendant 
une  trentaine  d'années,  ils  se  sont  succédés  à  des  intervalles 
assez  rapprochés,  offrant  des  matériaux  abondants,  des  détails 
souvent  fort  utiles. 

Lorsque  de  pareils  ouvrages  ont  pour  auteurs  des  hommes 
consciencieux,  comme  Lucien  Rigaud  (1881)  ou  Rossignol  (1900), 
ils  méritent  pleine  confiance  :  l'un  et  l'autre  s'efforcent  de  pui- 
ser dans  la  réalité  môme,  c'est-à-dire  dans  les  divers  milieux 
parisiens. 

Go  n'est  malheureusement  pas  le  cas  de  Georges  Delesalle, 
qui,  pour  Bon  Dictionnaire  (1896),  a  utilisé,  sans  aucun  dis- 
cernement, tout  ce  qui  est  tombé  sous  ses  yeux. 

Notre  réserve  est  encore  plus  grande  en  ce  qui  touche  les 
matériaux  surabondants  qui  constituent  VArgot  du  A'X^  .stè- 
cle  (1901)  d'Aristide  Rruant  et  Léon  de  Bercy,  recueil  copieux, 
mais  dépourvu  de  toute  critique.  En  le  parcourant,  on  est 
frappé  de  son  exubérance  verbale,  de  ses  longues  listes 
d'équivalents  puisés,  à  tort  et  à  travers,  dans  Fargot  ancien 
et  dans  le  langage  populaire  parisien.  En  ce  qui  touche  le  jar- 
gon, nous  avons  montré  ailleurs  combien  les  vocables  cités 
par  nos  deux  auteurs  sont  sujets  à  caution,  s'ils  ne  se  rédui- 
sent pas  à  un  pur  néant. 

Ge  n'est  certes  pas  le  cas  des  parisianismes  disséminés  dans 
leur  recueil;  et,  cependant,  tout  n'y  est  pas  de  bon  aloi.  Aux 
vocables  usuels  nos  auteurs  ajoutent  souvent,  pour  faire  série, 
nombre  de  .termes  analogiques,  simples  décalques  obtenus 
par  des  rapprochements  synonymiques.  Ges  mots  surajoutés 
sont  ou  réellement  contestables  ou  parfaitement  superflus. 

Sn\l  p('pin,  au  sons  de  capi'ice  ou  d'amourette,  proprement 
graine  d'amour.  Rruant  et  Rercy,  "en  confondant  ce  mot  avec 
son  homonyme  qui  signifie  «  parapluie  »  insèrent  dans  leur 
Dictionnaire  : 

Caprice...  Oinbrcllo,  parapluie,  pépin. 

Dans  une  des  LeHres  de  Bercy,  écrites  dans  l'argot  parisien,  on 
lit  ce  passage  :  «  Ah  î  cette  terrine!...  Ben,  mon  vieux,  t'as  une  té- 


MÉTHODE  75 

terre...  Mords-moi   ce  saladier  1 ...   Où  donc  qu'on  t'a  salé  comme  ça 
la  théière'?...  Et  le  fait  est  qu'il  avait  une  soupière  pas  ordinaire. 

On  lit  par  suite  dans  leur  Dictionnaire:  «  Tête...  saladier,  soupière, 
théière,  terrine,  léterre...  » 

Ces  prétendus  synonymes  sont  tous  calqués  par  voie  analo- 
gique sur  le  terme  réellement  vulgaire  :  Boidllote  ou  cafetière. 

De  môme,  «  argent  »,  se  disant  vulgairement  galette,  nos 
auteurs  ajoutent:  biscuit  et  gâteau;  la  misère  étant  désignée 
par  panade  et  purée,  ils  y  ajoutent  :  bouillie  et  bouillasse, 
conjiture  et  marmelade,  mousse  et  moutarde... 

L'édition  de  1827  du  poème  Cartouche,  de  Granval,  donne  : 
danser,  puer  (nos  auteurs  ajoutent  :  polker)  ;  Rrgaud  connaît, 
au  môme  sens,  repousser  (ils  ajoutent:  chasser),  à  côté  de 
fouetter,  puer  (ils  ajoutent  :  taper). 

On  conçoit  dès  lors  la  réserve  qui  s'impose  devant  cette 
germination  artificielle. 

En  dehors  de  cette  synonymie  factice,  les  recueils  argoti- 
ques de  nos  jours  renferment  des  termes  imaginaires,  des  in- 
terprétations douteuses,  de  fausses  inductions  ou  des  sens  con- 
trouvés.  On  en  trouvera  le  relevé  dans  une  autre  partie  de  ce 
travail^;  bornons-nous  pour  le  moment  à  ces  deux  exemples: 

Pige,  1»  Heure;  2°  Année;  3"  Prison;  4°  Portefeuille;  5'^  Faire  la 
pige,  aller  plus  vite  ou  faire  mieux  (Delesalle). 

Pige,  piège  :  faire  la  pige,  tromper,  attraper.  — Prison,  argot  des 
voleurs.  — Heure...  (H. -France). 

Rebouis,  cadavre.  —  liebouiser,  tuer.  —  Ribouit,  œil;  anus  (Dele- 
salle). 

Rehouis,  cadavre,  argot  des  malfaiteurs.  —  liebouiser,  tuer.  — 
Ribouit,  omI,  anus  (H. -France). 

De  là:  Cadavre,  rebouis...  (Bruant  et  Bercy). 

Ces  significations  n'ont  jamais  été  appuyées  par  une  cita- 
tion ou  indication  de  source,  et  pour  cause.  Elles  sont  inexis- 
tantes :Pi^e  signifie  exclusivement  «année»,  sens  unique 
donné  par  Yidocq  ;  tous  les  autres  sens  sont  faux.  L'acception 
d"  «  heure  »  est  abstraite  du  terme  typographique  pige,  nom- 
bre de  lignes  qu'on  doit  composer  pondant  une  heure;  celles 
de  «  prison  et  do  «  portefeuille  »  sont  le  résultat  d'autres  con- 
fusions analogues;  quant  h  f cure  la  pige,  elle  signifie  simple- 
ment «  surpasser  »,sens  également  inhérent  au  simple  piger. 

1.  Voir  Appendice  F  :  Erreurs  et  fantaisies  argotiques. 


76  INTRODUCTION 

D'autre  part,  Rebouis,  cadavre  (d'où  rebouiser,  tuer)  'est 
probablement  une  transcription  erronée  de  refroidi,  cadavre, 
en  même  temps  que  ribouit,  œil,  est  une  coquille  pour  reluit, 
œil... 

Ces  tendances  arbitraires  et  factices  n'ont  rien  de  commun 
avec  le  développement  de  l'argot  parisien. 

II 
Principes   étymologiques. 

L'objet  principal  de  notre  travail  est  de  rechercher  les  fac- 
teurs sociaux,  qui,  au  xix'^  siècle,  ont  contribué  à  donner  un 
cachet  à  part  au  langage  populaire  parisien.  Ce  n'est  que 
tout  récemment  qu'un  des  maîtres  de  la  science  linguistique 
a  insisté  sur  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  ne  pas  disjoindre  ces 
deux  ordres  de  recherches,  la  langue  et  la  société  qui  la  parle: 
«  La  considération  des  faits  sociaux  permettra,  seule,  de  subs- 
tituer en  linguistique  à  l'examen  des  faits  bruts  la  détermi- 
nation des  procès,  c'est-à-dire  à  l'examen  des  choses  l'examen 
des  actions,  à  la  pure  constatation  de  rapports  entre  phéno- 
mènes complexes,  l'analyse  des  faits  relativement  simples 
considéré  chacun  dans  leur  développement  particulier  *  ». 

De  là  ces  deux  critères  : 

1°  Considérer  les  vocables  dans  leur  ambiance  sociale; 

2°  Rechercher,  autant  que  possible,  leurs  origines  dans  les 
sources  indigènes,  dans  les  préoccupations  des  classes  labo- 
rieuses, dans  les  forces  créatrices  de  l'intelligence  nationale. 

En  partant  de  ces  principes,  nous  allons  étudier  un  certain 
nombre  de  termes  vulgaires  réputés  jusqu'ici  comme  étant 
d'origine  inconnue. 

Arsouiller.  — Le  langage  parisien  tend  à  éviter  non  seule- 
ment la  double  consonne,  mais  encore  la  syllabe  initiale  re, 
qu'il  change  d'abord  en  er  et  ensuite  en  ar,  suivant  des  habi- 
tudes orthoépiques  du  parler  vulgaire.  Aux  exemples  que 
nous  citons  ailleurs,  ajoutons  arsouiller  et  s'arsouiller,  qui 
remontent  ainsi  à  resouiller,  se  souillera  nouveau,  se  souiller 
complètement,  d'où  se  vautrer  dans  la  débauche,  mener  une 
vie  de  crapule  et  se  conduire  comme  tel.  Avec  cette  dernière 
acception,  le  verbe  était  courant  à  la  fin  du  xviii"  siècle,  comme 

1.  A.  Meillet,  étude  citée,  p.  3. 


MÉTHODE  77 

le  monlre  ce  passage  du  Procès  de  Babeuf  do  l'an  V:  «  Déjà 
j'en  connais  quelques-uns  (|ui  prétendent  avoir  arsouillë  {vous 
savez  toute  la  valeur  de  ce  terme)  dans  la  révolution,  et 
sont  tous  prêts  à  se  remettre  à  la  besogne,  pourvu  que  ce  soit 
pour  tuer  les  coquins  de  riches,  d'accapareurs...  »,  Pièces, 
t.  Il,  p.  106. 

Ce  terme  est  encore  usuel.  De  là  le  substantif  verbal  a/'.soia7/e, 
crapule,  qu'on  lit  dans  les  Mémoires  de  Vidocq  de  1828, 
Vers  la  même  époque,  Maxime  Du  Camp  en  constatait  la  vo- 
gue dans  l'argot  parisien:  «  Ce  moi  ar souille  était  fort  usilé 
à  cette  époque  (1830-1833)  dans  le  langage  populaire  de  Pa- 
ris... ^  ».  De  la  capitale,  le  mot  pénétra  dans  la  plupart  des 
parlers  provinciaux:  Berry,  Bourgogne,  Poitou,  Picardie,  Nor- 
mandie, etc. 

Bernique.  —  L'ancienne  langue,  pour  désigner  la  non  valeur 
ou  la  nullité,  disposait  de  nombreuses  formules  ou  comparai- 
sons, tirées  surtout  de  la  nature  ou  des  objets  de  première 
nécessité.  Le  langage  moderne  parisien  en  a  hérité  un  grand 
nombre  qui  feront  l'objet  d'un  chapitre  spécial.  Remarquons 
pour  le  moment  que  l'expression  dépréciative  était  parfois 
rendue  par  la  notion  «  coquillage  »  (anc.  fr.  coquille)  : 

Aubère  ne  broine  ne  li  vaut  II.  coquilles... 

{Mort  Aimevy  de  Narbonne,  y.  :2439). 

Notre  parler  vulgaire,  pour  exprimer  la  môme  négation, 
se  sert  de  bernique  ou  beraicles.  Cette  dernière  forme,  prépon- 
dérante au  xviii''  siècle  %  est  ainsi  définie  par  le  Trévoux 
de  1771  :  «  Mot  populaire  pour  dire  rien  :  Il  s'attendait  à  avoir 
un  gros  profit,  et  il  a  bernicles  ».  Boiste,  en  1800,  donne  en- 
core bernicles,  alors  que  la  forme  ultérieure  bernique  se  lit 
déjà  dans  un  écrit  poissard  antérieur,  les  Porcherons,  1773, 
p.  134  : 

Quand,  mécontente  est  la  pratique, 

A  l'enseigne  elle  dit  bernique... 

Or,  bernicle  est  le  nom  vulgaire  du  coquillage  du  genre 
patelle,  et  bernique  en  est  la  forme  usuelle  en  Bretagne  *.  Le 

1.  «  Un  autre  agent  secret...  arsouille  consommé,  »  Mémoires  de  Vidocq,  t.  III, 
p.  87. 

2.  Souvenirs  littéraires,  Paris,  1882,  t.  I,  p.  52,  note. 

3.  Le  mot  se  lit  pour  la  première  fois  dans  le  petit  glossaire  argotique  qui 
accompagne  le  poème  Cartouche  de  Granval  (1725):  «e  Brenicle,  rien,  non  ». 

4.  E.  Rolland,  Flore,  t,  XII,  p.  20. 


78  INTRODUCTION 

nom  de  ces  coquilles,  qui  pullulent  sur  les  rochers  et  s'atta- 
chent innombrables  aux  flancs  des  navires,  est  devenu  l'ex- 
pression symbolique  de  la  nullité,  du  néant:  «  Bernique: 
Expression  adverbiale  qui  veut  dire  que,  croyant  tenir  quel- 
que chose,  on  ne  tient  rien:  Vous  comptez  sur  lui?  Berni- 
que! »  (Wailly,  1801).  La  forme  primitive  bernicles  !  repré- 
sente le  pluriel  du  môme  nom  de  coquillage  et  renforce  ainsi 
la  notion  négative. 

En  somme,  ce  terme  vulgaire,  venu  à  Paris  des  côtes  de  la 
Bretagne,  est,  dans  son  acception  figurée,  une  survivance  des 
nombreuses  tournures  négatives  ou  dépréciatives  dont  abon- 
dait l'ancienne  langue  ^ 

Bisquer.  —  Ce  mot  populaire  se  lit  fréquemment  dans  Vadé  : 
«  Fallait  me  dire  ça  plulât,  je  n'aurais  pas  tant  fait  bisquer 
ma  mère,  la  pauvre  femme!  »  Lettres  de  la  Grenouillère,  p.  93. 

Ce  verbe,  «  banni  du  langage  sérieux  »  (Littré),  n'a  pas 
naturellement  trouvé  grâce  aux  yeux  des  grammairiens  : 

On  dit  souvent:  //  bisque,  je  l'ai  fait  bisque^'.  Cela  n'est  point  fran- 
çais. Il  endève,  il  fume,  il  enrage;  je  l'ai  fait  fumer,  endèver.  — 
Michel,  4807. 

Bisquer,  s'emporter  fortement,  s'impatienter.  Ce  mot  n'est  pas 
français.  C'est  un  terme  d'écolier.  Dites:  pester. —  Molard,  dSlO. 

Bisquer.  Mot  trivial  qui  signifie  être  mécontent.  Bisquer  est  un 
barbarisme.  —  Desgranges,  1821. 

iMalgré  ces  protestations,  le  mot  a  fait  son  chemin:  il  est 
usuel  à  Paris  et  dans  les  parlers  provinciaux. 

Son  origine  méridionale  est  indubitable  :  le  provençal  biscà,. 
endèver,  signifie  proprement  prendre  la  chèvre  ^  ancienne 
métaphore  ^  qu'on  lit  encore  dans  Régnier  et  Molière  et  qui 
est  toujours  vivace  dans  le  langage  des  imprimeurs.  L'exis- 
tence d'une  forme  bisco,  chèvre  (parallèle  à  bico)  est  corro- 

i.  II.  Moisy  semble  avoir  entrevu  cette  origine:  «  L'on  peut  ailmettre  que 
bernicle,  qui  s'est  dit  et  se  dit  encore  pour  bernacle,  espèce  de  coquillage  très 
commune,  et  heimique,  rien,  soient  devenus  la  dénomination  molapliorique 
d'un  ol)jet  sans  valeur.  Il  est  prolaable  que  bernique,  comme  le  mot  miette, 
qui  (m  patois  normand,  a  le  même  sens,  a  fini  par  signifier  rien  du  tout  ». 
—  Dictionnaire  du  patois  Normand,  Caen,  1883,  v  bernique. 

2.  Le  Avallon  ardennais  abisqiier,  accourrir  précipitamment,  remonte  à  la 
même  origine. 

3.  Cf.  E.  Rolland,  Faune,  t.  V,  p.  lo3 :  t  Bisquer...  de  bisque,  chèvre,  mot 
qui  a  dû  exister,  puisqu'on  trouve  bisquière,  chevrière.  »  Littré  et  le  Dict. 
général,  sans  tenir  compte  de  l'apparition  récente  du  mot,  le  rapprochent  du 
Scandinave  besk,  aigre. 


MÉTHODE  71) 

borée  par  les  dérivés  dialectaux  :  bisquet,  pu  Ire,  chevrier 
(Dôlo,  Leçon  te),  Vendée  bisquieii,  domestique  (jui  mène  le 
gros  bétail  aux  champs  (Lalanne),  répondant  à  l'angevin  bi- 
quai't  ;  bisqnière,  gardcuse  de  chèvres  (Bourgogne,  Littré, 
Suppl.) 

Le  pendant  de  notre  verbe,  bigoter  \  se  dépiter,  se  lit  déjà 
dans  une  mazarinade  parisienne  d'e  1639  :  «  Jarnicoton,  tu  me 
fras  bigote»,  éd.  Rosset,  p.  17.  Cet  autre  emprunt  (Dauphiné, 
bigota,  pester)  accuse  la  même  image  tirée  du  naturel  em- 
porté de  la  chèvre  ou  du  chevreau  {bigue  ou  bigot  dans  les 
patois). 

Blague.  —  Terme  militaire  par  excellence  qui  a  pris  rapide- 
ment une  grande  extension.  Suivant  les  témoignages  recueillis 
par  Larchey,  ce  fut  Cadet  Gassicourt  qui,  dans  le  récit  de  la 
campagne  de  1809,  en  fait  le  premier  mention  :  «  Les  mili- 
taires ont  inventé  un  mot  pour  exprimer  un  conte  puérile  ou 
ridicule,  un  mensonge,  unegasconnade.  Cela  s'appelle  5/a^ae, 
d'où  l'on  a  fait  dériver  blaguer,  blagueur,  blago?7iane '^  ». 

Ce  caractère  militaire  est  encore  relevé  en  1817  par  Sten- 
dhal ^  et,  vers  18i0,  par  Balzac:  «  Ce  monde  des  choses  fran- 
çaises désigné  sous  le  nom  soldatesque  de  blague,  mot  qui 
sera  repoussé  de  la  langue,  espérons-le,  mais  qui  seul  peut 
faire  comprendre  l'esprit  de  la  Bohème  ^  ». 
>  Encore  aujourd'hui  le  mot  est  fréquent  dans  le  langage 
des  troupiers  et  on  le-^it  souvent  dans  les  écrits  de  Courte- 
line  :  «  Il  faisait  des  blagues  aux  copains...  Quelle  blague! 
Toute  la  chambrée  se  mita  rire...  »,  Gaietés,  p.  14  et  219. 

Blague,  hâblerie,  du  limousin  blagou,  bavardage,  ce  dernier 
répondant  au  languedocien  bagoul,  même  sons  :  la  forme 
abrégée  blague  est  parallèle  à  bague  (bagou)  du  langage  des 
malfaiteurs  de  la  môme  époque  ^  Le  sens  des  deux  mots  est 

1.  Oudin  l'a  accueilli  dans  ses  Curiositez  (1640)  :  «  Faire  bigotter,  mettre  en 
colère  »;  et  on  le  lit  dans  la  Muse  Normande  de  David  Ferrand  (t.  I,  p.  43). 

2.  Voyage  en  Autriche,  Paris,  1809  (cité  par  Larchey).  Une  année  avant, 
d'Hautel  mentionne  exclusivemement  les  dérivés  blaguer  et  blagueur,  au  sens 
de  «  mentir,  hâbler,  »  etc. 

3.  Paris  en  1817,  paru  en  18'21  (dans  Larchey)  :  «Cette  vanterio  égoïste  et 
grossière  que  nous  appelions  blague  parmi  les  officiers  subalternes  des  ré- 
giments... »  Et,  dans  la  Correspondance  du  même  (10  juillet  1818):  «  Dans  le 
langage  de  l'armée  française  on  appelle  cela  emporter  son  homme  par  la  bla- 
gue, ce  qui  veut  dire  :  éblouir  un  caractère  faible.  » 

4.  Un  Prince  de  la  Bohême,  éd.  Lévy,  p.  187. 

'S.  Bagou,  nom  propre,  se  lit  dans  un  opuscule  argotique  de  1790  :  Le  Rat  du 
Châtelet.  Vidocq  donne,  en  1837,  avec  le  même  sens  bagou  et  bague. 


80  INTRODUCTION 

foncièrement  le  même:  «  Ce  mut  bagou  qui  désignait  aulre 
fois  l'esprit  de  repartie  stéréotypée,  a  été  détrôné  par  le  mot 
blague  »,.  nous  dit  Balzac  (cité  dans  Larchey). 

L'identité  depuis  longtemps  admise  ^  entre  blague,  vessie 
de  tabac,  et  blague,  vanterie,  se  heurte^  en  dehors  du  sens,  a 
une  double  difficulté  chronologique  et  géographique:  blague, 
vessie,  est  attesté  pour  la  Bretagne  dès  1771,  tandis  que  bla- 
gue, gasconnade,  ne  remonte  pas  au  delà  du  xix'^  siècle  et  ac- 
cuse une  origine  plutôt  méridionale;  d'autre  part,  le  ratta- 
chement de  blaguer  au  verbe  archaïque  braguer,  se  vanter, 
qu'on  a  souvent  proposée  2,  se  heurte  à  une  grosse  difficulté 
sémantique:  l'acception  ancienne  de  braguer,  celle  de  «  se 
vanter  »,  paraît  inconnue  aux  patois  (qui  donnent  générale- 
ment à  ce  verbe  le  sens  de  «  .culotter  »). 

Quoiqu'il  en  soit,  le  mot  et  ses  dérivés  firent  fortune. 
Dès  1821,  les  grammairiens  en  proscrivent  l'usage:  i(  Bla- 
guer, pour  mentir,  dans  le  baragouinage  du  peuple,  rnais 
n'est  pas  français  ;  blagueur  et  blagueuse  ne  sont  pas  meil- 
leurs que  blaguer  :  ce  sont  des  mots  bas  ^  ».  Cette  dernière 
remarque  est  encore  répétée  par  Bescherelle  (1845):  «  Blague. 
Mot  populaire  et  bas  dont  les  personnes  bien  élevées  évitent 
de  se  servir,  si  ce  n'est  dans  une  conversation  très  familière 
et  par  forme  de  plaisanterie  ». 

Admis  par  \q  Dictionnaire  de  rAcarfe'mte  seulement  en  1878, 
blague,  vocable  originairement  soldatesque  du  début  du  xix^  siè- 
cle, au  sens  de  gasconnade,  désigne  aujourd'hui  une  plai- 
santerie où  domine  le  scepticisme,  l'ironie:  elle  caractérise 
surtout  la  faconde  des  journalistes  et  la  verve  de  l'esprit  bou- 
levardier...  C'est  le  pendant  et  le  substitut  de  bagou,  par- 
ler abondant  et  facile,  mêlé  de  fanfaronnade,  du  gamin  et  do 
l'ouvrier  parisien. 

Charabia.  —  Ce  terme  désigne  primitivement  le  patois  des 

1.  Cf.  Bescherelle  (184S):  «  Blague,  hâblerie...  par  allusion  au  contenu  d'une 
vessie  soufflée  »,  et  Fr.  Michel  (1856):  «  fî/açue,  jactance...  Quoi  déplus  sem- 
lilable  à  une  vessie  gonflée  de  vent  qu'un  discours  pompeux  et  vide?  » 

2.  Entre  autres,  parCh.  Nisard  [Curiosités  de  l'étyinologie  française,  1869,  p. 
194  à  199)  et  en  dernier  lieu  par  Jeanroy  (Revue  de  philologie  française,  t.  XX, 
p.  290)  :  ni  l'un  ni  l'autre  ne  touche  au  sens  de  braguer  dans  les  patois,  seuls 
en  cause,  étant  donné  le  caractère  vulgaire,  soldatesque,  du  mot. 

3.  Cf.  aussi  Dictionnaire  Langrois  (1822)  :  «  Blagueur.  Ce  terme  est  employé 
pour  désigner  une  personne  qui  parle  excessivement  et  qui,  dans  ses  récits, 
ne  respecte  pas  toujours  la  vérité.  On  se  sert  aussi  des  mots  blague  et  blaguer. 
Ces  trois  mots  doivent  être  proscrits  et  remplacés  par  les  mots  bavard,  ba- 
vardage, bavarder,  quoiqu'il  y  ait  une  nuance  qui  en  différencie  le  sens.  » 


MÉTHODE  81 

Auvergnats  qui  apportèrent  ce  mot  à  Paris  dans  le  premier 
quart  du  xix*'  siècle.  Il  manque  encore  à  d'IIautel,  mais  Des- 
grang-es  note,  en  1821,  et  sa  date  récente  et  sa  provenance 
vulgaire  :  C'est  «  du  français  des  ports  de  Paris  »,  remarque-t-il. 

Etant  donné  ce  caractère  récent  du  mot,  la  dérivation  de 
charabia  de  l'hispano  arabe  algarabia  \  langue  arabe,  a  l'air 
d'une  simple  facétie  étymologique,  malgré  les  autorités  qui 
la  soutiennent  :  la  forme,  la  chronologie  et  l'extension  géogra- 
phique du  mot  s'y  opposent  également.  Proposée  par  l'orien- 
taliste hollandais  Dozy,  qui  ignorait  le  pays  d'origine  et  le 
véritable  sens  du  mot,  il  est  inconcevable  qu'une  pareille  fan- 
taisie se  lise  encore  dans  le  Diciioiinaire  général. 

L'auvergnat  charabia  est  inséparable  du  lyonnais  cliaraba- 
rat,  marché  aux  chevaux,  maquignonnage  (de  Puitspelu),  l'un 
et  l'autre  se  rattachent  à  la  famille  nombreuse,  do  forme  et 
de  sens,  qu'a  fécondée  autour  de  lui  le  type  charivari  que 
nous  avons  étudié  ailleurs  ^ 

Une  de  ses  variantes  provinciales,  charavièu  (dans  le  Var) 
est  précisément  proche  parent  de  notre  charabia:  le  sons  es- 
sentiel des  vocables  du  type  charicari,  étant  «bruit  confus», 
conduit  tout  naturellement  à  celui  de  confusion  linguistique, 
de  baragouin  ou  de  jargon  inintelligible.  Ce  terme,  essentielle- 
ment indigène,  rentre  ainsi  dans  son  pays  d'origine. 

FiON.  —  Pour  finir,  nous  allons  suivre  les  vicissitudes  du 
terme  vulgaire  Jwn  depuis  ses  humbles  origines  jusqu'à  son 
plein  épanouissement. 

Le  mot  était  déjà  assez  répandu  à  Paris,  parmi  les  classes 
ouvrières,  à  la  fin  du  xviii"  siècle.  Sébastien  Mercier  en  parle 
a\ec  enthousiasme  en  178-3: 

«  Un  François  enseignait  à  des  mains  royales  à  faire  dos 
boutons;  quand  le  bouton  était  fait,  l'artiste  disait:  A  présent, 
Sire,  il  faut  lai  donner  le  Jîon.  A  quelques  mois  de  là;  le  mot 
revint  dans  la  tète  du  Roi;  il  se  mit  à  compulser  tous  les  Dic- 
tionnaires, Richelet,  Trévoux,  Furetière.  l'Académie  Fran- 
çaise ^,  et  il  ne  trouva  pas  le  mot  dont  il  cherchait  l'explica- 

1.  «  E  parlan  son  algaravia,  »  dans  Guill.  de  la  Barre,  éd.  Paul  ?iIoyer,  p.  39. 
L'éditeur  rapproche  l'esp.  algarabia  et  le  fr.  charabia  (ce  dernier  aurait  pu 
manquer). 

2.  Dans  la  Revue  des  Etudes  Rabelaisiennes,  t.  IX  (1911),  p.  256  à  2îi8. 

o.  Comme  notre  mot  ne  remonte  pas  au-delà  du  milieu  du  XVIII"  siècle, 
il  n'est  pas  étonnant  qu'il  manque  aux  dictionnaires  cités  qui  appartiennent 

6 


82  INTRODUCTION 

tion.  Il  appella  un  Neuchâtelois  '  qui  était  alors  à  la  Cour,  et 
lui  dit  :  Dites-moi  ce  que  c'est  que  le  flou  dans  la  langue  fran- 
çaise ?  —  Sire,  reprit  le  Neuchâtelois,  le  Jioa  c'est  la  bontie 
grâce  ». 

«  Graves  auteurs,  graves  penseurs,  vous  n'êtes  pas  dispen- 
sés do  donner  le  Jîon  à  vos  livres;  sans  le  Jion  vous  ne  serez 
pas  lus.  Le  Jîon  peut  s'imprimer  dans  une  page  de  métaphy- 
sique comme  dans  un  madrigal  à  Glycère.  Académiciens  qui 
parlez  de  goût,  étudiez  le  Jion  et  placez  ce  mot  dans  votre 
Dictionnaire  qui  ne  s'achève  point  I  ^  ». 

Ce  vœu  de  Mercier  n'est  pas  encore  exaucé.  Le  Dictionnaire 
de  l'Académie,  qui  vient  de  donner  asile  à  engueuler  et  épa- 
tant, n'a  pas  accueilli  jusqu'à  ce  iour  Jîon,  ce  terme  populaire 
par  excellence. 

Quoiqu'il  eh  soit,  voici  les  témoignages  ultérieurs  du  mot  : 

Donner  le  flon  à  quelque  chose  s'emploie  improprement  et  trivia- 
lement pour  perfectionner,  mettre  la  dernière  main  à  quelque  chose. 
—  Michel,  1807. 

Fion.  Mot  vulgaire  dont  le  sens  es-t  fort  borné  et  qui  équivaut  à 
peu  près  à  poli,  retouche,  le  dernier  soin  que  l'on  donne  à  un  ou- 
vrage afin  de  le  perfectionner.  Il  faut  lui  donner  encore  un  petit  fion^ 
pour  il  faut  encore  ajouter  à  cet  ouvrage  quelque  ornement  pour 
qu'il  soit  parfait,  il  faut  y  mettre  la  dernière  main.  —  D'IIautel,  1808. 

Fion,  donner  le  fion  à  quelqu'un.  Dites:  grâce,  tournure.  —  Mo- 
lard,  1810. 

Fion,  il  s'agit  de  donner  un  fion  à  cette  araire,  ce  qui  signifie  une 
tournure,  une  subtilité.  On  dit  encore:  Cet  homme  a  le  /ion,  pour 
exprimer  qu'il  est  rusé,  adroit.  Le  mot  fion  est  un  barbarisme.  — 
Langres,  1822. 

Passons  au  sens.  Le  mot  se  rencontre  dans  un  jeu  de  saute- 
mouton  très  compliqué  (il  comporte  vingt-quatre  figures  dif- 
férentes) : 

1°  Cri  que  poussent  les  joueurs  en   sautant  par-dessus   le 

la  plupart  au  XVII°.  De  nos  jours,  le  tenue  est  donné  en  [la^sant  par   Lit- 
tré,  mais  il  manque  au  Dict.  général. 

1.  Ce  «  Neuchâtelois  »  est  ici  indiqué  tout  bonnement  parce  que  Pouvrago 
de  Mercier  s'imprimait  à  Neufchatel  (sous  la  rubrique  Amsterdam).  M.  J. 
Jeanjaquet,  un  des  rédacteurs  du  Glossaire  des  patois  de  la  Suisse  Romande, 
m'a  obligeamment  communiqué  ceci:  «  D'dprès  les  renseignements  que  j'ai 
recueillis  et  ceux  que  fournissent  les  matériaux  du  Glossai7'e,  le  mot  fto}i 
n'existe  pas  actuellement  à  Neufchatel  ni  dans  le  reste  de  la  Suisse  romande 
au  sens  (jue  lui  donne  Mercier  et  qu'enregistre  Littré.  » 

2.  Le  Tableau  de  Paris,  Amsterdam  (Neufchatel),  17S2-1788,  t.  VI,  p.  296. 


MÉTHODE  83 

ninuton.  Un  joueur  présente  ses  poings  fermés  à  ses  camara- 
des jiisfju'à  ce  que  Tun  d'eux,  en  saulanl,  le  frappe  en  criant  : 
Jioii! 

2°  Coup  qui  achève  le  jeu  ou  lui  donne  une  autre  tournure. 
Dans  une  variante  de  ce  jeu,  en  sautant,  on  donne  un  coup 
de  talon  dans  la  partie  charnue  du  mouton,  en  criant:  y^o/z/ ^ 
Ailleurs,  cette  figure  du  jeu  s'appelle  coup  de  pied  ou  coup 
d'éperon  ^ 

De  là  tout  un  développement  sémantique  qui  a  fait  oublier 
ces  humbles  origines  : 

3°  Coup  de  grâce,  coup  en  général: 

Le  roi  qu'est  un  vivant  d'affût 
Fit  tout  trembler  quand  il  parut  ; 
Par  la  sacrédié,  queu  compère  ! 
Pour  ficher  un  fion,  à  li  le  père  ! 

(Vadé,  Sur  la  prise  de  Menin  en  1744). 

4°  Dernier  coup  de  main  donné  à  un  ouvrage  :  «  Bien  es- 
suyer et  frotter  un  travail  terminé  est  lui  donner  un  coup  de 
fion  »  (Rossignol). 

5°  Tournure,  bonne  façon,  chic.  Ce  dernier  sens  se  prend 
aussi  en  mauvaise  part  ou  ironiquement,  d'où  les  acceptions 
péjoratives  (affectation,  ruse,  mensonge)  familières  surtout 
aux  patois  :  Jionner,îàï?Q  le  beau,  qI  fionneur,  élégant  pré- 
tentieux. 

Ce  terme  connu  à  Paris  au  xvin*'  siècle,  avec  son  acception 
propre  (Vadé)  et  figurée  (Mercier),  s'est  répandu  au  xix"  siè- 
cle dans  les  parlers  provinciaux  de  toute  la  France,  mais 
exclusivement  au  sens  métaphorique.  En  voici  le  tableau: 

Normandie  et  Picardie:  Avoir  le  fion,  avoir  l'adresse  néces- 
saire pour  réussir  (Corblet). 

Berry  :  Fion,  poli  que  l'on  donne  à  son  ouvrage;  —  habile 
dans  un  travail  quelconque  (avoir  le  Jîon,  avoir  le  chic)  ;  — 
se  dit  aussi  en  mauvaise  part  :  Cette  affaire  prend  un  mauvais 
fion  (Jaubert). 

Anjou  :  Fion,  dernière  main  mise  à  l'ouvrage  :  coup  de 
Jîon  ;  —  air  affecté,  coquetterie:  il  fait  du  Jion  (Verrier  et 
Onillon). 

Champagne,  Marne  :  Fion,  ruse,  adresse,  savoir  faire  (Gay). 

1.  Louis  Isquieu,  Les  Jeux  populaires  de  Venfance  à  Rennes,  Rennes,  1890, 
p.  33  et  65. 

2.  Verrier  et  Onillon,  Dictionnaire  des  patois  de  VAnjou,  t.  IL  p.  463  (donne 
une  description  détaillée  des  différentes  figures  du  jeu). 


84  INTRODUCTION 

Lyon:  Fions,  tours  d'adresse,  de  grâce:  «  Quand  le  véloci- 
peteux  a  vu  la  Bonoite,  i  s'est  mis  à  faire  des  fions  »  (Puitspelu). 

Dauphiné:  Fion,  chic,  tournure:  se  donna  lou  Jioiin,  faire 
le  gracieux  (Mistral). 

Suisse.,  Vaud  :  Fion,  orgueil,  belle  apparence,  vanité:  se 
bailii  clou  fion,  se  donner  des  airs  (Bridel)  ;  —  Genève:  Fiou. 
Terme  d'écolier  qui  équivaut  à  fini,  achevé,  terminé  :  C'est 
flou,  voilà  qui  est  flou  (Humbert). 

Fion  n'a,  aujourd'hui,  dans  la  Suisse  romande,  —  d'après 
l'obligeante  communication  de  M.  Jeanjaquet  —  que  le  sens 
de  «  brocard,  mot  piquant  et  désobligeant  »,  comme  dans  les 
autres  patois  franco-provençaux  ^  Quant  au  neuchâtolois 
fion  (de  Mercier),  M.  Jeanjaquet  pense  que  «  ce  mot  n'a  rien 
de  spécifiquement  suisse  et  notamment  rien  de  Neuchâtelois  ». 

Venons  maintenant  aux  origines  du  mot. 

Nous  avons  montré  que  le  sens  primordial  de  flou,  se  trouve 
dans  les  différentes  figures  d'un  jeu  d'enfants  où  il  désigne 
tantôt  le  cri  des  joueurs  frappant  leur  camarade  et  tantôt  le 
coup  qu'on  donne-à  ce  dernier,  coup  qui  met  un  terme  au  jeu 
ou  le  modifie.  En  parlant  de  cette  donnée  essentielle,  flon  est 
une  simple  variante  orthoépique  ^  de  flon  :  Flon- flon!  Mots 
imaginés  pour  imiter  le  bruit  que  produisent  les  coups  de  bâ- 
ton que  l'on  donne  à  quelqu'un  (d'Hautel).  Richelet  cite  ce  cou- 
plet (1680): 

Si  ta  femme  est  méchante, 
Apprends-lui  la  chanson  ; 
Voici  comme  on  la  chante 
Avec  un  Jjon  bâton , 
Flon,  flon  ! 

La  succession  des  sens  est  ainsi  toute  indi(juéo:  Cri  pour 
frapper  et  le  coup  lui-même;  de  là,  dernier  coup  de  main, 
façon  ou  retouciie  donnée  à  un  ouvrage;  —  soin  méticuleux, 
impliquant  une  nuance  plus  ou  moins  prononcée  d'exagéra- 
tion ;  —  finalement,  alieclation  matérielle  (coquetterie)  ou  mo- 
rale (adresse,  ruse). 

.  On  le  voit,  cette  rechorcho  dos  vocables  vulgaires  dins  leur 

1.  Ce  sens  s-e  rattache  probablement  à  une  autre  orif^ine  :  cf.  Bas-Maine, 
fionner,  irriter,  et  afjionner,  agacer,  eifrayer,  en  parlant  eles  animaux  :  t  Les 
piqûres  dos  mouches  affionncnt  les  bestiaux  »  (Dollin). 

2.  La  douljle  forme  subsiste  dans  les  patois  de  la  ^Mayenne  et  ailleurs  : 
Fionner  et  flonncr,  embellir  (Doltin^. 


MÉTHODE  85 

milieu  et  leurs  attaches  sociales  peut  devenir  féconde  en  ré- 
sultats positifs.  Si  le  principe  phonétique  s'impose  lorsqu'il 
s'ag-it  de  scruter  les  origines  de  la  langue  ou  son  évolution 
immédiate,  ce  principe  devient  purement  social  et  intellectuel 
dès  qu'on  aborde  la  période  moderne  du  développement  lin- 
guistique. Tandis  que  l'état  phonétique  (ou  plutôt  orthoépi- 
que) du  langage  populaire  est  essentiellement  resté  le  même 
depuis  quatre  siècles,  le  lexique  a  subi  des  changements  con- 
sidérables. Ces  acquisitions  modernes  du  vocabulaire  relèvent 
en  premier  lieu  des  créations  populaires,  des  préoccupations 
d'ordre  professionnel,  du  travail  mental  des  foules.  La  recher- 
che étymologique,  surtout  pour  les  époques  modernes,  n'est 
en  somme  qu'un  autre  aspect  de  l'histoire  sociale,  de  la  psy- 
chologie. 

Nous  allons  maintenant,  à  l'aide  de  ressources  multiples*, 
tracer  un  tableau  d'ensemble  de  l'argot  parisien  ou  du  lan- 
gage populaire  de  nos  jours  sous  le  triple  aspect  :  grammati- 
cal, lexicologique  et  sémantique. 

1.  Voy.  Appendice  D  :  Nos  Sources. 


LIVRE    PREMIER 

GÉNÉRALITÉS 


CHAPITRE   PREMIER 

PRONONCIATION 

Le  parler  vulgaire  est,  sous  le  rapport  de  la  prononciation, 
comme  sous  beaucoup  d'autres,  plus  conservateur  que  la  lan- 
gue littéraire.  L'état  des  choses  est  à  cet  égard  à  peu  près  le 
même  de  nos  jours  qu'au  xvi"  siècle.  La  plupart  des  diver- 
gences orthoépiques,  particulières  au  langage  parisien,  re- 
présentent autant  d'archaïsmes  qu'on  trouve  encore  vivaces 
dans  les  patois,  tout  particulièrement  dans  ceux  du  Centre 
et  de  l'Ouest. 

Nous  ne  tiendrons  compte  que  des  faits  les  plus  frappants, 
en  nous  attachant  à  relover  leur  caractère  parisien,  attesté 
déjà  comme  tel  par  les  vieux  grammairiens^  et  lexicogra- 
phes. 

1.  Nous  les  citons  d'après  l'ouvrage  fondamental  de  Tliurol,  De  la  pronon- 
ciation française  depuis  le  commencement  du  xvi«  siècle,  d'après  les  témoignages 
des  grammairiens,  1881-1882. 

On  ne  possède  jusqu'ici  aucun  travail  sérieux  sur  le  sujet:  les  disser- 
tations allemandes  de  Lotsch  (1895),  de  Wimmer  (lOOOj  et  de  Pfau  (1901)  por- 
tent sur  les  particularités  orthoépiques  de  la  langue  moderne  en  tant  qu'elles 
se  reflètent  dans  les  écrits  de  Zola,  d'Erckman-Ghatrian  et  de  Gyp. 

Quant  à  la  partie  correspondante  de  l'Etude  de  Gh.  Nisard,  elle  est  purement 
empirique,  et  il  suffira  d'en  citer  ces  deux  remarques:  «  Le  patois  parisien 
dénature  les  mots  français  plus  brutalement,  et  à  la  manière  des  voleurs. 
La  cause  en  est  à  la  disposition  de  l'organe  vocal  du  peuple  de  Paris..,  à 
son  afl'ectation  évidente  à  corrompre  ou  à  forcer  la  prononciation  régulière  » 
(p.  128).  —  «  En  général,  le  peuple  se  fait  un  mérite  fanfaron  de  ne  pas  par- 
ler correctement  s  (p.  149). 

Voici  les  noms  des  grammairiens  qui  ont  noté  la  prononciation,  parisienne 
et  les  titres  de  leurs  ouvrages  : 

Bérain,  Nouvelles  remarques  sur  la  langue  française,  Rouen,  1675.  - 

Estienne  (Rob.),  Traicté  de  la  grammaire  française,  Paris,   1557. 

Hindret,  L'art  de  bien  prononcer  et  de  bien  parler  la  langue  française,  Paris, 
1G87. 


88  GÉNÉRALITÉS 

Avis  "PRÉLIMINAIRE.  — En  ce  qui  touche  la  transcription  des 
textes  populaires,  remarquons  ceci. 

L'amuïssement  graduel  et  aujourd'hui  définitif,  dans  la 
langue  parlée,  de  e  médian  ou  final,  ainsi  que  de  certains  li- 
quides finales  (i  pour  il),  est  généralement  marqué  par  des 
apostrophes,  chez  les  auteurs  poissards  comme  chez  les  écri- 
vains populaires  de  nos  jours.  De  là  les  nombreuses  élisions 
qui  donnent  un  aspect  particulier  à  la  prose  et  à  la  poésie 
parisiennes. 

Nous  avons  cru  devoir  renoncer  à  cette  notation,  devenue 
aujourd'hui  parfaitement  superfiue,  et  rapprocher  autant  que 
possible  la  transcription  des  textes  populaires  de  l'orthographe 
habituelle.  Ce  procédé  d'unification  avait  d'ailleurs  été  déjà 
appliqué  par  Vadé,  dans  sa  Pipe  cassée,  et  il  est  à  souhaiter 
qu'il  se  généralise  pour  débarrasser  les  écrits  en  langue 
vulgaire  de  cette  singularité  graphique  qui  n'a  plus  sa  raison 
d'être. 

1.  —  Voyelles. 

A.  —  Sa  réduction  en  e,  devant  r,  a  été  caractérisée  comme 
parisienne  par  Geoffroy  Tory  (1529)  et  La  Mothe  le  Vayer  (1647); 
ce  dernier  la  trouve  «  plus  efféminée  et  d'enfant  de  Paris  qui 
change  l'a  en  e  ».  Elle  est  encore  vivace  (Bruant,  Route, 
p.  160)  : 

Do  Montmertre  à  Montperno... 

et  elle  Tétait  déjà  à  l'époque  de  Villon. 

De  même,  en  errière  pour  en  arrière,  qu'on  rencontre  dans 
les  poésies  de  Marguerite  de  Navarre,  est  encore  usuel  (Rictus, 
Cœur,  p.  70),  tout  en  étant  condamné  par  les  grammairiens 
du  xix"  siècle: 

«  Marcher  c'/i  errière...  Barbarisme  ».  —  Michel,  1807. 

c(  En  errière,  pour  en  arrière.  Faute  do  prononciation.  Quand 
j'entends  dire  à  certains  officiers  que  la  bravoure   plus  que 

La  Mothe  le  Vayer,  Lellres  louchant  les  nouveUa  remarr/ues  sia-  la  laïujue  fran- 
çoisp,  Paris,  1G47. 

Ménage,  Observations  sin-  la  langue  française,  P{iris,  1G72. 

Oiidin  (Ant.),  Grammaire  franroi.se  rapportée  au  hmr/age  du  temps,  Paris,  1633. 

Pelolier  du  Mans  (Jacquos),  Dialof/ne  de  l'nrl/in;/rafe  e  prononciacion  fran- 
çoese,  Lyon,  lo.'i.i. 

Tory  (deoffroyi.  Champ  /leurii,  Paris,  1529. 

Villecomte,  Lettres  modernes  avec  leurs  réponses,  Venise,  1751. 


PRONONCIATION  89 

réruditiun  g-uide  :  En  errière,  ouvrez  vos  rang-s!  Je  voudrais 
leur  fermer  la  bouche.  Rappelez-vous,  jeunes  instructeurs 
de  régiments,  qu'on  doit  prononcer  :  En  arrière  ».  Desgran- 
ges, 1821. 

Dosgrang-es  relève,  en  outre,  ertijlce  pour  artifice  («  voilà 
de  la  prononciation  parisieniio  !  »),  à  cùté  de  clerinetie,  cla- 
rinette, etc. 

Et  de  même  devant  n,  comme  vingince  (Richopin,  Gueux, 
p.  183),  pour  vengeance:  «  Ecoutez  le  gamin  de  Paris  quand 
[[  d'il  cinc  frincs  cinquinte  cintiines  »  (Nisard,  Étude,  p.  132). 
De  là  la  prononciation  minsingue  pour  mannesingue,  etc. 

Plus  rarement  devant  d'autres  consonnes:  Médème,  pour 
madame,  est  déjà  relevé  par  les  anciens  grammairiens;  mé- 
got, pour  magot  (phase  intermédiaire  maigôt),  au  double  sens, 
«  excédent  de  recette  »  (Larchey)  et  «  bout  de  cigarette  encore 
fumable  »,  appartient  au  xix*'  siècle  (Bruant,  Rue,  t.  I,  p.  103). 

La  prononciation  ormoire,  pour  armoire,  était  au  xvii"  siè- 
cle celle  de  «  presque  tout  le  petit  peuple  de  Paris  »  (Riche- 
let,  1680).  Donnée  par  Oudin  (1642)  et  relevée  comme  bar- 
barisme par  les  g-rammairiens  du  xix''  siècle,  elle  subsiste 
toujours  (Rictus,  Doléances,  p.  240). 

E.  —  La  progression  vers  a,  devant  les  liquides,  est  aujour- 
d'hui moins  fréquente  que  dans  le  passé  :  darrière,  pour  der- 
rière,  encore  usuel,  est  dans  Vadé  {Jérôme  et  Fanchonnette, 
se.  XI)  ;  mais  la  prononciation  aile,  pour  elle  (réduit  parfois 
à  aJ),  mentionnée  par  Bérain  (1675)  comme  ceHe  «  des  filles 
ou  des  femmes  de  Paris  »,  est  encore  vivace  (Bruant,  Rue, 
t.  l,  p,  39): 

Aile  avait  pus  sos  dix-huit  ans... 

Acouter,  pour  écouter,  est  un  archaïsme  :  «  Aucuns  disent 
acouter,  les  autres  ascouter  ;  d'autres  et  plus  communément 
escouter  »  (Nicot,  1606);  mais  le  Tréoousc  remarque  déjà  : 
«  Acouter  n'est  en  usag-e  que  dans  la  populace  ».  Cette  forme, 
très  fréquente  dans  Vadé,  est  encore  vivace  dans  les  provin- 
ces (Picardie,  Berry,  Bourgogne,  etc.)  et  à  Paris  :  «  Acoute, 
ma  belle,...  c'est  la  dernière  fois  que  je  le  dis  ».  Rosny,  Mar- 
the, p.  8. 

1.  La  prononciation  elle  couime  el  est  ancienne  et  courante  au  xvi'  siècle 
(cf.  Brunot,  Histoire  de  hi  lanç/ue,  t.  i,  p.  337,  et  t.  II,  p.  247). 


90  GÉNÉRALITÉS 

Le  phénomène  le  plus  important  est  l'amuissement  de  Ve 
féminin  entre  deux  consonnes.  On  le  rencontre  assez  souvent 
dès  le  xvi^  siècle:  Robert  Estienne  (lo57)  donne  à  la  fois  char- 
tier  et  charretier,  plote  ou  pelote,  pelouse  («  prononcez  pres- 
que plouse  y)),  pelure  («  prononcez  presque /?^w/'e  »),  etc.  Cet 
amuïssement  devient  tout  à  fait  fréquent  au  xvii*'  siècle.  Ou- 
din,  dans  sa  Grammaire  françoise  (1633),  remarque  expres- 
sément que  Ve  féminin  «  au  milieu  des  mots  Se  mange  tout 
à  fait  »  ;  il  progresse  au  xvui*^  et  devient  un  fait  accompli 
au  xix''.  Oudin  transcrit  déjà  dmander,  dvant,  achter,  et  le 
Tréoowjc  (1752)  remarque:  «  Philippe.  Le  peuple  dit  Phelippe 
et  prononce  Flipje  *  ».  La  forme  velà,  prononcé  vlà,  est  déjà 
fréquente  au  xV  siècle. 

La  prononciation-  fumelle,  femme,  est  archaïque  (cf.  Mys- 
tère du  Vieil  Testament,  v.  3671)  ;  donnée  par  Robert  Es- 
tienne (1357),  elle  est  encore  usuelle  dans  les  provinces  et  à 
Paris  :  «  Faut  être  louf  de  se  trouer  la  peau  pour  une  fu- 
melle  »,  Rosny,  Rues,  p.  260. 

D'Hautel  remarque,  en  1808,  au  mol  femelle  :  «  Le  peuple 
prononce /wme^/e  »,  et  Desgranges,  en  1821,  y  voit  une  «  pro- 
nonciation de  paysan  ». 

I.  —  La  prononciation  ben  et  reii  se  rencontre,  dès  le  début 
du  xvii*^  siècle,  comme  celle  du  «  peuple  de  Paris  »  (cf.  Thu- 
rot,  t.  I,  p.  483).  Ben  est  aujourd'hui  général;  ren,  moins 
répandu,  est  usuel  surtout  dans  les  casernes  (et  dans  les  pro- 
vinces): «  Voyons...  Vas-y,  puisque  tu  ne  fais  re/i  »,  Courte- 
line,  Gaietés,  p.  117. 

Remarquons  que  militaire  sonne  mélétaire  dans  la  bouche 
des  gens  .du  peuple  %  alors  que  ménuit,  minuit,  remonte 
au  xvi"  siècle  (mesnuit):  «  J'en  ai  connu  qu'avaient  vingt-huit 
sous  pour  s'abîmer  les  yeux  jusqu'à  ménuit  »,  Rosny,  Marthe, 
p.  93. 

2.  —  Diphthongues. 

EAU.  —  La  prononciation  io  fut  longtemps  en  usage  à  Pa- 
ris r  «  Les  Parisiens...  au  lieu   d'un  seau  d'eau  disent  un  sio 


1.  De  h'i,  dans  le  bas-langage,  pipe,  canaille. 

2.  .Mac-Nab,  Chansons  du  Chat-Noir,  Paris,  1890,  t.  I,  p.  18. 


PRONONCIATION  91 

cVio  »,  remarque  Jacques  Pelletier  en  1555.  Elle  n"a  laissé  que 
des  traces  isolées. 

Piau,  peau  :  «  11  n'a  que  la  piau  et  l'os.  C'est  un  mot  digne 
du  plus  bas  peuple  j),  Desgrang-es,  1821.  Son  dérivé,  dépiau- 
ter, au  sens  de  «  dépouiller,  déshabiller  »,  est  aujourd'hui 
plus  répandu:  «  Il  y  en  avait  deux  qui  se  dépiautaient  à  la 
sortie  »..  Zola,  Assommoir,  p.  231. 

Siau,  seau  :  «  Le  peuple  dit  habituellement  un  siau  », 
d'Hautel;  «  Siau,  pour  seau,  prononciation  basse  »,  Desgran- 
ges, 1821. 

Ajoutons  l'expression  être  dans  le  siau,  être  perdu  ':  «  Mon 
vieux*,  nous  sommes  dans  le  siau-.-  »,  Courteline,  Train, 
p.  221. 

EU.  —  La  prononciation  u,  dans  dos  noms  propres  comme 
Ugène  et  Ustaclie,  est  depuis  longtemps  populaire  (cf.  Thurot, 
t.  I,  p.  522). 

Ul.  —  La  réduction  en  i  est  un  des  traits  les  plus  frappants 
du  parler  vulgaire  :  pis,  puis,  depis,  depuis,  etc. 

Par  contre,  on  prononce  cheux,  pour  c/^e.s',  et  cette  diphlhon- 
gaison  est  relevée  par  Gaillières,  en  1692,  dans  ses  Mots  à 
la  mode,  comme  celle  d'un  «  vieux  seigneur  de  la  Cour  »  (éd. 
Schenk,  p.  35). 

Elle  se  lit  déjà  dans  la  Satire  Ménippée  (p.  19:  «  chascun 
dieux  soi  »)  et  Desgranges  remarque  en  1821  :  «  Cheiix  pour 
chez.  Les  paysans  disent  c/ieMcT  nous.  C'est  une  faute  grossière». 

3.  —  Consonnes. 

Certains  changements  consonantiques.  très  fréquents  jus- 
qu'à la  fin  du  XYiii*^  siècle,  semblent  avoir  complètement  dis- 
paru au.xix**.  Ainsi  l'alternance  de  /'-^,  et  inversement  de  .s-r, 
attestée  par  de  nombreux  témoignages  dès  le  xvi*^.  siècle,  se 
rencontre  encore  au  xviii^,  dans  les  écrits  poissards,  mais  n'a 
pas  laissé  des  traces  dans  le  bas-langage  de  nos  jours. 

Groupe  de  consonnes.  —  On  l'évite  par  divers  procédés,  dont 
le  plus  habituel  est  la  suppression  de  la  deuxième  consonne. 
Cette  élimination  est  loin  d'être  moderne  :  en   1687,  Hindret 

1.  Elle  est  synonyme  de  cette  autre,  être  dans  le  lac  :  «  Le  souper  frit,  le 
rata  dans  le  lac,  répandu  sur  le  plancher.^..  »,  Courteline,  Train,  p.  68. 


92  GÉNÉRALITÉS 

remarque  déjà  que  «  la  petite  bourgeoisie  de  Paris  dit  une 
tahe^  un  cofe,  du  suque,  pour  une  table,  un  cofre,  du  sucre  ». 
Le  phénomène  peut  être  : 

a.  —  Initial  :  Ostiner,  obstiner  :  «  Le  peuple  de  Paris  dit 
ostination,  mais  les  honnêtes  gens  disent  et  écrivent  obstina- 
tion »,  remarque  Richelet  en  1680.  Cette  prononciation  osti- 
ner, est  encore  dans  Vado  {Jérôme  et  Fanchonnette,  se.  III), 
et  elle  est  toujours  vivace  (Rictus,  Cœur,  p.  132). 

De  môme,  copain,  pour  compain,  est  très  usuel  ;  Vadé  écrit 
copère,  copagnie,  etc. 

h.  —  Final,  cas  extrêmement  fréquent.  On  prononce  aujour- 
d'hui chambe  (chambre),  /)i«^e  (mufle),  pif,  gros  nez  (pitfre), 
râpe  (râble),  suque  (sucre),  tringue  (tringle),  etc. 

Et  de  même:  quate,  note,  vote,  aute,  etc.  (cf.  Thurot,  t.  II, 
p.  280  et  suiv.),  à  côté  de  paceque  (parce  que),  petête  (peut- 
être),  pus  (plus),  cette  dernière  prononciation  attestée  par 
Vaugelas  comme  ancienne,  tandis  que  celle  de  /îsse  (fils)  est 
attribuée  aux  Parisiens  (cf.  Thurot,  t.  II.  p.  81). 

Un  autre  procédé  pour  éviter  deux  consonnes  de  suite  est 
leur  assimilation.  L'exemple  le  plus  ancien  est  flemme, 
flegme,  qu'on  lit  déjà  au  xm*^  siècle  sous  cette  forme  (v.  Lit- 
tré)  ;  le  sens  vulgaire  de  «  paresse  »  ou  «  inertie  invincible  »  * 
répond  à  la  qualité  que  la  médecine  ancienne  attribuait  au 
flegme,  une  des  quatre  humeurs:  «  Le  flegme  rend  l'homme 
endormy,  paresseux  et  gras  »,  nous  dit  Ambroise  Paré.  Cette 
acception  ne  remonte  pas  au  delà  du  xix^  siècle:  «  F.lènie  n'est 
qu'un  barbarisme.  La  populace  dit:  il  a  la  flème,  pour  expri- 
mer qu'un  homme  est  paresseux;  mais  ce  mot  n'est  intelligible 
que  pour  les  habitués  de  la  souricière  »,  Desgranges,  1821. 

On  dit,  de  même,  catécliisse,  catéchisme,  et  analogiquement: 
anarcJiisse,  artisse,  etc. 

Liquides.  —  Leur  alternance  a  produit  des  prononciations 
comme  ca.neçon  (caleçon),  nantilles  (lentilles),  etc.  La  pre- 
mière est  attestée  par  Bérain  (1675),  la  deuxième  par  Mé- 
nage (1650)-  ;  l'une  et  l'autre  sont  encore  vivaces  :  «  Le  peu- 

1.  «  S'il  a  la  flemme,  c'est  qu'il  a  un  poil  dans  la  main  »,  Poulot,  p.  G8.  —  «  Il 
ne  retournait  à  la  boilc,  il  avait  la  flème,  »  Zola,  p.  51. 

2.  Cf.  Trévoux  (17;i:2)  :  <i  Ménage  prétend  qu'il  faut  dire  nantilles  avec  les 
Parisiens,  et  non  pas  lentilles  avec  les  Angevins.  On  doit  dire  au  contraire 
lentilles,  et  nantilles  ne  se  dit  que  dans  les  provinces,  par  le  peuple  de  Paris 
ou  par  des  ignorans  ». 


PRONONCIATION  93 

pie  do  Paris  prononce  naiitilles,  comme  il  dit  caiieçon  au  lieu 
de  caleçon  y>,  d'IIautel,  1808. 

On  dit  collidor  (corridor)  et  à  la  bonne  jlanquelte,  à  la 
bonne  franquette  (Molière),  c'est-à-dire  franchement,  tout 
bonnement,  à  coté  de  flanche,  jeu  défendu,  pour  «  manière 
franche  y>,  appellation  ironique.  Vadé  écrit  na:si  pour  la^^i  ^  : 
«  C'est  un  petit  chien  de  casseux  qui  a  des  sucrés  najis  un 
peu  trop  de  rechef  »,  Lettres  de  la  Grenouillère,  p.  80. 

L'on  devient  non  -  dans  certains  patois  (normand,  etc.), 
d'où  no  dans  le  bas-langage  parisien  :  «  Au  moment  où  no 
tendrait  la  patte,  y  aurait  une  sonnette  »,  Rosny,  Rues,  p.  73. 

Le  phénomène  le*plus  important  que  présentent  les  liqui- 
des est  le  mouillement.  La  prononciation  de  17  mouillée, 
généralement  attribuée  à  «  la  petite  bourgeoisie  de  Paris  » 
(Hindret,  1687),  a  définitivement  triomphé,  malgré  les  pro- 
testations des  grammairiens  depuis  Hindret  jusqu'à  Littré.  Le 
vulgaire  prononce  souyers  (souliers)  et  escayer  (escalier)  : 
«  Escayé,  c'est  ainsi  que  les  paysans  appellent  un  escalier... 
Souyé,  pour  soulier,  cette  faute  appartient  à  la  dernière  classe 
du  peuple  »,  Desgranges,  1821. 

On  disait  yard  (liard)  au  xviii"  siècle  :  «  Bien  des  Parisiens 
disent  un  yard...  »,  affirme  le  grammairien  Dumas  en  1733, 
et  cette  forme  se  lit  dans  Vadé. 

La  fusion  d'un  n,  suivi  d'un  y,  a  toujours  été  considérée 
comme  un  parisianisme.  Hindret,  en  1687,  reproche  à  «  la 
petite  bourgeoisie  de  Paris  »  de  dire  un  pagnier  (panier),  pro- 
nonciation encore  vivace,  à  coté  de  faignant  (fainéant)  — 
«  prononciation  do  rustaud  »,  Desgranges,  1821  ^ ;  —  gna  (il 
n'y  a),  se  magner  (manier),  se  mettre  en  train,  magnière 
(manière),  ces  trois  derniers  déjà  dans  Vadé  (p.  41,  47  et  239). 
De  même  :  fignoler  (finioler),  torgnole  (torniolej,  etc. 

1.  Au  sens  de  gestes  boufïons,  comme  dans  ce  passage  du  Tkéâtre  italien  de 
Gherardi  (t.  III,  p.  Ii3)  :  «  -Pierrot,  derrière  elle,  faisant  lazzi  d'être  amou- 
reux. » 

Quant  au  moderne  nazi,  maladie  vénérienne  (Rossignol),  il  remonte  à  lazi 
(Vidocq),  proprement  mal  de  Saint-Lazare,  prison  des  filles. 

2.  On  le  lit,  sous  la  forme  nan,  dans  une  mazarinade  parisienne  de  1649  : 
«  Nan  ne  serret  tizé  (=z  tiré)  une  bonne  parole  de  touay  »,  Agréable  conférence, 
éd.  Rosset,  p.  32.  La  forme  moderne  no  est  usuelle  dans  les  casernes  :  «  Mais 
no  va  vous  donner  une  chambre  pardi...  Espérez  un  brin,'no  va  dire  »,  Leroy, 
Lieutenant  Bernard,  p.  93. 

3.  C'est  à  tort  que  Génin  a  vu  dans  les  graphies  fainéaiit  et  faignant  deux 
vocables  différents,  explication  admise  dans  le  Dictionnaire  étymologique  de 
Scheler. 


94  GÉNÉRALITÉS 

Amuïssemenl  de  /  final  :  t,  pour  il  ou  ils,  se  rencontre  déjà 
au  xvi^  siècle  (Thurol,  t.  I,  p.  140);  gae  (quel),  quéque  (quel- 
que), qui'qiCun  (quelqu'un):  ((  Il  se  trouve  des  raffineurs  qui 
soutiennent  qu'il  faut  prononcer  kécun  et  kéque  r>,  proteste 
en  1680  Richelet. 

Cas  isolés.  —  Cintième,  cinquième  (étage):  «  Je  loge  au 
cintième.  C'est  ainsi  que  s'expriment  les  enfans  de  Paris  »,  re- 
marque Desgranges  en  1821.  Prononciation  encore  vivace  : 
«  C'est  le  gros  caniche  ^u  tailleur, du  cintième,  au  fond  du 
collidor  »,  Monnier,  Scènes  populaires,  p.  16  K 

Quèque  se  dit  parfois  quête  (dans  le  poissard  queute  répond 
à  queuque)  (\\v on  lit  dans  Rictus  {Doléances,  p.  16). 

Des  prononciations  commQ  méquier  (métier) ou  gaiens  (tiens) 
sont  encore  répandues.  De  même  caloquet,  chapeau'  de  femme 
(d'Hautel),  est  pour  calotet  (cf.  calotte),  à  côté  de  calouquet, 
sobriquet  de  l'étudiant  en  médecine,  d'après  l'ancien  béret 
qu'il  portait. 

Cravail  (travail)  et  crottoir  (trottoir)  sont  ^  assez  répan- 
dus (Rictus,  Soliloques,  p.  80)  : 

Es-tu  venu  sercher  du  cravail? 

Geule,  pour  gueule,  est  un  archaïsme  (Bruant,  Eue,  t.  I, 
p.  195).  On  le  lit  au  xv*^  siècle  dans  le  Mystère  de  Saint-Quen- 
ler  (v.  1693),  et  au  xyi**,  dans  Brantôme. 

Ajoutons  (jringue,  pain  (Rossignol),  à  côté  de  grigne  *  («  on 
dit  à  Paris  la  grigne  de  pain  »,  Le  Roux),  d'où  la  forme  ana- 
logique gringal  ^  (d'après  son  synonyme  brutal,  du  langage 
militaire). 

4.  —  Phénomènes  spéciaux. 

Métathèse,  —  Elle  tend  surtout  à  un  moindre  effort,  soit  en 
allégeant  un  groupe  de  consonnes  soit  en  évitant  une  con- 
sonne iuilialc.  Le  premier  but  est  atteint  dans  lusque  (luxe), 

1.  .4u.ssi  avec  le  sens  de  casquette  de   souteneur  (haute  comme   un  cin- 
quième étage),  dans  Richepin,  Gueux,  p.  171. 

2.  (S  Et  sans  même  ôter  son  chapeau,  un  caloquet  noir  qu'elle  appelait  sa 
casquette...  i,  Zo\?i,.  Assommoir,  p.  459. 

3.  A  moins  qu'il  ne  s'y  agisse  des  formes  contaminées  sous  l'influence  ana- 
logique de  crever  et  de  crotte  (Cf.  crottard,  trottoir,  dans  Delvau). 

4.  Ce  i  démouillement  »  de  la  nasale  est  fréquent  dans  l'ancien  argot  :  si- 
gne (signe),  sorgue  (sorgne),  etc. 

5.  Paul  Paillette,  Tablettes  d'un  lézard,  Paris,  1910,  p.  îil. 


PRONONCIATION  95 

Félisque  (Félix),  etc.  La  plus  fréquente  de  ces  interversions 
concerne  la  syllabe  initiale  re,  qui  devient  ei'  ^  et  ensuite  àv. 
Ce  phénomène  est  commun  au  lang-ag-e  parisien  et  à  plusieurs 
parlers  provinciaux,  notamment  au  picard  -. 

Lalanne,  dans  la  préface  de  son  lexique  des  Œuvres  de 
Brantôme,  cite,  d'après  les  manuscrits  de  notre  historien 
(t.  X,  p.  165),  entre  autres  particularités  orthoépiques,  pour 
la  plupart  usuelles  à  la  Cour,  celle  cVar regarder,  pour  regar- 
der, forme  qu'on  relève  fréquemment  chez  Jehan  Rictus  (Pi- 
card d'orig-ine). 

Arboiir,  rebours,  est  dans  Vadé  ;  arposer,  reposer,  revient 
souvent  dans  les  poèmes  de  Jehan  Rictus. 

Voici  quelques  exemples  lexicologiques  :  Arbif'\  emporté 
{arbiffer,  rebiffer,  est  usuel  dans  le  picard)  ;  ar/iif,  police,  à 
côté  de  renifle.  Sûreté  (Hayard);  arnaque,  tromperie  et  police 
ou  agent  de  police  ^,  à  côté  d'arnaquer,  frauder  (Rossignol) 
proprement  renâcler  ;  arsaut  et  arnaud,  dépité,  formes  pa- 
rallèles à  ressaut  et  renaud  ^ 

Inversement,  mais  très  rare  :  remone,  tapage  (Rigaud), 
pour  arnione,  armonie  (ironiquement). 

Les  mots,  surtout  monosyllabiques,  commençant  par  une 
autre  consonne  qu'/',  affectent  également  la  métathèse  :  ed, 
ej,  et  pour  de,  je,  te,  etc.  :  «  J'irai  me  balader  edvant  le  café... 
Vlà  edjà  qu'il  est  huit  heures...  faut  pas  cor  et  plaindre...  », 
Courteline,  Train,  p.  56,  64  et  66. 

Abrègement.  —  La  tendance  à  retrancher  la  syllabe,  initiale 
ou  finale,  des  mots  polysyllabiques  est  un  des  traits  caracté- 
ristiques du  bas-langage  ;  elle  devient  de  plus  en  plus  forte 
et  frappe  une  partie  considérable  du  vocabulaire.  Etant  don- 
née l'importance  du  phénomène,  nous  allons  l'envisager  do 
plus  près. 

1.  «  Eh  ben,mon  colon,  dit  Faës,  faut  croire  que  c'est  le  monde  erlotirne, 
puisque  c'est  les  hommes  ed  la  classe  qui  sont  commandés  de  fourrage  du- 
rant que  les  bleus  n'en  fichent  pas  une  secousse  s,  Courteline,  Train,  p.  83. 

2.  Dans  son  Glossaire  Saint-Polois  (i891),  M.  Edmont  cite  de  nombreux  exem- 
ples sous  la  double  forme  ar  et  re  (p.  42  à  64  et  78  à  8:2).  Voir,  à  ce  sujet,  la 
dissertation  de  Kurt  Dammeier,  Berlin,   1903. 

3.  Ce  mot  se  lit  dans  la  dernière  édition  du  Jargon,  laquelle  renferme  nom- 
bre de  termes  vulgaires. 

4.  «  Pas  d'arnaque...  on  est  seuls  »,  Rosny,  Rues,  p.  2'.)G'. 

'.i.  L'arftien  français  connaît  déjà  arnauder,  chercher  noise,  à.  coté  du  mo- 
derne renauder,  l'une  et  l'autre  encore  vivaces  dans  les  patois  (Maine,  An- 
jou, etc.) 


96  GÉNÉRALITÉS 

L'abrègement  présente  un  triple  aspect,  suivant  qu'il  a  lieu 
au  début,  à  la  fin  des  mots  ou  aux  deux  à  la  fois. 

A.  —  Exemples  d'aphérèses  :  Bus  (omnibus),  chiner  (échi- 
ner), travailler  péniblement;  core  (encore),  très  usuel ^;  cliand 
de  vin  (marchand),  troquet  (mastroquet)  et  dingue  (manne- 
zingue)  :  «  Chez  le  chaud  de  vin  de  la  rue  Croix  Nivert  »,  Mé- 
ténier,  La  Lutte,  p.  253. 

Ainsi  que  les  vocables  suivants  : 

Boche,  Allemand,  abréviation  parisienne  de  caboclie,  simple 
sobriquet  avant  la  guerre  qui  s'est  généralisé  depuis  avec 
une  nuance  de  mépris  ^ 

Bochon,  coup  sur  la  tète,  même  sens  que  cabochon  ^  :  «  A  ren- 
fort de  bochons  cherchant  à  les  disperser  »,  Père  Peinard, 
l*"'' mars,  1891. 

Gnole  (pour  tortjnole).  giffle,  tape,  attesté  déjà  dans  le 
poissard  (Vadé,  Pipe  cassée,  III'-  chant).  Gnole  est  également 
un  mot  de  fripier  :  Gnole  ou  niole,  chapeau  d'homme  retapé, 
c'est-à-dire  auquel  on  a  donné  une  tape,  une  gnole  K 

Gnon  (pour  oignon),  coup,  horion  ^  :  «  Cette  fois  il  avait  un 
gnon  sur  l'œil,  une  claque  amicale  égarée  dans  une  bouscu- 
lade »,  Zola,  Assommoir,  p.  149. 

Perlot,  tabac  à  fumer,  à  côté  de  semperlot  (Delvau,  SuppL), 
en  rapport  avec  semper,  nom  soldatesque  du  caporal  ordi- 
naire: «  Ce  qu'on  s'embête!  Pas  seulement  du  perlot  pour  rou- 
ler une  cibiche  »,  Rosny,  Rues,  p.  149. 

Tatouille  (ratatouille),  volée  de  coups,  association  d'idées 
familière  au  bas-langage  :  «  Nana  empochait  toujours  des 
tatouilles  de  son  père  »,  Zola,  p.  404. 

Trou  fi  gnon  est  abrégé  cnjignon,  à'oii  figne,Jjgnard,flgnot, 
à  côté  de  troufion,  d'où  Jion,  au  double  sens  de  derrière   et 


1.  Surtout  dans  le  langage  militaire:  «  Nous  y  serons  core  avant  toi  »,  Gour- 
telinc,  Gaietés,  p.  94.  —  Dans  le  mémo  langage  :  faitement  (parfaitement),  turel- 
/eme»/'^(naturellement),  etc. 

2.  Voir  sur  l'origine  et  les  vicissitudes  de  ce  parisianisme,  notre  Argot  des 
tranchées,  p.  9  à  13,  135-136  et  l'Appendice  final  du  présent  ouvrage. 

3.  Cf.  Rossignol  :  «  J'ai  reçu  un  cabochon  qui  m'a  fendu  la  tête  ».  En  fran- 
çais, sorte  de  clou  à  tête  :  le  mot  exprime  donc,  dans  le  bas-langage,  la 
contusion  que  laisse  un  coup  fortement  appliqué. 

4.  Cf.  Normand,  Vie  de  Paris,  18So,  p.  79  :  o;  Une  niol/e  est  un  chapeau 
d'homme  relapé;  les  niolleurs  sont  marchands  de  vieux  chapeaux  i. 

5.  Dans  le  Lyonnais,  oigne,  coup  sur  les  phalanges  que  reçoit  le  perdant 
aux  jeu  des  gobilles  (Puitspelu),  est  également  abrégé  à' oigiion  :  cf.  Limousin, 
iqnou,  articulation  du  gros  orteil,  propr.  oignon  :  fa  tous  ignous  à%t/aiiciin, 
saisir  et  torturer  le  poignet  de  quelqu'un  entre  le  pouce  et  l'index  (Mistral). 


PRONONCIATION  97 

de  bèlo:  «  On  serait  do  la  viande  à  claques,  des  moiilards  et 
des  fions  »,  Rosny,  Rues,  p.  250. 

B.  —  Exemples  d'apocopes  :  Bat-d'AJ\  bataillon  d'Afrique; 
estoine,  estomac  '  ;  Jîche,  (ichcr  («  va  te  J'aire  fiche  ï));  fortifes, 
fortifications;  fripe,  fripouille;  (jogues  (goguenots),  latrines, 
terme  militaire-;  /)a{//ie  _(panier).  lit,  ci  poigne  (poig-née), 
force  du  poignet  ^ 

De  même  les  vocables  : 

Bombe,  bombance,  mot  soldatesque  :  être  en  bombe,  faire 
la  bombe,  s'amuser  :  «  Les  jours  de  la  Sainte-Barbe,  les  artil- 
leurs sont  en  bombe  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  21). 

Claque  (claquedent),  bordel  :  «  Quéque  tu  veux  que  nous 
allions  au  claque,  nous  savons  même  pas  oùsque  c'est,  »  Cour- 
teline,  Train,  p.  133. 

Colon,  colonel  (et  terme  vague  de  camaraderie  entre  les 
troupiers,  généralisé)  :  «  Mon  pauvre  colon,  t'a  pas  de  veine,  » 
Courteline,  Gaietés,  p.  292. 

Douille,  argent,  proprement  douillet  (cf.  argent  mignon)  : 
<(  Le  négoce  va-t-il,  Monsieur  Champignol,  gagnez-vous  de  la 
douille'^  »  La  BédoUière,  p.  77  \ 

Estafe,  taloche,  mauvais  coup  (d'Hautel),  proprement  esta- 
filade :  a  II  a  reçu  son  estaffe,  se  dit  de  quelqu'un  à  qui  l'on  a 
donné  une  volée  de  coups  de  bâton,  au  moment  où  il  ne  s'at- 
tendait pas  »  (Idem).  —  «  //  a  reçu  son  estaffe.  Cela  n'est  pas 
français  »,  Desgranges  1821. 

Flan,  à  la  fan,  à  l'aventure,  sans  chercher,  c'est-à-dire  à 
la  fanquette  (v.  ci-dessus,  p.  93)  :  «  Etre  à  la  fan,  être  bonne 
nature,  sans  cérémonies  et  sans  manières  »  (Rossignol). 

Mais  aussi,  ironiquement,  de  mauvaise  qualité,  détestable  : 
«  Tous  ces  fourbis  de  socialos  d  la  fan,  les  trois  huit,  le  mini- 


1.  Cette  forme  abrégée  parisienne  a  passé  en  Lyonnais.  DePuitspelu  y  voit 
à  tort  0  l'accentuation  grecque  azô\j.oiyoz  »• 

2.  «  Quoi  alors,  où  ce  que  c'est  qu'on  va  pouvoir  bYiffer?  —  Dans  les  r/o- 
guesl  hurla  le  brigadier  »,  Gourteline,  Train,  p.  82. 

Ce  terme  de  caserne  est  devenu  familier  à  Rennes  :  Goguel  interjection,  ré- 
ponse négative  à  un  propos  déplaisant.  Voulez-vous  me  prêter  ceci,  me  faire 
cela?  —  Goguel...  C'est  le  mot  de  Cambronne,  c'est  le  bran  de  Rabelais  » 
(Coulabin). 

Citons  quelques  autres  apocopes  usuelles  dans  les  casernes  :  sous-off, 
caf-conce  (café-concert),  marchis,  maréchal  de  logis  (Merlin),  etc.  . 

3.  Cf.  Michel,  1807:  »  Pogne,  poigne,  ne  sont  pas  français.  Ne  dites  pas  :  Cet 
homme  a  une  fameuse  poigne,  a  le  poignet  bien  fort  ». 

4.  De  là  :  douiller,  payer  (Rossignol),  et  doiiillard,  riche  (Ilayard)  :  «  Il  faut 
laisser  financer  le  Père  Douillard  »,  Poulot,  p.  116. 

7 


98  GÉNÉRALITÉS 

mum  des  salaires,   etc.   c'est  des  dérivatifs  »,  Almanach  du 
Père  Peinard,  1894,  p.  54. 

Mare,  dégoût,  à  côté  de  marée,  même  sens  :  «  La  musique, 
ça  medég-oùte  maintenant...  J'en  aima/'e»,  Hirsch,  Tigre,  p.  91. 

Mlstou/ïe,  mistoufe,  misère,  forme  abrégée  de  mistoujlet, 
mig-non,  appellation  ironique  (cf.  Jura,  miste,  misère,  propre- 
ment gentille,  et  Lorraine,  miston,  mendiant,  proprement  mi- 
gnon) :  être  dans  la  mistoufle  (Rossignol).  —  «  Le  soleil  rend 
la  mistoujle  moins  cruelle  aux  purotins  »,  Almanach  du  Père 
Peinard,  1887,  p.  18. 

Le  mot  signifie,  au  pluriel,  misères,  tracasseries  '  «  Causer 
des  ennuis  à  quelqu'un  ou  le  taquiner,  c'est  lui  faire  des 
mistoufies  »  (Rossignol). 

Preu,  premier,  abrévalion  familière  aux  enfants  dans  leurs 
jeux:  «  Le  joueur,  attentif  aux  billes,  s'écrie  successivement  : 
Coup  de  preu  !  Coup  de  segue  (second)  I  Coup  de  troisse  !  »  ^ 
Au  sens  généralisé  :  «  11  n'y  a  pas  de  danger  qu'on  le  renvoie, 
lui,  le  preu..,  les preus  de  la  capitale  »,  Poulot,  p.  95  et  190  ^ 

Rata,  ratatouille,  spécialement  ragoût  servi  aux  troupiers 
les  jeudis  et  les  dimanches  :  «  Son  angoisse  lui  comprimait 
l'estomac,  il  ne  toucha  ni  à  son  pain,  ni  à  sa  portion  de  rata... 
qu'il  laissa  se  gélatiner  lentement  dans  sa  gamelle  refroidie», 
Gourtelihe,  Gaietés,    p.  71. 

Soce,  au  double  sens  de  société  (Rictus,  Doléances,  p.  32) 
et  de  groupe  de  malfaiteurs  :  «  Toute  la  soce  a  pris  la  fuite, 
en  voyant  un  chapeau  de  gendarme  »  (Rossignol). 

Surse,  attention  (abrégé  de  l'interjection  sur  seise!).  Mot 
d'alerte  des  employés  pour  .avertir  de  l'arrivée  du  patron  (Ri- 
gaud);/at/"e  la  surse,  faire  la  sentinelle  pour  donner  l'alarme 
dès  que  le  patron  apparaît;  et  avec  le  sens  généralisé:  a  J'ai 
fait  la  surse,  j'ai  dégotté  mon  voleur  ».  —  «  A  force  défaire 
la  surse,  les  types  ont  paumé  la  mère  liaudin  »,  Père  Peinard, 
13  et  27  juillet  1890,  p.  6  et  12  \ 

Un  autre .  groupe  de  ces  apocopes  a  ou  comme  point  de 
départ  des  abrévations  ■'  telles  que  :  Arislo,  aristocrate;  typo, 

1.  De  là  emmislou/lnr,  ennuyor  :  «  Lo  chapelet...  d'éclipsés  sociales,  bou- 
grement pénil)lcs  au  pauvre  inonde,  continue  à  nous  emmisloufler  »,  Alma- 
nacli  du  Père  Peinard,   1897,  p.  2.'5. 

2.  Esquieu,  Jeux,  p.  GS. 

3.  Aussi  avec  le  sens  de  premier  étage  :  «  II  nous  a  loué  son  preu  »,  Mon- 
nier,  Scènes  populaires,  p.  73. 

4.  On  lit  derjuer,  pour  dégoûter,  dans  Bruant,  Dicl.,  p.  148. 

5.  Peut-être  des  termes  militaires,  d'origine  italienne,  comme  turco,  etc. 


PRONONCIATION  99 

typographe,  eLc,  qui'  ont  produit  à  leur  tour  nombre  de  for- 
mes analogiques:  Anarcho,  anarchiste;  apéro,  apéritif;  avaro, 
a\arie;  caïuaro,  camarade;  garno,  garni;  sergo,  sergent, 
etc.,  à  côlé  de  populo,  pupulaire;  prolo,  prolétaire;  proprio, 
propriétaire,  etc. 

Une  classe  spéciale,  assez  nombreuse,  concerne  la  finale 
ion,  suffixe  qui  répugne  à  cause  de  sa  fréquente  monotonie. 
Cette  répulsion  est  de  vieille  date.  L'ancienne  langue  dit  déjà 
exirace,  extraction,  forme  qu'on  lit  encore  dans  Villon  {Tes- 
tament, str.,  XXXV). 

Le  vulgaire  moderne  dit  de  môme  :  Administrace,  éniosse 
(émotion),  occase,  contravence  et  preoence,  explique  (explica- 
tion) et  réflec  (réflexion),  etc. 

G.  —  Exemples  à  la  fois  d'aphérèse  et  apocope  :  Binaise, 
combinaison  («  Nous  voudrions  bien  trouver  une  binaise  pour 
arriver  au  même  résultat  »,  Père  Peinard,  21  sept,  1890,  p.  3); 
Père  Péca,  sobriquet  du  docteur  dans  le  langage  des  trou- 
piers, d'après  ipécacuana,  remède  fréquent  dans  les. infirme- 
ries militaires. 

Artichaut,  porte-monnaie,  est  abrégé  d'une  part  en  artiche, 
mônie  sens,  et  d'autre  part,  en  tiche,  bénéfice  des  commis  do 
nouveautés  (synonyme  de  guette).  —  Bistoquette.  membre  vi- 
ril, a  donné  à  la  fois  bisto,  écrit  bistot  ou  bistaud,  apprenti 
commissionnaire  (venu  de  la  province),  appellation  hypocoris- 
tique  K  et  quéquette,  qui  a  gardé  son  sens  libre ^ 

La  réduction  des  mots  est  un  des  traits  saillants  de  l'argot 
des  casernes,  principalement  lorsqu'il  s'agit  des  jurons  :  sacré 
nom  de  Dieul  devient  scrongnegnieu  !  dans  la  bouche  du  capi- 
taine Ramollot.  D'autre  part,  niargis  désigne  le  maréchal  de 
logis,  et  salbinet  (salle  cabinet),  à  l'Ecole  polytechnique,  si- 
gnifie :  Rendez-vous  au  cabinet  de  l'officier  de  service  pour 
prendre  communication  d'un  ordre  du  commandant  de  l'Ecole. 
C'est  à  une  tendance  analogue  qu'on  est  redevable  du  mot 
micameau,  gloridi,  tasse  de  café  mélangée  d'eau-de-vie,  terme 
fréquent  dans  les  parlers  de  l'Ouest  (Bretagne,  Anjou, 
Mayenne^)  :  il  résulte  de  la  fusion  des  mots  mi-ca  (fé)  mi  eau, 

onl-ils  aussi  été  pour  quelque  chose  dans  cette  propagation  analogique.  Cf. 
invalo,  invalide,  et  Lazaro,  Saint-Lazare  :  «t  Au  fond,  il  se  moquait  pas  mal 
d'être  flanqué  au  lazaro  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  303. 

1.  Cf.  le  synonyme  l3erriclion  bitaud,  terme  familial  et  amical  qu'on  adresse 
à  de  tout  petits  garçons  (de  bite,  mot  enfantin  pour  verge). 

2.  Faire  quéquette,  c'est  faire  l'acte  vénérien. 

3.  «  Micameau...  Mot  connu  dans  le  Bas-Maine  depuis  i830  »  (Dottln). 


100  GÉNÉRALITÉS 

composé  rappelant  le  vespetro,  espèce  de  ratafia  stomachique 
fait  d'eau-de-vie  où  l'on  a  fait  infuser  de  l'angélique  et  de  la 
coriandre,  ainsi  nommé  d'après  les  vertus  carminatives  (vesse- 
pet-rot)  attribuées  à  cette  liqueur.  On  appelle  de  même  au- 
jourd'hui mcHécasse  (abrégé  en  mêlé),  un  verre  de  cassis  mêlé 
d'eau-de-vie. 

Elargissement.  —  L'addition  d'une  syllabe  peut  avoir  lieu 
au  commencement,  au  milieu  ou  à  la  fin  du  moi. 

a.  —  Exemple  de  prosthèse,  pour  éviter  une  double  con- 
sonne initiale,  procédé  aujourd'hui  assez  rare  :  Esqueletie , 
estatue,  etc. 

b.  —  Exemple  d'épenthèse,  ouvèrier,  prononciation  empha- 
tique et  ironique  pour  ouvrier*. 

c.  —  Exemples  de  paragoge  :  Au  Heur  "-  de,  «  mot  du  bara- 
gouinage villageois  »  (Desgranges,  1821),  est  encore  vivace 
(Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  196). 

Par  contre,  desur  ^  dessus,  est  un  archaïsme  qu'on  lit  en- 
core dans  Le  Menteur  de  Corneille  (acte  III,  se.  IV).  Vadé 
l'emploie  dans  ses  Lettres  de  la  Grenouillère,  et  il  est  encore 
populaire  (Rictus,  Soliloques,  p.  86)  :  «  Tu  marchais  même 
dessur  la  mer...  » 

Une  s  paragogique  se  trouve  dans  l'expression  quatre-2- 
ijeux  ^,  autorisée  par  l'Académie  et  défendue  par  Littré.  De 
là  syeuter^  regarder,  guetter  (Rictus,  Cœur,^.  170). 

Le  langage  vulgaire  ajoute  cette  s  à  tort  et  à  travers.  On  lit 
dans  le  I'-'"  chant  de  la  Pipe  cassée  de  Vadé  : 

Manon,  fesant  de  la  z-huppée, 
Gomme  (jnand  on  a  z-a  de  quoi, 
Dit,  i  me  faut  un  homme  d'épée, 
Ne  pensez  plus  t'a  moi... 

et  ces  «  pataquès  »  sont  toujours  courants. 

L'n  prosthétique  résulte  d'une  agglutination  analogue  : 
Nwil,  œil  (=un  œil),  à  l'exemple  de  inamour  {=  m'amou.r), 
caresse,  cajolerie;  et,  analogiquement,  n'aoec,  n'a  {en  a),  etc. 
fréquents  dans  les  poèmes  de  Jehan  Rictus. 

1.  Dans  l'Anjou,  IfS  paysans  désignent   par  dérision  l'ouvrier  des  villes 
par  ovériau. 

2.  Cette  r  paragogique  est  depuis  longtemps  reprochée  aux  Parisiens  (v. 
Thurot,  t.  II,  p.  81). 

3.  De  même  sus,  sur  (forme  (exclusivement  vulgaire)  est  un  archaïsme. 

4.  Cf.  Zola,  Assommoir,  p.  281  :  «  huil-z-ijeiix  ravissants  ». 


PRONONCIATION  101 

Analogie.  — Dos  prononciations  vulgaires  telles  que  ceusses, 
ceux,  etc.*,  sont  déjà  notées  comme  vicieuses  par  les  grammai- 
riens du  xYiii"  siècle  :  «  Il  ne  faut  point  imiter  les  Français 
qui  prononcent  ceusses  ;  il  faut  dire  ceux-ci...  y),  remarque 
Villecomte  en  1751.  Encore  vivace  :  «  Comme  ça,  je  ferai  pas 
de  concurrence  à  ceusses  qui  serchent  de  l'ouvrage  »,  Rosny, 
Marthe,  p.  172. 

De  môme  :  Eusses,  eux,  eune,  une,  etc.  relevés  comme 
«  fautes  »  par  Desgranges  (1821),  et  aujourd'hui  très  répan- 
dus. Ces  parisianismes  ont  pénétré  dans  les  parlers  provin- 
ciaux; notons  cette  remarque  sur  leur  intrusion  dans  l'Anjou: 
«  Eusses,  eux.  C'est  une  prononciation  affectée  qui  nous  est 
venue  récemment  des  villes  ;  les  vrais  patoisants  n'en  usent 
pas  »  (Verrier  et  Onillon). 

On  prononce  également  alorsse,  alors  :  «  Ecoutez,  chef,  que 
je  fais  alorss  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  37. 

Ajoutons  :  énutile,  inutile,  qu'on  lit  déjà  dans  Vadé  {Pipe 
cassée,  chant  IV). 

Remarquons  finalement  que  le  ti  ^  analogique,  comme  signe 
d'interrogation,  a  été  induit  de  la  troisième  personne  du 
singulier  {a.-til1).  Cette  particularité  du  bas-langage  qu'on 
trouve  aussi  en  dehors  de  la  forme  interrogative  (fai?ne-ti 
pour  j'aime,  etc.)  se  rencontre  déjà  dans  les  mazarinades  pa- 
risiennes du  XVII''  siècle,  et,  plus  tard,  elle  a  pénétré,  de  Pa- 
ris, dans  plusieurs  parlers  provinciaux  :  Normandie,  Lorraine, 
etc. 


1.  Voir  Gaston  Paris,  Mélanges  linguistiques,  p.  276  à  280  :  Ti,  signe  d'inter- 
rogation. 


CHAPITRE   II 

DÉRIVATION 


Tandis  que  la  morpholog-io  présente  peu  d'intérêt  pour  no- 
tre sujet  —  on  en  trouvera  dans  la  syntaxe  quelques  particu- 
larités saillantes  —  la  dérivation  a  pour  nous,  en  revanche, 
une  grande  importance.  En  passant  sur  les  détails  connus, 
nous  nous  attacherons  spécialement  aux  faits  nouveaux  ou 
moins  connus  jusqu'ici. 

1.  —  Dérivation  impropre. 

Elle  est  représentée  par  des  substantifs  tirés  : 

a.  — D'infinitifs:  Bagou,  bavardage  où  il  entre  de  la  har- 
diesse et  de  rcffronterie  (tiré  de  bagouler,  parler  à  tort  et  à 
travers),  mot  attesté  dès  la  fin  du  xviii"  siècle  (v.  Fr. -Michel), 
aujourd'hui  très  populaire  ^  appliqué  surtout  à  l'élocution  fa- 
cile du  gamin  ou  de  l'ouvrier  parisien  ^;  briffe,  nourriture  ^. 
débine,  misère,  épate,  pose,  embarras  \^/Zd;ie,  flânerie,  etc. 

b.  —  De  participes  :  Beuglant,  café-chantant  de  bas-étage  (les 
spectateurs  y  chantent  en  chœur  avec  les  artistes),  bequant 
ou  bècant  ^  oiseau  de  basse-cour,  poulet  (proprement  qui  bec- 
queté). 

2.  —  Composition. 

Elle  revêt  les  aspects  suivants  : 

a.  —  Composés  dont  le  premier  élément  est  un  impératif: 
Abat-^oin.  vocable  rural;  accroche-cœurs,  terme  métaphori- 
(juo  qui,  après  avoir  désigné  la  boucle  des  cheveux  appliquée 
coquettement  sur  la  tempe  des  paysannes  et  des  bourgeois,  a 

1.  Balzac  écrit  à  tort  bagou  It  {d''du[res  bcKjoùl):  «J'attraperais  parfaitement 
le  bar/oidt  de  la  triinine  «,  lyillustre  Gaiidissarl,  1832,  t.  VI,  p.  327. 

2.  «  Une  drôlerie  gouailleuse  d'ouvrier  parisien,  i)leine  de  bagou...  Gadet- 
Gassis  avec  son  bagou  parisien...  »,  Zola  Assommoir,  p.  58  et  IS-ï. 

3.  «  Vlà  la  bri./fe\  cria-t-il  en  riant  »,  Rosny,  Marthe,  p.  93. 

4.  Bruant,  Roule,  p.  KiO  :  «  I  fait  de  l'épate...  i  crâne...  i  pose...  » 

5.  Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  18,  et  Rictus,  Doléances,  p.  52. 


DÉRIVATION  103 

fini  par  être  longtemps  la  coiffuro  des  filles  et  des  souteneurs^; 
avale-tout-cru,  goinfre  et  matamore ';  bouffe-la-halle,  goin- 
fre ^;  brûle-gueule,  pipe  "*  au  tuyau  court  (elle  brûle  la  bouche 
du  fumeur)  ;  cache-misère,  vêtement  ample  servant  à  cacher 
des  vêtements  usés  qu'on  porte  par-dessous  (composé  récent)  ; 
casse-poitrine.,  eau-de-vie  ordinaire  ^;  croque-mort,  appella- 
tion ironique  ;  croque-mitaine,  vieil  édenté  qui  ne  peut  mâ- 
cher que  des  mitaines*,  épouvantail  dont  les  mères  menacent 
les  enfants  (dernier  représentant  parisien  du  moine-bourru;; 
pique-assiette,  parasite,  néologisme  censuré  par  les  gram- 
mairiens ''  ;  tord-boyaux,  eau-de-vie  ordinaire  (Hayard). 

b.  —  Justaposés.  d'un  adjectif  et  un  substantif  :  Malfrein, 
mauvais  sujet*,  répondant  à  l'ancien  synony momaugouoert,  etc. 

c.  —  Composés  irréguliers,  formés  de  phrases  entières:  Dë- 
croche^-moi-ça  désigne  à  la  fois  le  vêtement  d'occasion ^  la 
boutique  du  fripier  et  le  fripier  lui-même,  etc. 

La  phrase  est  parfois  cristallisée  en  un  seul  mot  :  Catula, 
douanier,  terme  de  mépris,  d'après  sa  demande  habituelle  : 
qu'as-tu  là?  — /ws/«cr?f,  quidam,  très  en  vogue  jadis  (vers  1660), 
mais  encore  usuel,  désignant  un  individu  original  («  l'eusses- 
tu-cru  ?  »);  —  quand  est-ce,  la  bienvenue  d'un  nouvel  ou- 
vrier dans  un  atelier  ^^ 

1.  Le  mot  manque  encore  à  Bescherelle  (1845). 

2.  D'Hautol  donne  :  «  Avale-tout-dru,  glouton,  goulu  ». 

3.  Dans  les  parlers  provinciaux  :  joufllu  (Giiampagne),  homme  gros,  court 
et  ventru  (Reims),  etc. 

4.  «  Elle  riait...  aux  consommateurs  fumant  leur  bnile-gueiile,  criant  et  cra- 
chant... »,  Zola,  Assommoir,  p.  366.  —  Le  mot  se  lit  dans  Balzac,  Colonel  Cha- 
bert,  1832,  t.  X,  p.  27  :  «  Une  de  ces  humbles  pipes  de  terre  Jjlanche  nommées 
des  brûle-f/ueules  ». 

5.  «  Les  tournées  de  casse-poilrine  se  succèdent...  jusqu'à  ce  que  la  dernière 
chandelle  s'éleignit  avec  le  dernier  verre!  »  Zola,  p.  271. 

6.  «  Les  Parisiens  nomment  croquemitaine  une  espèce  d'ogre  dont  ils  mena- 
cent les  enfants.  Ils  disent  à  ceux-ci  que  les  dents  de  ce  personnage  étant 
tombées,  il  ne  pourra  les  manger,  mais  qu'il  leur  donnera  le  fouet  et  les 
renfermera  dans  un  cachot  jusqu'à  ce  qu'ils  deviennent  sages  j.  —  A.  de 
Ghesnel,  Dictionnaire  des  superstitions,  erreurs,  préjugés  et  traditions  populaires, 
éd.  M  igné,  Paris,  1856,  v"  croque-mitaine. 

7.  Cf.  iMichel,  1807  :  «  Piquer  Vassietle,  pique-assiette  ne  sont  pas  français. 
Piquer  les  tables,  parasite...  Celte  expression  piquer  l'assiette  est  fort  usitée 
en  Lorraine  »;  et  d'Hautol,  1808  :  «  Pique-assiette,  sobriquet  injurieux  que 
l'on  donne  à  un  parasite,  à  un  homme  qui  vit  sur  le  commun  ». 

8.  «  Maintenant  les  fils  de  famille  se  metlent  peut-être  dans  les  malfreins  », 
Bercy.  XXXII»  Lettre,  p.  6. 

9.  «  La  belle  toilette  de  madame  Lorilleux,...  les  jupes  fripées  de  mademoi- 
selle Piemanjon,  mêlaient  les  modes,  traînaient  à  la  iile  les  décrochez-moi-ça 
du  luxe  des  pauvres  »,  Zola,  p.  79. 

10.  «  Le  lendemain  de  l'embauchage,  le  iâmewx'quand  est-ce  marche,  tout  le 
monde  y  prend  son  allumette  »,  Poulot,  p.  152. 


104  GÉNÉRALITÉS 

d.  —  Composition  à  l'aide  des  particules  : 

a  :  Amocher,  meurlrii-,  blesser,  (Rossignol),  proprement 
rendre  moche  :  «  On  s'alignera  en  grand...  et  après  ça  qu'on 
soye  amoché  on  pas...  »,  Bercy,  XIV^  lettre,  p.  7. 

dé:  Débecqueter,  vomir  {faire  débecqueter,  écœurer,  Ros- 
signol) ;  débringuer,  mettre  en  bringues,  déchirer  ;  décarcas- 
ser, etc. 

é  :  Egiiaffer,  étonner  \.  proprement  rendre  gnaf  ou  confus; 
égnaaler,  émerveiller  S  proprement  rendre  gniole  ou  niais,  etc. 

en:  Embêter,  dérivé  souvent  censuré  par  les  grammairiens 
(cf.  encore  Balzac  :  «  Il  ne  se  laissa  jamais  embêter,  mot  de 
son  argot  »,  L'illustre  Gaudissart,  1832,  t.  VI,  p.  319);  engueu- 
ler, dérivé  poissard,  et  engueuser,  enjôler,  c'est-à-dire  séduire 
à  la  manière  des  gueux  ou  mendiants,  ces  deux  derniers  ver- 
bes remontant  au  poissard  du  xyiii*^  siècle. 

j^e  :  Repiger,  rattraper  ^  etc. 

3.  —  Suffixes. 

Le  nombre  des  suffixes  dans  le  parler  vulgaire  est  de  beau- 
coup plus  considérable  que  dans  la  langue  littéraire.  Il  im- 
porte d'en  établir  le  classement  suivant  leurs  origines  ;  on 
peut  en  distinguer  plusieurs  catégories  que  nous  allons  abor- 
der successivement. 

Suffixes  français,  —  Voici  le  tableau  des  suffixes  communs 
à  la  fois  à  la  langue  parlée  et  écrite  : 

a.  —  Substantifs  en  : 

ade  :  Brimade,  cotonnade  («  mot  usité  dans  le  commerce  », 
Michel),  engueulade,  lichade  ^  rigolade,  toquade  ; 

âge  :  Abattage,  battage  («  mensonge  »),  boulottage,  collage 
(«  union  illégitime  »),  débitïage,  («  propos  malveillant  »),  etc.; 

aille:  Pestaille,  agent  de  police  (Rossignol),  copaille,  pédé- 
raste. («  Alors,  qui  qu't'attends  ?  Une  copaille  »,  Méténier, 
p.  80),  compagnon  de  prison  (de  copain),  etc.; 

aison  :  Crevaison,  agonie,  etc.  ; 

ard:  Pochard  ^,  ivrogiie  {de poche:  cf.  sac  à  vin),  etc.; 

1.  «  Tu  m'égtia/fesl  riposte  sardoniquement  Jacques  »,  Rosny,  Rues,  p.  99. 

2.  Rictus,  Cœur,  p.  15  :  «  Oh!  maman,  ce  que  je  suis  egnaulé!  » 

3.  «  Quand  tu  te  cavalerais  pour  l'Algérie,  je  te  repir/erai  »,  Rosny,  Ma?-- 
ihe,  p.  6. 

4.  «  Voilà  où  menaient  l'amour  de  la  fripe,  les  lic/iades  et  les  gueuletons  », 
Zola,  p.  359. 

5.  «  Va  donc,  soùlard,  va  donc  avec  tes  pochards  »,  Poulot,  p.  46. 


DÉRIVATION  105 

asse  :  Chenasse  (écrit  aussi  schnasse),  visage,  figuro,  vi- 
laine figure,  proprement  figure  de  chien V,  etc.; 

aiion  :  Dëgoûtation,  personne  ou  chose  dégoûtante  ',,  etc.  ; 

ée:  Flopée  et  tapée,  grande  quantité  ;  pochetée,  même  sens 
(et  bêlise,  ivresse),  etc.  ; 

erie  :  Gniolerie,  niaiserie^;  loufoquerie,  bêtise,  etc.; 

eur:  Bonisseur,  annonceur  forain;  noceur',  qui  aime  à  ^'di.- 
museT ;  tonibew,  lutteur  forain,  etc.; 

ien  :  Faubourien,  néologisme  censuré  par  Desgranges 
en  1821  («  Soiffer,  pour  boire,  est  un  mot  de  faubourien  et 
aussi  français  que  faubourien  lui-même  »); 

ier:  Boulevardier,  néologisme  récent;  troupier,  autre  néo- 
logisme censuré  par  les  grammairiens  *; 

ment  :  Boniment,  chambardement,  etc.  ; 

oir  :  Abattoir,  etc.  ; 

oir^e  :  Achetoire,  argent,  monnaie,  proprement  ce  de  quoi 
on  achète  ^ ; 

ure:  Biture,  ivresse;  friture;  revoyure,  ce  dernier  remon- 
tant au  poissard  {Riche-en-Gueule,  1821,  p.  109).  Encore  très 
usuel  dans  les  parlers  provinciaux  ^ 

b.  —  Adjectifs  en  : 

ant:  Crevant,  roulant,  etc.  ; 

ard  :  Flémard,  mochard  (même  sens  que  moche,  vilain), 
soiffard  {a  ivrogne  »),  tortillard  («  boiteux  »),  etc.; 

asse:  Dégueulasse,  dégoûtant;  chelasse,  écrit  aussi  schlass, 
ivre'',  de  cJieuler,  boire  abondamment  ; 

eux  :  Grincheux,  etc. 

c.  —  Adverbes  en  : 

ment  :  Censément  ^,  je  suppose  («  néologisme  mal  formé  et 

1.  (t  Le  pognon  sera  toujours  le  pognon,  et  qu'y  ait  dessus  la  quetche  à 
Bading,ue  ou  la  chenasse  à  Marianne  »,  Bercy,  A7F«  lettre,  p.  5. 

2.  8  Ce  n'était  pas  possible,  la  dégoûtation  était  si  grande,  l'odeur  devenait 
telle...  a,  Zola,  p.  285.  —  «  L'abomination  de  la  dégoûtation  »,  Goncourt,  Jour- 
nal, 15  avril  18G1. 

3.  «  Cette  gnolerie  nous  vient  des  Romains  »,  Ahnanach  du  Père  Peinard, 
1.894,  p.  3. 

4.  Cf.  Desgranges,  1821:  «C'est  un  vieux  troupier.  Troupier  n'est  qu'un  mot 
de'soldat  ». 

5.  Très  usuel  dans  les  provinces:  «  Sans  achetoires  on  ne  va  pas  au  marché  » 
(Rennes,  Coulalnn).  —  «  Tu  parles  bien  pour  acheter,  il  faut  avoir  des  ache- 
toires j)  (Anjou). 

6.  «  A  la  revoijure,  portez-vous'  ben  tertous  »  (Berry).  —  «  On  prend  habi- 
tuellement congé  des  gens  en  disant  :  Jusqu'à  la  revoyure!  »  (Anjou). 

7.  «  Va  pas  croire  que  je  suis  schlasse...  »,  Bercy,  XLI^  lettre,  p.  4. 

8.  «  Au  même  patelin  ousque  nous  restions  censément  porte  à  porte  »,  Gour- 
teline.  Gaietés,  p.  33. 


106  GÉNÉRALITÉS 

inutile  »,  Vincent,  1910);  urfément^  excellemment,  parfaite- 
ment*. 

d.  —  Verbes  en  : 

ailler  :  Chenailler ,  gronder,  engueuler,  proprement  crier 
comme  un  chien  ^'  ; 

er  :  Bambocher'^,  s'amuser  («  n'est  pas  français  »,  Michel  et 
Desgranges),  synonyme  de  musarder,  autre  néologisme  ;  fau- 
ter, faire  une  faute,  surtout  en  parlant  d'une  jeune  fille  séduite 
(déjà  chez  d'Ilautel);  sacquer,  renvoyer  un  ouvrier,  lui  don- 
ner son  sac;  soiffer,  boire  avec  excès  (d'Hautel),  réprouvé 
par  Desgranges,  mais  très  usuel ''; 

ir  :  Bonir,  dire,  parler,  proprement  dire  de  bonnes. 

e.  — Diminutifs  en: 

ette  :  Casquette,  gigolette,  à  côté  de  com.prenette,  intelli- 
gence; causette  («  n'est  pas  français  »,  Michel),  risette; 

iot  :  Cafloi,  mauvais  café  (chez  d'Hautel);  loupiot.  enfant, 
louveteau  (proprement)  :  «  Ça  te  cliagrine  tant  que  ça,  dis, 
d'avoir  un  loupiot  ?  »  Méténier,  p.  85  : 

on:  Gueuleton,  repas  copieux,  terme  déjà  usuel  dans  le  pois- 
sard (v.  ci- dessus,  p,  16),  et  pognon,  argent  de  poche  (Rigaud) 
ou  argent  en  général  (Rossignol),  proprement  petite  poigne 
au  sens  de  poignée^;  —  et  des  verbes  comme  gohichonner, 
courir  les  cabarets  pour  un  bon  repas  (Rigaud),  diminutif  do 
gober,  verbe  employé  dès  1847  par  Balzac:  «  Il  se  sentit  ca- 
pable des  plus  grandes  lâchetés  pour  continuer  à  gobichonner 
(mot  populaire,  mais  expressif)  de  bons  petits  plats  soignés  », 
Cousin  Pons,  t.  XVII,  p.  309; 

ot  :  Bécot,  baiser  (proprement  petite  bouche)  ;  poivrot,  ivro- 
gne ^;  —  et  des  verbes  comme  crdnoter,  faire  le  crâne;  (jobe- 
loter,  boire,  rire  et  chanter  (Rigaud),  de  gobelot,  forme  pro- 
vinciale pour  gobelet. 

1.  «  Il  y  a  dans  notre  patelin  (Saiivt-Quentiii)  un  zigue  qui  débute  urfément 
bien  pour  la  vendaisonde  tes  tlanches  »,  P'ere  Peinard,  25  janv.  1891,  p.  6.  — 
Cf.  «  Pour  se  rincer  la  dalle,  il  y  aura  des  troquets  très  hurfes,  à  la  mode 
de  tous  les  patelins  »,  IbiJ.,  28  janv.  1879,  p.  .">.  —  Voir,  sur  ce  mot,  nos  Sour- 
ces, t.  II,  p.  210. 

2.  «  Je  n'ai  pourtant  rien  fait  pour  (lue  tu  sois  toujours  à  me  chenaillef  », 
Virmaitre,  Supplément.  —  Dans  le  Berry,  ce  verbe  signifie  :  mener  une  vie 
de  chien;  à  Genève  :  secouer,  tracasser;  dans  la  Bresse  :  s'accoupler. 

3.  0  Pour  vivre  stri'Uement  et  non  pour  bambocher  ^),  Balzac,  Cojcsine  Bette 
(l.Si7).  t.  XVII,  p.  56. 

i.  «   VAlo  soiff'nit  à  tire-larigot  »,  Zola,  Assoïnnioir,  p.  447. 

5.  «  Pas  de  pognon,  pas  d'œil,  c'est  dur  tout  do  même  »,  Poulot,  p.  71. 

fi.  Richepin,  Gueux,  p.   192. 


DÉRIVATIONS  107 

Quant  à  la  dérivation  savante,  latine,  elle  n'a  laissé  que 
peu  (le  traces  dans  le  bas-langage.  L'unique  suffixe  est  iste 
qui  a  donné  :  Banqaiste,  saltimbanque  riche,  maiichisie,  men- 
diant (llayard),  chanteur  ou  joueur,  qui  fait  la  quête  devant 
les  établissements  de  consommation,  à  côté  à^  je  m' en- fichiste, 
etc.,  ce  dernier  plutôt  livresque,  comme  les  quelques  termes 
en  isme  (tels:  loufoquisme,  maboulisme,  etc.)  qu'on  lit  fré- 
quemment dans  \q  Père  Peinard. 

Suffixes  vulgaires.  —  Ils  sont,  pour  la  plupart,  communs 
au  langage  parisien  et  aux  parlors  provinciaux  : 

aque:  Barbaque.  viande  (à  côté  de  barbi),  forme  provinciale 
de  berbi,  brebis,  etc; 

oque:  Chenoque,  nigaud  (écrit  aussi  schnock),  proprement 
bête  comme  un  chien  ^  ;  loufoque,  fou,  de  loufe,  imbécile, 
répondant  exactement  au  synonyme  provincial  matoc  (c'est- 
à-dire  matoqué),  sot.  forme  parallèle  à  mastoc,  lourdaud; 

oche  :  Bidoche,  viande  (à  côté  de  bide)  ;  gourdoche,  pièce  de 
cinq  francs,  répondant  à  mastoc,  pièce  de  dix  centimes,  lune 
et  l'autre  désignant  la  grosse  pièce  ;  pe^oclie,  sac  où  le  gar- 
çon de  banque  enferme  la  recette  («  releveur  de  pezoche,  gar- 
çon de  recette  »  (Rigaud),  à  côté  àQ  pèse,  argent,  etc. 

eux  (pourear):  Galvaudeux,  vaurien;  gâteux.,  tombé  dans 
l'enfance;  tafouilleux,  chiiï'onnier  des  bords  de  la  Seine  (Ri- 
gaud), proprement  qui  fouille  dans  le  las  d'ordures;  vengeux-, 
vengeur  ^ 

Suffixes  analogiques.  —  Mentionnons  les  suivants: 

al:  CliapaU  chapeau  (singulier  induit  du  pluriel:  cf,  che- 
val-chevaux), dans  le  langage  familier^;  gigal,  compagnon 
ouvrier  (do  gigue,  gigot:  cf.  gigolo  et  social,  ami);  gringal, 
pain,  à  côté  de  gringue  (voy.  p.  9i);  — chicder,  pleurer  {chier 
des  yeux),  etc.  ; 

atif:  Dégueulatif,  dégoûtant  (Rigaud),  modelé  d'après  dé- 
goâtatif,  etc.  ; 

icot,  cot  :  Boscot,  bossu  («  diminutif  badin  et  moqueur  », 

1.  Rictus,  Cœ;<r,  p.88:  «  Spèce  de  5c/i«GtV,:,  tu  vas  pas  flancher!  »  —  (;:;f.  le  com- 
posé schnockobol,  ou  poire  de  schnock,  antipathique,  sobriquet  donné  à  l'Alle- 
mand, proprement  niais  qui  amuse  iboler,  amuser)  :  «  C'est  encore  un  Schno- 
kobol,  un  Prusco,  et  1  dit  qu'il  est  Alsacien  »  (cité  dans  Bruant,  Dicl  ,  p.  17.) 

2.  «  Avec  cette  téte-là,  ça  doit  être  un  vetigeux  s,  Rosny,  Marthe,  p.  ~. 

3.  Voir  Appendice  E:  Suffixes  jargonnesques  et  suffixes  fantaisistes. 

4.  Ce  suffixe  a  acquis  une  certaine  extension  dans  l'argot  des  polytechni- 
ciens :  Gigal  harical  désigne,  à  l'Ecole,  le  gigot  aux  haricots. 


108  GÉNÉRALITÉS 

d'IIaiitel),  à  côté  de  bossicot,  même  sens  (dans  l'Anjou),  forme 
parallèle  à  bonicot,  bon  (d'Hautel),  moricaud  (cf.  Arbicot, 
Arabe),  Prusco,  Prussien,  etc.; 

lâche:  Camerlache,  Ciima.r àde,  campluclie,  campagne\  l'un 
et  l'autre  très  populaires. 

pin  (suffixe  induit  àa  galopin,  gouspin)  :  Auverpin,  Auver- 
gnat ^  ;  marloupin,  jeune  marlou  (à  côté  de  marloupatte  et 
marloupiat,  autres  formes  analogiques)  ;  youpin,  juif  (à  côté 
de  fjoute),  etc. 

Parmi  les  préfixes,  es,  abstrait  de  nombreux  verbes  méri- 
dionaux commençant  par  es  (tels  esbigner,  esbroujfer,  esquin- 
ter, etc.),  est  à  son  tour  devenu  formatif,  mais  avec  une  valeur 
purement  intensive  ^  :  Esblinder,  stupéfier  («  dans  le  jargon 
des  ouvriers  »,  Rigaud),  sens  intensif  de  blinder,  «  être  ivre  au 
superlatif»,  dans  le  même  jargon^  ;  656/0(21(6/',  étonner,  ébour- 
riffer  («  dans  l'argot  des  soldats  qui  songent  au  bloc  plus 
souvent  qu'ils  ne  le  voudraient  »,  Delvau),  même  sens  que 
bloquer,  mettre  au  bloc,  consigner,  terme  de  caserne  généra- 
lisé ^  ;  esf/oa/'c/e,  oreille,  proprement  gourde,  appellation  facé- 
tieuse très  usuelle  ^ 

Substitution  des  suffixes.  —  La  tendance  à  confondre  les 
suffixes  a  toujours  caractérisé  le  parler  vulgaire.  Dans  la  Co- 
médie des  Proverbes,  do  1630,  Lydias  reproche  déjà  ce  tra- 
vers à  son  valet  Alaigre,  (acte  I,  se.  VII)  :  «  Il  est  vray,  Alai- 
gre,  tu  fais  toujours  de  comparitudes  et  des  siinilaisons  qui 
n'appartiennent  qu'à  toy  ». 

La  raison  de  ces  substitutions  n'est  pas  toujours  apparente. 
Elles  sont  souvent  inconscientes,  comme  les  confusions  fré- 
quentes dans  le  poissard  (circonférence,  pour  conférence,  con- 

1.  <r  Ftoréal  pomponne  la  campluche...  Ceux  qui  ne  geindront  pas,  si  ça  dé- 
gouline (la  plnie)...  ce  sont  les  campliichards  >■>,  Almanach  du  Père  Peinard, 
189i,  p.  9  et  15. 

2.  «  Un  homme  qui  n'est  ni  Auverpin  ni  Charabia  »,  Privât  d'Anglemont, 
Paris  Anecdote,  1854,  p.  66.  —  «  Je  m'iialjillerai  en  Auverpin,  je  parlerai  fouch- 
tra  et  vougri,  je  ferai  n'importe  quoi  »,  Ricliepin,  Truandaille,  p.  72. 

3.  Ce  rôle  réduit  du  suffixe  se  trouve  déjà  dans  les  verbes  argotiques,  esôa- 
lancer,  jeter,  et  esbazir,  tuer,  que  Vidocq  donne  avec  le  même  sens  que  les 
simples  balancer  et  hazir. 

4.  Des  ouvriers,  ce  verbe  a  passé  dans  le  monde  de  la  galanterie.  On  lit 
dans  le  Tani-Tam  do  1875  (cité  par  Larchey)  :  «  Ça  m'étonne  un  peu,  mais  ce 
qui  m'esblinde,  comme  disent  les  cocottes  de  la  haute...  » 

5.  Richepin,  Gueux,  p.   184:  «  Parait  que  je  suis  dal)e  !  ça  m'esbloquel...  » 
6^  ï  Tu  ne  viendras  pas  me  le  crier  dans  les   esgourdes  »,  Piosny,   Rues, 

p.  259.  De  là  esqourder,  écouter  (Hayard). 


DÉRIVATION  109 

fusion,  pour  profusion,  etc.).  Souvent  aussi  elles  sont  dues  à 
l'analogie. 

Une  forme  comme  consolance,  pour  consolation,  qu'on  Ht 
dans  Vadé  (p.  76),  s'explique  pour  éviter  la  longueur  du  suf- 
fixe correspondant  de  la  langue  littéraire;  on  dit  aujourd'hui, 
pour  la  même  raison,  manifestance.  Par  contre,  accueillance, 
doutance,  oubliance,  valissance  («  valeur  »)  sont  des  forma- 
tions analogiques  à  l'aide  d'un  suffixe  très  populaire  encore 
aujourd'hui  :  la  vieille  langue  disait  déjà  aidance,  pour  aide, 
et  cette  forme  est  encore  vivace. 

La  substitution  étant  un  phénomène  fréquent  dans  le  bas- 
langage,  nous  allons  passer  en  revue  les  cas  les  plus  frap- 
pants : 

Artifailles,  nippes,  à  côté  d'attif ailles,  l'une  et  l'autre  formes 
encore  vivaces  dans  les  provinces  :  Anjou,  Poitou,  Yonne,  etc.; 
elle  était  jadis  usuelle  à  Paris:  «  Artifailles.  Ce  mot  appar- 
tient à  la  dernière  classe  et  remplace  pour  elle  le  mot  attifets, 
parure  de  femme  ;  quant  à  artifailles,  j'ignore  son  utilité  dans 
la  conversation  »,  Desgranges,  1821. 

Béard,  calme  (proprement  béant),  c'est-à-dire  qui  regarde 
niaisement  avec  la  bouche  bée;  faire  un  béard,  c'est  faire  le 
simple  spectateur  *  à  une  partie  de  jeu  :  «  Quand  trois  amis 
sont  réunis  pour  faire  une  partie  et  qu'ils  ne  veulent  jouer 
qu'à  deux,  ils  tirent  au  sort  :  celui  qui  ne  joue  pas/ai<!  béard  » 
(Virmaître,  Suppl.) 

Même  substitution  dans  Gascard  (c'est-à-dire  Gascon),  qui 
a  la  spécialité  de  la  chine  ou  colportage  (Coffignon,  p.  66),  et 
dans  inastar  "%  massif  (c'est-à-dire  mastoc)\  et  avec  le  sens 
de  plomb,  c'est-à-dire  métal  pesant  (comme  l'équivalent  four- 
besque pesa/2Z!e,  plomb):  Rossignol  donne  mùis^a/"  (variante  in- 
fluencée de  mince),  par  allusion  à  la  feuille  de  plomb. 

Fricot,  ragoût  (de  fricasse,  influencé  par  haricot),  bonne 
chère  «  mot  bas  et  trivial  »  (d'Hautel),  qu'on  lit  pour  la  pre- 
mière fois  dans  le  poissard  {Les  Porcherons,  1773,  p,  129). 

En  dépit  des  protestations  des  grammairiens  ^,  fricot  et  son 

1.  Et  avec  le  sens  généralisé,  rester  tranquille:  «  Et  si  le  daron  fait  de 
l'harmone,  reste  béard  v  (dans  Bruant,  Dict.,  p.  24), 

3.  De  là,  dans  le  langage  des  malfaiteurs,  mastaroufleur,  voleur  de  plomb 
(fusion  de  mastar  et  de  maroufle). 

3.  Avec  ce  sens  dans  Rictus,  Soliloques,  p.  58, 

4.  «  Faire  fricot,  fricoter  ne  sont  pas  français.  Le  mot  fricot  s'emploie  trivia- 
lement pour  bonne  chère  :  Il  y  avait  grand  fricot  à  ce  diner.,.  Fricoter  et  faire 
fricot  se  disent  ordinairement  des  gens  qui  se  rassemblent  pour  faire  quel- 


110  GÉNÉRALITÉS 

dérivé  fricoter,  faire  bonne  chère,  sont  encore  très  usuels  à 
Paris  et  dans  les  provinces. 

Frigousse,  même  sens  qua  fricot  (à  côté  àa  frigale,.  bonne 
chère,  dans  la  vieille  langue  et  dans  les  patois):  «  Frigousse. 
Mot  baroque  qui  équivaut  à  fricot,  bonne  chère...  signifie 
aussi  ripaille,  débauche  »  (d'Hautel).  Comme  fricot,  la  forme 
frigousse  se  lit  pour  la  première  fois  dans  le  poissard  (Z-e.s 
Porcherons,  p.  136).  Mot  encore  très  usuel:  «  L'amour  de  la- 
frigoiisse  »,  Zola,  Assommoir,  p.  514. 

Friot,  frio,  froid  (induit  de  frisquet),  forme  très  popu- 
laire: aLefr'io  estourbit  les  pauvres  diables  »,  Père  Peinard, 
25  juin  1891. 

Gniole,  niais  :  «  Il  n'est  pas  gnole,  il  est  adroit,  fin,  rusé  » 
(d'Hautel).  —  «  A-t-il  l'air  gnolle  ..  Tous  ces  gnolles-\k  sont 
des  mois  dignes  de  ceux  qui  s'entre-appellent  arsouilles  », 
Desgranges,  1821. 

Grafouil(er\  gratter,  à  côté  de  gratigner,  même  sens  dans 
les  poèmes  de  Jehan  Rictus  {Doléances,  p.  73). 

Monouille,  monnaie  :  «  Vu  la  morte-saison,  la  monouille 
sera  aussi  rare  dans  nos  portes-braises  que  la  justice  dans  les 
jupons  desjugeurs»,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  21. 

La  variante  en  est  menouille,  forme  influencée  par  menue 
(monnaie):  «  Le  samedi  quand  on  déballe  la  menouille  de  la 
paie  sur  la  table  »,  Poulot,  p.  54. 

Nigousse,  nigaud,  sobriquet  du  Breton  bretonnant  et  du 
conscrit  breton  (dans  le  langage  militaire). 

Même  substitution  dans  vigousse,  vigueur  analogue  au  cor- 
respondant (poitevin  vigace),  qu'on  lit  dans  une  lettre  de  Flau- 
bert du  15  mai  1872:  «  Mais  pour  écrire  congruement  un 
vrai  morceau,  la  vigousse  et  l'alacrilé  me  manquent  »,  Cor- 
respondance,  t.  IV,  p.  117  '-. 

que  bon  repas  en  secret...  Ce  mot,  dans  ce  sens,  n'a  pas  de  synonyme  que 
faire  gogaille,  terme  populaire,  ou  se  régaler  en  secret  i,  Michel,  1807. 

«  Fricot.  Barbarisme,  Dites:  du  ragoût,  de  la  fricasse  »,  Desgranges,  1821. 

I  Ils  fonl  fricot,  ils  fricollcni.  Expressions  triviales  et  non  françaises  pour 
ils  font  bonne  chère  »,  Blondin,  \.^'12>. 

1.  De  même  rigouiller,  rigoler  :  cf.  Anjou,  baç/ouiller,  bavarder  (  —  bagouler) 
et  dégriuffoinller,  dégringoler. 

2.  Ajoutons  :  Feigjinsse,  à  côté  de  faignant,  fainéant  (Bruant,  Dict.,  p.  217), 
et  fiasse,  ami,  -pour  fieu  (Id.,  p.  20);  godasse,  chaussure  (pour  godillot),  mot 
usuel  dans  les  casernes  (Hayard),  etc. 


DERIVATION  111 

4.  —  Croisements. 

Deux  mots  synonymes,  ou  à  pou  près,  se  présentent  en 
même  temps  à  l'esprit  :  il  eh  résulte  une  combinaison  dans 
laquelle  l'idée  initiale  est  renforcée  ou  mise  en  relief.  La  plu- 
part de  ces  contaminations  appartiennent  au  lexique;  mais 
parfois  la  fusion  est  d'ordre  purement  phonétique  ou  mor- 
phologique. Etant  donné  le  rôle  important  que  les  unes  et  les 
autres  jouent  dans  le  bas-langage,  un  examen  circonstancié 
s'impose. 

A,  —  Croisements  formels. 

Soit,  par  exemple,  Ma:^as,  nom  de  la  prison  cellulaire  dé- 
molie en  1900  qui  avait  remplacé  la  prison  de  la  Force  :  il 
devient  tour  à  tour  Ma:^aro,  qui  désigne  la  salle  de  police  et 
tout  particulièrement  la  prison  militaire  de  la  rue  du  Cher- 
che-Midi, et  Ta^as,  prison  de  Mazas,  par  contamination  des 
synonymes  La^aro,  prison  de  Saint-Lazare,  et  Tas,  le  Dépôt: 
«  A  Tasas...  elle  est  seulement  pas  venue  m'assister  »,  Mété- 
nier,  Lutte,  p.  121. 

Voici  d'autres  exemples: 

ArtijTot,  artilleur:  «  Comme  y  aurait  pas  de  grivetons,  ni 
fantabosses,  ni  cavalos,  martiflots  »,  Bercy,  .YA'LY'-  lettre,  p. 5, 
C'est  une  contamination  de  fljtot  fantassin  (ce  dernier  tiré  de 
Ji ferlin,  soldat):  «  Elle  dit:  des  Jlfîots!  y  a  rien  de  fait  », 
Courteline,  Train,  p.  207.  La  finale  s'est  ensuite  propagée  par 
voie  analogique:  gourdiflot,  niais,  gourde  (Rossignol,  Hayard). 

Bistringue,  même  sens  que  bastringue  (chez  les  Français  du 
Canada),  contaminé  par  bistro,  d'où  la  forme  rédmle  bistingo , 
mentionné  en  1856  par  les  frères  Concourt  ',  et  bustingue, 
hôtel  garni  où  couchent  les  bateleurs,  les  savoyards,  les  mon- 
treurs de  curiosités  (sens  déjà  donné  par  le  Jargon  de  1849). 

Fringale,  faim-valle,  forme  contaminée  par //'m^yMe/',  gam- 
bader: cette  maladie,  rendant  les  chevaux  très  voraces,  les 
fait  tomber  dans  un  état  d'épilepsie  dont  ils  ne  peuvent  sortir 
qu'après  avoir  mangé.  Ce  néologisme  de  vétérinaire  est  déjà 
mentionné  par  d'Hautel  («  Le  moi  fringale  ne  se  trouve  nulle '^ 

1.  «  La  tournée  finie,  nous  allons  tous  quatre  dîner  dans  un  bislinyo  à  la 
porte  d'Auteuil  »,  Goncourt,  Journal  du  23  déc.  1836. 

2.  Il  est  dans  Michel,  1807:  «  Fringale,  pour  faim  canine.  Espèce  de  ma- 
ladie ». 


112  GÉNÉRALITÉS 

part  »),  ensuite  par  DesgTauges  (1821)  :  «  Fringale,  besoin 
extrême  de  manger,  n'est  pas  français.  Nos  académiciens 
n'ont  pas  souvent  la  fringale,  car  ce  mot  n'a  pas  trouvé  place 
dans  leur  Dictionnaire  K  Mieux  vaut  male-faim  ». 

Dans  le  langage  militaire:  Capiston^,  capitaine  (influencé 
par  fiston)^  et  tringlot,  soldat  du  train  des  équipages  militaires  : 
c'est  train,  influencé  par  tringle,  fusil. 

B.  —  Croisements  lexioues. 

Ceux-ci,  fort  nombreux,  constituent  une  des  parties  carac- 
téristiques du  bas-langage.  Suivant  le  degré  d'affinité  do 
leurs  éléments  en  fusion,  on  peut  les  répartir  en  trois  caté- 
gories. 

1.  —  Croisements  de  synonymes. 

Cette  contamination  de  deux  termes  apparentés  donne  à 
leur  combinaison  une  valeur  plus  intense.  C'est  ainsi  que  be- 
c^o/îdame  (Rabelais)  représente  une  combinaison  populaire  de 
bedon  eibedaine;  dans  le  vulgaire  moàcvnQ. ^  foultitude  (fusion 
des  synonymes /oM^e  et  multitude)  désigne  une  grande  quan- 
tité: (.(\]nefoultitude  d'autres  panacées,  plus  loufoques  qu'uni- 
verselles, dans  l'espoir  de  décrocher  le  bonheur  ».  Almanach 
du  Père  Peinard,  1898^,  p.  2. 

Voici  d'autres  exemples  : 

Alboche,  allemand,  sobriquet  ironique  postérieur  hitête  de) 
boche,  fusion  de  ce  dernier  avec  Allemand  ^ 

C/ielipoter,  schlipoter,  puer  (de  chelinguer  et  galipoter,  faire 
ses  besoins),  qu'on  lit  à  la  fois  dans  Richepin  (Gueuse,  p.  172) 
et  dans  Jehan  Rictus  (Cœur,  p.  194). 

Louftingue,  fou  (des  synonymes  louf  et  tingue)  :  «  Je  viens 
de  gagner  cent  mille  francs.  —  Il  est  louftingue  !  »  Rictus, 
Numéro  gagnant,  p.  8. 

Mannesingue,!  marchand  de  vin,  contamination  de  manne- 
quin, petit  bonhomme,  et  singue,  comptoir,  le  marchand  de 
vin  étant  plaisamment  conçu  comme  l'automate  du  comptoir 
en  zinc  ^.  La  forme  parallèle,   mannestringue  (que  Larchey 

1.  Il  no  figure  que  dans  l'édition  de  1835, 

2.  «  Alorsse,  le  capiston  l'a  fait  venir  »,  Bercy,  XXXVI*  lettre,  p.  4. 

3.  Voir,  sur  ce  mot,  notre  At'got  des  Tranchées,  p.  129. 

4.  Voir  d'autres  hypothèses  étymologiques  dans  le  Courrier  de  Vaugelas,  t. 
VIII  ^1878),  p.  59,  113  et  133;  A.  Larchey,  SuppL,  p.  XXI  et  145. 


DKRIVATIÛN  113 

cite  dans  son    Supplément)  est  nne  double  contamination  des 
synonymes  mannesiiigue  et  bastrinfjue. 

'  I.c  mot,  ainsi  que  sa  variante  '  mùuiiKjue  (qui  en  est  la 
prononciation  parisienne),  est  à  peu  près  sorti  d'usage  et  rem- 
placé par  mastroquet  :  «  J'ai  fini  mon  après-midi  dans  la  cour 
du  min^ingo  ».  Poulot,  p.  72.  —  «  C'est  un  manne^irifjue  de 
l'ancien  jeu  ».  Zola,  p.  192. 

Mômignard.  petit  enfant  (de  môme  et  mignard),  et  mômi- 
nette,  fillette  (de  môme  et  minette). 

Pétrousquin,  le  derrière  (fusion  des  synonymes  pétard  et 
troussequin),  et,  ironiquement,  paysan  :  «  Vous  voulez  donc 
passer  pour  des  pétrousquins?  »  Méténier,  Lutte,  p.  246.  — 
«  Les  pauvres  ouvriers  pétrousquins  ont  la  tête  farcie  d'igno- 
rance )>,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  54. 

Petsouille,  pède^ouillc.  le  derrière  (fusion  des  synonymes 
pétard  ei  ve:souille),  et,  plaisamment,  paysan,  rustre:  «  Je 
crèverai  dans  la  peau  d'un  cabot  et  d'un pède^ouille  »,  Desca- 
ves, &ous-o£'s,  p.  127. 

Ratiboiser,  rafler  ou  décaver  au  jeu  (fusion  des  synonymes 
ratisser  et  emboiser'^)  :  «  Et  le  roi  de  cœur  pour  finir.  La  vole. 
Trois  jolis  points,  bein,  Desforges  ?  —  Ratiboisé.  La  suivante. 
Je  donne,  coupez!  »  Frescaly,  p.  74. 

De  là  :  ratiboisé  K  sans  le  sou  (Virmaitre),  et  ratiboiser  "*, 
voler:  «Les  brigands  dévalisaient  les  diligences,  ratiboisaient 
le  pognon  de  l'état,  déquillaient  les  gendarmes  »,  Almanach 
du  Père  Peinard,  1894,  p.  48. 

.  Ribouldingue,  fête,  noce,  vocabïe  tiré  de  ribouldinguer,  ce- 
lui-ci représentant  une  fusion  des  verbes  synonymes  ribouler, 
rouler,  et  dinguer,  rebondir  '\ 

Rigolboche,  s'amuser  de  toute  manière  (fusion  des  verbes 
synonymes  rigoler   et  bambocher),   d'où    rigolboche^,  très  ri- 


1.  Une  autre  variante,  mulzinfjue  (dans  Vidocq),  s'explique  par  rallernance 
habituelle  des  liquides. 

2.  Emboiser,  tromper  :  »  Mot  bas  et  du  menu  peuple  »  (Le  Roux).  Balzac  s'en 
est  encore  servi:  «  Emboisez-xwo'x  bien  ces  gens-là  j,  Eugénie  Grandet,  p.  226. 

3.  Et,  au  figuré,  ruiné  :  «  C'est  fini,  le  vieux  monde  est  ratiboisé,  le  populo 
lui  passera  sur  le  corp's!  »  Père  Peinard,  9  mars  1890,  p.  5.  —  Ce  vocable  a 
été  employé  par  Alph.  Daudet  et  Guy  de  Maupassant  (v.  la  thèse  de  Mary 
Burns,  p.  88). 

4.  Ce  verlie  a  acquis  des  sens  spéciaux  dans  les  parlers  provinciaux:  Rati- 
boiser, Itattre,  rosser  (Anjou),  et  briser  un  objet,  détériorer  quelque  chose 
(Bas-Maine). 

5.  Voir,  sur  ce  mot  récent,  notre  Argot  des  Traticltées,  p.  20  à  22. 

6.  C'était  aussi  le  surnom  d'une  fille  galante,  célébrité  de  bastringue  sous 

8 


114  GÉNÉRALITÉS 

golo  (Virmaître)  :  «  C'est  pas  rigolboche  de  plaquer  son  métier, 
son  patelin, sa  îdimxWQy) ,  Alinanadi  du  Père  Peinard,  1894,  p.  38. 

Tripatouiller,  tripatrouiller,  tripoter  en  tout  sens  (fusion 
des  verbes  synonymes  tripoter  et  patrouiller  ou  patouiller), 
au  propre  et  au  figuré  :  «  Vous  n'allez  pas  bientôt  finir  de  me 
tripatrouiller,  vous  allez  me  chiffonner  »  (Virmaître).  —  «  On 
lui  en  fait  endurer  de  cruelles  à  notre  pauvre  globe  1  On  le 
tripatrouille  d'une  sacrée  façon  !  »  Alinanach  du  Père  Pei- 
nard, 1898,  p.  20. 

La  forme  réduite  tripatouiller  ^  signifie,  modifier  ou  rema- 
nier, contre  le  gré  de  l'auteur,  une  œuvre  dramatique  ou  lit- 
téraire "-. 

2.  —  Croisements  de  termes  apparentés. 

Un  exemple  curieux  nous  en  est  offert  par  le  franco-proven- 
çal, lyonnais  ou  dauphinois  boustifaille,  mangeaille,  bonne 
chère,  mot  qui  a  pénétré  partout  à  Paris  ^  et  dans  les  provin- 
ces ^.  Il  est  déjà  mentionné,  en  1821 ,  par  Desgranges:  «  Tu  ne 
fais  que  boustiffer  ^  vive  la  boiistif aille  !  Tous  ces  mots-là 
sont  des  barbaristnes  enfantés  par  la  populace  ». 

Ce  mot  représente  une  contamination  de  bouffaille  :  le  ber- 
richon possède,  à  coté  de  boustifaille,  les  formes  parallèles 
boutifaille  et  bouffetif aille  ;  le  Limousin  dit  bouchifaio  et  bour- 
difaio  ^.  ce  dernier  répondant  au  manceau  bourdifaille,  au 
savoyard  bortifaille  et  à  l'angevin  pourtifaille  (à  côté  de  bour- 
nif aille),  tous  au  sens  de  provisions  de  mets  sur  une  table,  de 
copieuse  nourriture,  ce  que  le  patois  havrais  exprime  par 
gourdifaille  (Languedoc,  gourdufaio).  Les  éléments  qui  en- 
trent en  combinaison  ne  sont  pas  toujours  apparents  :  tour  à 

le  second  Empire.  Huysmans  s'est  servi  du  verbe  correspondant  :  a  Fallait 
laisser  croire  que  vous  rigolbochiez  avec  cette  dame  »,  Sœuv  Marthe,  p.  272. 

1.  Emile  Bergerat  s'attrijjue  la  paternité  de  ce  sens  littéraire.  Voir  ses 
Souvenirs  d'un  enfant  de  Paris,  t.  III  (1912),  p.  320. 

2.  Rossignol  cite  en  outre  batifouiller,  s'embrouiller,  patauger  (a  il  bâti- 
fouille  au  moins  une  heure  »),  lusion  de  batifoler  et  bafouiller;  Virmaître, 
patri fouiller,  manier  malproprement,  fusion  de  -patrouiller  et  fouiller,  etc. 

3.  «  C'est  de  la  boustifaille  et  pas  autre  chose  »  (caricatures  de  Gavarni  du 
28  juin  ISiO).  —  «  Autrefois  on  faisait  nn  bon  contrat  (de  mariage),  ensuite 
une  bonne  boustifaille  »,  V.  Hugo,  Misérables,  V"  partie,  p.  602  —  «  Mettons- 
nous  à  table,  il  sent  la  boustifaille  de  loin  »,  /obs.  Assommoir,  p,  103. 

4.  En  Picardie,  Anjou,  Berry,  Yonne,  etc. 

î).  Aujourd'hui  boustif ailler,  manger  souvent,  synonyme  de  bouloUer. 

6.  A  (ienève,  bourdifaille  signifie  grosse  pâtisserie  et,  figuréinent,  tète  éva- 
porée (Humbert);  dans  le  vaudois,  bourdifalo  a  ci;  triple  sons  :  1"  tripes,  res- 
tes de  viande;  2«  panse;  3"  carîaille. 


DERIVATION  115 

tour  les  notions  bouche  ou  vessie  (en  provençal,  bout),  rebut 
(en  provençal,  borda)  ou  abondance,  etc.  contaminent  l'ac- 
tion du  verbe  bouffer  à  un  degré  excessif. 

Voici  une  série  d'autres  croisements  similaires  : 

Carapater,  marcher,  en  se  traînant,  se  sauver  (fusion  de 
crapaud  et  patte,)  c'est-à-dire  tirer  les  pattes  comme  un  cra- 
paud, marcher  à  quatre  pattes  en  tâtonnant^  :  «  Dis  donc, 
ma  biche,  faut  nous  carapatter  »,  Zola,  Assommoir,  p.  461. 

Chijne,  terme  du  début  du  xix''  siècle  et  d'origine  vulgaire. 
Son  sens  a  varié  :  «  Qu'est-ce  que  le  peuple  entend  par  chipie? 
Il  n'en  sait  peut  être  pas  plus  que  moi  »,  écrit  Desgranges 
en  1821.  Erreur,  il  en  sait  plus:  Femme  avare  (Bas-Maine), 
qui  rapine  sur  tout,  pingre  (Champagne),  mauvaise  femme 
(Bresse,  Bourg-ogne),  etc.;  à  Paris  :  bég'ueule... 

Le  sens  primitif  en  est  hargneuse  et  voleuse  comme  une  pie: 
chipie,  c'esi-k-dirc  chipe-pie,  pie  qui  chipe  (cf.  voleuse  comme 
une  pie),  d'où  les  acceptions  secondaires  de  grippe-sou  et  de 
femme  impertinente  -.  Son  pendant  normand  et  manceau  est 
^/*tyj/e  (c'est- à  dire  gripe-pie),  chipie,  méchante  femme  (Moisy), 
femme  hargneuse,  voleuse  (Dottin),  tandis  que  l'ang'evin  chi- 
gripie,  femme  maigre  et  méchante  (Ménière),  représente  la 
contamination  à  la  fois  parisienne  et  provinciale. 

Cibige,  cibigeoise,  cigarette  (contaminée  par  bige,  bigeois, 
simple,  ordinaire),  aussi  sous  les  graphies  sibige  (Rossignol) 
et  sibiche  ^  :  «  Quand  on  avait  envie  d'une  sibiche,  on  la  gril- 
lait »,  Père  Peinard,  9  novembre  1890,  p.  10. 

Coinsto,  abri  (Hayard),  fusion  de  coin  et  hosto,  hospice  : 
«  J'aurai  peut-être  plus  tard  un  coinsto  pour  moi  seul  »,  cité 
dans  Bruant.  Dict.,  p.  4. 

Dégueulbif,  dégoûtant  (de  dégueulasse  et  rebiffe),  forme 
donnée  par  Bruant,  à  côté  de  dégueulbi:  «  Ils  se  disent  que 
c'est  dégueulbi  de  crever  la  faim  »,  Père  Peinard.  11  jan- 
vier 1891,  p.  1. 

De  même  frisbi,  froid  (Rossignol),  fusion  da  frisquet  et  re- 
^fff<^>  proprement  froid  à  rebiffer. 

'     Epastrouiller,  étonner  {d'épater  et  pastrouiller,  forme  dia- 
lectale de  patrouiller),  d'où  épastrouillant,  merveilleux:  «Une 

1.  De  là  :  Carapatas  (forme  provinciale  pour  carapalaud],  marinier  d'eau 
douce  (v.  Larchey)  :  il  carapale  ou  marche  en  se  traînant.  Le  mot  désigne 
aussi  Le  soldat  d'infanterie  (Rossignol). 

2.  Gf.  Dict.  général  :  «  Chipie...  semble  dérivé  du  radical  de  chipoter  ». 

3.  Delvau  cite  encore  sibijoite,  cigarette,  à  côté  de  sibigeoise. 


116  GÉNÉRALITÉS 

découverte  épastrouillante  qui  va  réjouir  tous  les  boit- sans- 
soif  ».  Alinanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  25;  —  à  côlé 
d'espatrouiller,  même  sens  («  Espatrouillant  exprime  le  com- 
ble de  l'admiration  »,  VirmaîLre)  :  «  Une  bonne  bougresse 
s'espatrouillait  de  ce  que...  »,  Père  Peinard,  7  février  1892. 

Epatoufler ,  étonner  {d'épater  et  patoujler,  dialectal,  patau- 
ger), forme  alléguée  par  Bruant,  à  côté  à'épataroufier,  même 
sens  (d'épater  et  maroufler),  d'où  épataroufJant ,  étonnant  : 
«  Finies,  les  géantes,  les  femmes  torpilles,  les  nains  et  autres 
phénomènes  cpataroajlants...  »,  Alnianach  du  Père  Pei- 
nard, 1896,  p.  22. 

Mastroquet,  marchand  '  do  vin  (de  niastoc,  contaminé  par 
stroc,  setier),  conçu  comme  un  petit  gros  bonhomme  qui  dé- 
bile des  setiers^:  «  S'il  [le  sublime]  est  marié,  il  paie  son 
boulanger,...  son  mastroquet  jamais  »,  Poulot,  p.  68, 

Nigaudinos,  petit  niais,  de  nigaud'  ai  chriataudinos,  même 
sens  (c'est-à-dire  Cliristi  audi  nos!),  terme  employé  par  Balzac 
(v.  Larchey)  et  très  usuel  à  Lyon  (v.  de  Pustspelu). 

Niguedouiile  '%  grand  niais,  de  nigaud  et  andouille,  au  fi- 
guré («  barbarisme  bas  et  vil  »,  Desgranges,  1821)  :  «  Nous 
sommes  assez  niguedouilles  pour  nous  laisser  piper  »,  Père 
Peinard,  9  juin  1889,  p.  4. 

Patagueule,  ennuyeux,  proprement  bavard  (fusion  de  pa- 
ta[ti-pataia]  et  gueule)  :  «  C'est  lui  qui  trouvait  ça  patagueule 
de  jouer  le  drame  devant  le  monde  »,  Zola,  p.  322. 

Peinturlurer,  peindre  grossièrement  on  couleurs  criardes  : 
«  C'est  un  barbarisme  »,  Desgranges,  1821  ;  «  Mot  ironique  et 
burlesque  »,  Bescherelle  i84o.  C'est  la  contamination  de 
peinture  ai  turelure,  au  hasard. 

Requimpette,  rcdingotto,  de  redingotte,  prononciation  vul- 
gaire, et  (cf.  pet-en-l'air,  sorte  de  veston)  pette'\  postérieur, 
la  première  forme  dans  les  Soliloques  de  Rictus  (p.- 53). 
Tarabiscoter,  réparer  lesmoulures  par  des  petits  creux  (ap- 

1.  Le  mot  se  lit  dans  la  diM-nière  éJilion  du  Jarr/on  de  18i9. 

2.  Voir  une  autre  étymologie  dans  le  Siipplémenl  de  Littrc. 

3.  Gf.  Oudin  :  «  A°  sieui-  de  Nu/ au  dis,  de  la  Nigaudiè  re,  vulg.  un  sot  ». 

4.  La  forme  antérieurement  attestée  hir/uedouUlf;  (ilans  Uegaard)  est  une 
variante  que  donm^  encore  d'IIaulel  (cf.  le  nom  propre  Mcod  à  côté  de  Nirjaux). 
A  Vaud,  on  dit  niguedouiile  et  niquedandouille  (Callet).  Le  synonyme  vulgaire 
jucdale,  niais,  répond  au  franc-comtois  Jar(/ues  Dailles. 

5.  On  retrouve  cet  élément  méprisant  dans  adjupèle,  adjudant,  à  côté  d'ad- 
juvache,  même  sens,  api)ellations  ironiques  qu'on  entend  souvent  dans  les 

casernes. 


DÉRIVATION  117 

pelés  par  les  menuisiers  tarabiscots)  :  terme  technique  récent, 
fusion  de  tarauder  et  rabiscoter,  raccommoder  (en  Anjou  et 
ailleurs,  aussi  sous  la  forme  rabistoquer). 

Viauper,  pleurer  comme  un  veau  (Rig-aud),  de  viau,  veau, 
eijaper:  «  Quand  le  refrain  recommença,  plus  ralenti  et  plus 
larmoyant,  tous  se  lâchèrent,  tous  viaupèrent  dans  leurs  as- 
siettes... crevant  d'attendrissement...  Goupeau,  soûl  comme 
une  grive,  recommençait  à  viauper  et  disait  que  c'était  le 
chag-rin  »,  Zola,  Assommoir,  p.  239  et  326  K 

Viscope,  casquette  à  longue  visière  comme  en  portaient  les 
gens  faibles  de  la  vue  (contamination  de  visière  et  télescope), 
d'où  : 

1°  Visière  de  casquette,  longtemps  particulière  au  soute- 
neur: «  Tu  on  as  une  viscope  à  la  bêche  »  (Rossignol). 

2°  Képi  de  troupier,  schacko  (Merlin). 

Le  plus  récent  de  ces  croisements  est  midinette,  trottin  (de 
midi  et  dînette),  ces  jeunes  ouvrières  sortant  en  grand  nom- 
bre à  midi,  de  leurs  ateliers,  pour  déjeuner  et  prendre  l'air 
(vOy.  une  citation  dans  H. -France). 

Un  des  plus  anciens  est  brindesingues ,  dans  la  locution  être 
dans  les  brinde.iingues,  avoir  une  pointe  de  vin,  être  à  demi- 
gris  (d'Hautel),  qu'on  lit  dans  Vadé:  «  Tiens,  toi  t'es  déjà 
dans  les  brinde.<ingues  »,  Les  Racoleurs,  1756,  se.  XI.  L'ex- 
pression est  encore  vivace  :  «  On  s'était  réuni  pour  porter  une 
santé  au  conjungo,  et  non  pour  se  mettre  dans  les  brinde^in- 
gues  »,  Zola,  Assommoir,  p.  112. 

C'est  une  contamination  provinciale  du  vieux  mot  brinde  ', 
toast.  Bas-Maine,  brindesis  (ce  dernier  répondant  à  l'italien 
brindisi)  .^SiT  un  mot  apparenté  qui  reste  à  déterminer.  Il  est 
intéressant  de  relever  le  sens  généralisé  du  mot  dans  les  par- 
1ers  provinciaux.  Tandis  qu'en  Normandie,  bresingue  et  besin- 
gue  (qui  en  est  la  forme  réduite)  signifie  également  «  ivre  », 
comme  dans  l'Anjou  berMingue;  le  Lyonnais  désigne  par  ber- 
singue  celui  qui  marche  de  travers,  répondant  à  la  fois  au 
mançois  marcher  en  brindisis,  marcher  de  travers  comme  un 

1.  Larchey,  en  citant  ce  dewiier  passage  de  Zola,  i-end  à  tort  iuauper  par 
«  faire  la  vie  »,  interprétation  erronée  passée  chez  Virmaîtrc. 

2.  La  forme  parallèle  bringue  (que  donne  déjà  Gotgrave)  est  encore  vivace 
en  Bretagne,  où  elle  désigne  la  débauche  des  matelots,  d'où  bmif/uer,  boire 
avec  excès,  en  parlant  des  matelots  : 

Dès  qu'il  a  son  col  bleu  de  matelot. 
Le  soir  même  i  brinr/ue  à  terre.,. 

(Nibor,  Cols  bleus,  p.  98) 


118  GÉNÉRALITÉS 

ivrogne,  et  au  genevois  de  bisingue,  de  travers  (dans  le  Suppl. 
de  Littré,  avec  une  citation  de  Tôpffor). 

D'autres  croisements  ont  pris  dans  le  langage  parisien  une 
grande  extension  et  plusieurs  proviennent  du  milieu  des  ca- 
sernes: 

Cabombe,  bougie  (de  camoufle  et  bombe),  altérée  en  cal- 
bombe  (Rossignol)  et  cabande  j^Rigaud)  :  «  Une  espèce  de  gui- 
gnol où  y  a  des  dessins  qui  passent  dans  un  cadre  que,  pour 
le  voir,  on  éteint  toutes  lescalbombes  »,  Bercy,  V®  lettre,  p.  6. 

Lesbombe,  prostituée  (de  lésée,  môme  sens,  et  bombe),  à 
côté  de  lésébombe,  forme  plus  rare  donnée  par  Rigaud:  «  Un 
coup  de  batterie  avec  une  lesbombe  »,  Méténier,  Lutte,  p.  216. 

Et  d'autre  part: 

Claquebosse,  bordel  (de  claquedent  et  bosse)  :  «  Jolie  petite 
ville...  Ça  manque  de  claquebosse  »,  Les  Gaietés  du  Régiment 
(cité  dans  H. -France). 

Faniabosse,  fantassin,  dont  le  havresac  fait  la  bosse  sur 
son  dos  K  dans  Jehan  Rictus  (Cœur,  p.  90)  :  «  Cabot  faniabosse 
ed  iïiarine.  » 

Féebosse,  vieille  femme  laide  et  méchante  (semblable  à  la 
féeCarabosse),  dans  Bruant  {Rue,  t.  II,  p.  HO):  al]  ne  féebosse 
qu'est  pas  du  quartier...  » 

On  voit  le  nombre  considérable  de  ces  croisements  dans  le 
bas-langage  parisien.  La  plupart  sont  assez  transparents  pour 
permettre  de  préciser  les  éléments  lexiques  qui  entrent  en 
combinaison;  la  formation  des  autres"  —  en  très  petit  nom- 
bre d'ailleurs  —  n'apparaît  pas  assez  claire  pour  faire  entre- 
voir les  raisons  de  leur  contamination. 

1.  Rigaud  y  voit  un  «  aimable  jeu  de  mots  :  fente  à  bosse,.,  d,  etDarmesteter 
«  iiii  calembour  par  à  peu  prés  sur  fantassin  »  {Création  des  Mots  nouveaux, 
p.  166). 

2.  Tels  sont  : 

Auverpinches,  gros  souliers  d'Auvergnat  (Rigaud). 

Morhec,  morhaque,  vermine  (Rigaud)  et  enfant  désagréable  (Delvau),  même 
sens  que  morpion. 

Probloque,  propriétaire  (Rossignol,  liayard)  :  «  On  peut  lécher  les  pieds 
des  pi'obloques  et  des  llics...  Et  puis?  »  Rosny,  Rues,  p.  295. 

Pébroque,  pépin,  parapluie  (Hayard). 


CHAPITRE   II 

REMARQUES    SYNTAXIQUES 


Ces  remarques  seront  de  nature  générale.  On  trouvera, 
dans  les  dissertations  déjà  mentionnées,  des  détails  complé- 
mentaires qui  échappent  forcément  à  un  examen  d'ensemble  K 

1.  —  Substantit. 

Noms  communs  tirés  de  noms  propres.  —  Procédé  fécond  qui 
a  fourni  au  bas-langage  nombre  d'appellations  dérivant  des 
sources  les  plus  variées.  On  pourrait  les  répartir  ainsi  : 

A.  —  Noms  de  fabriquants  ou  industriels  : 

Bénard,  pantalons  à  pattes  d'éléphants,  longtemps  portés 
par  les  souteneurs  (d'après  le  nom  du  tailleur  qui  en  avait  la 
spécialité)  :  «  Je  me  gonflais  de  pouvoir  chanstiquer  mon  fal- 
zar  à  la  Bénard  conte  un  fendard  à  la  mode...  Avec  un  bé- 
nard à  pattes  d'un  thunard...  »,  Bercy,  X'LP  lettre,  p.  6. 

Desfoux,  casquette  en  soie,  bouffante  et  de  forme  élevée, 
portée  par  les  bouviers,  toucheiirs  de  bestiaux,  laitiers,  bou- 
chers en  gros,  etc.  longtemps  adoptée  par  les  souteneurs  (ap- 
pelée antérieurement  david  "-,  l'un  et  l'autre  noms  de  chapeliers 
voisins  du  Pont-Neuf)  :  «  C'est  pas  la  peine  de  f...  tes  desfoux 
sur  l'œil...  »,  Méténier,  Lutte,  p.  194. 

Eustache,  couteau  de  poche  (d'après  Eustache  Dubois,  cou- 
telier de  Saint-Etienne)  :  «  On  donne  ce  nom  à  une  espèce 
particulière  de  couteau,  dont  se  servent  les  gens  de  la  plus 
basse  condition  »,  dHautel,  1808  ^ 

Godillots,  souliers  d'ordonnance  (du  nom  d'un  fabricant  de 
chaussures,   fournisseur   de  l'armée  en  1870),  gros  souliers, 

1.  La  Neufranzbslsche  Syntax  de  J.  Haas  (Halle,  1909)  tient  compte,  dans 
une  certaine  mesure,  du  langage  parisien. 

2.  «  Les  rouflaquettes  bien  cirées,  la  blouse  de  fil  tirée  aux  épaules,  le 
david  crânement  posé  sur  le  front...  »,  Humbert,  Mon  bagne,  p.  40. 

3.  En  Anjou,  ii.ilaclie  désigne  un  petit  couteau  à  manche  de  bois  (le  couteau 
y  porte  le  nom  de  quillaume):  cf.  ustaches,  ciseaux  (Delesalle). 


120  GÉNÉRALITÉS 

terme  militaire  généralisé  :  «  Je  l^altais  la  semelle,  rapetas- 
sant tous  les  godillots  du  village  »,  Père  Peinard,  13  avril 
1890,  p.  2. 

B.  —  Noms  généralisés  de  personnages  réels  : 

Bidard,  veinard,  riche  bourgeois  (d'après  le  nom  de  l'em- 
balleur, gagnant  du  gros  loi  de  l'Exposition  de  1878):  «  Les 
bidards  qui  avez  des  paletots  et  des  nippes  de  rechange  », 
Almanach  du  Père  Peinard,  1897,  p.  14. 

Collignon,  cocher,  appellation  plutôt  injurieuse  (un  cocher 
de  ce  nom  assassina  en  185o  son  voyageur)  :  «  Les  collignons 
pourraient  écrabouiller  les  bourgeois  tout  leur  content  », 
Bercy,  XXXV^  lettre,  p.  o. 

Poubelle,  boîte  à  ordures  (Poubelle,  préfet  de  la  Seine,  les 
imposa  aux  Parisiens  en  1883)  :  «  La  bande  faisait  concur- 
rence aux  biffins  et  fouillaient  lespoubelles  »,  Bosny,  Rues,  p.  6. 

Wallace,  eau  des  fontaines,  publiques  (du  nom  de  Sir  Ri- 
chard Wallace,  philanthrope  anglais,  qui  dota  Paris  en  1872 
d'une  centaine  de  petites  fontaines)  :  «  Ça  me  fait  mal  au  ven- 
tre de  te  voir  pomper  de  la  wallace  »,  Méténier,  Lutte,  p.  216. 

G.  —  Noms  de  lieux  généralisés  : 

Chabanais,  lupanar  (situé  à  Paris  rue  de  Chabanais),  d'où 
tapage  nocturne:  «  Il  est  rentré,  il  s'attendait  à  un  chabanais 
monstre  »,  Poulot,  p.  72.  t-  «  Ah!  reprit  l'homme,'  est-ce  une 
raison  pour- faire  un  chabanais  pareil?  »  Courteline,  Train, 
p.  222. 

Irlande,  jeu  de  billes  (au  cent  dix)  :  envoyer  en  Irlande, 
envoyer  les  billes  à  droite  et  à  gauche  (Delesalle). 
!  Zanzibar,  jeu  de  trois  dés  (qui  se  joue  sur  le  comptoir  des 
marchands  de  vin):  «  Une  vingtaine  seulement  s'enquillent 
au  Zanzibar,  chez  un  bistrot  des  environs  »,  Père  Peinard, 
1"  mars  1891,  p.  1. 

Noms  tirés  d'une  forme  verbale.  —  L'exemple  le  plus  connu 
Gsi  j'ordonne  (Monsieur,  Madame^  Mademoiselle),  appliqué  aux 
personnes  qui  aiment  à  donner  des  ordres  :  «  C'est  un  monsieur 
f  ordonne.  Sobriquet  que  l'on  donne  à  un  tatillon,  à  un  jeune 
homme,  fier  et  allier,  qui  commande  ses  subalternes  avec 
hauteur  et  emportement,  qui  veut  être  obéi  à  la  parole  », 
d'Hautel,  1808. 

Voici  un  témoignage  plus  récent  de  cette  expression  fami- 
lière: «  Nana  régnait  sur  ce  tas  de  crapauds;   elle  faisait  sa 


REMARQUES    SYNTAXIQUES  121 

mademoiselle  f  ordonne  avec  des  filles  deux  fois  plus  grandes 
qu'elle...  »,  Zolsi,  Assommoir,  p.  195. 

Un  autre  exemple,  pâtiras  ou  pâtira,  victime,  c'est-à-dire 
celui  qui  va  pâtir,  remonte  au  poissard  :  «  Quand  vous  tour- 
mentez les  riches,  ce  sont  les  pauvres  bougres  d'ouvriers  et 
les  petites  gens  quifinissont  par  être  le  pâtira  »,  La  Guin- 
guette patriotique,  1790,  p.  0  '. 

Abstrait  pour  concret.  —  L'exemple  le  plus  intéressant  est 
Jeunesse,  au  sens  de  «  jeune  fille  ».  Il  remonte  au  xvi*^  siècle 
(Vauquelin  de  la  Fresnay);  Racine  l'a  employé  au  xvii*^  siècle 
{Plaideurs,  acte  III,  se.  lY)  :  «  Je  suis  tout  réjoui  de  voir 
ccXlQ  jeunesse  y),  et  Vadé,  au  xviii*':  «  Ma  maraine  dit  comme 
ça,  qu'y  gna  pas  de  temps  plus  zenty  pour  \xnQ  jeunesse  que 
où  ce  qu'on  se  fait  l'amour  «^  Lettres-  de  la  Grenouillère, 
p.  91  K  ~ 

Voici  quelques  autres  exemples  : 

Connaissance,  maîtresse,  dans  la  bouche  des  troupiers  : 
«  Est-ce  que  tu  te  le  figures  que  je  vais...  balayer  l'écurie  et 
rouler  la  litière  pendant  que  tu  penseras  à  ta  connaissance  f  » 
Courteline,  Gaietés,  p.  26. 

Gouvernement,  femme,  dans  la  bouche  de  l'ouvrier:  «  Quand 
un  ouvrier  parle  de  sa  femme,  il  dit  volontiers  mon  gouver- 
nement »  (Rigaud). 

De  même,  «cZee,  petite  quantité  (d'absinthe,  de  poivre,  etc.); 
innocence,  jeune  fille  innocente,  etc.  On  dit  cet  amour  d'enfant 
(amour  pour  aimable)  et,  inversement,  pour  rendre  plus  ex- 
pressifs des  termes  généraux  :  Aller  son  petit  bonhomme  de 
chemin,  suivre  tranquillement  et  modestement  sa  voie,  ex- 
pression déjà  donnée  par  d'Hautel  qui  l'explique  ainsi  :  «  Faire 


1.  Ajoutons  :  Quitourne,  fenêtre,  dans  l'argot  des  filles  {allumer  la  quUourne, 
c'est  mettre  la  lampe  derrière  le  rideau  de  la  fenêtre),  et  faire  la  quitourne, 
c'est  appeler  le  client  de  sa  fenêtre. 

2.  Le  marquis  d'Argenson  en  prend  la  défense  vers  la  même  époque  :  i  Pour- 
quoi avoir  banni  du  beau  langage  une  expression  populaire,  une  jeunesse, 
pour  parler  d'une  jeune  fille  ou  de  plusieurs  jeunes  gens  ensemble?  Rien  ne 
supplée  à  cela,  et  la  langue  en  était  d'autant  plus  riche...  On  entendait  en 
même  temps  de  bonnes  et  d'aimables  qualités  avec  quelques  défauts;  enfin, 
cela  présentait  une  image...  De  dire  c'est  une  jeune  personne,  ne  dit  point 
cela.  Quand  on  dit  :  C'est  m-WQ  jeunesse  qui  se  divertit,  c'est  comme  si  on  di- 
sait: cela  se  divertit  parce  que  cela  est  jeune  ».  —  Journal,  éd.  Jannet,  t.  V, 
p.  21!). 

Dans  le  Berry,  ./ew/fcsse  s'applique  également  au  ])étii],.au  sens  de  jeunes 
bestiaux  :  «  ha  jeunesse  se  vendait  ben  à  c'te  foire  »  (Jaubert). 


122  ^GÉNÉRALITÉS 

droitement  sa  besogne,  n'entendre  finesse  en  rien,  secondaire 
avec  prudence  et  probité  ^  ». 

Collectif  POUR  individuel.  —  Deux  exemples,  remontant  au 
début  du  XYii"  siècle,  sont  encore  vivaces  : 

Pays,  compatriote  :  «  Pais,  c'est-à-dire  homme  du  même 
païs  »  (Oudin,  1G40).  —  «  Bon  jour,  pays.  Se  dit  en  saluant 
un  compatriote.  C'est  mon  pays,  pour  dire  qu'il  est  né  dans 
le  même  pays  que  moi  »  (d'Hautel,  1808). 

Furetière  (1690)  y  voyait  un  «  salut  de  gueux...  du  même 
pays  »  ;  aujourd'hui,  c'est  plutôt  un  mot  de  soldat  (féminin 
payse):  «  Nous  étions  pays,  nés  le  même  mois  »,  Courteline, 
Gaietés,  p.  33. 

Populo,  enfant  :  «  Un  populo,  un  petit  populo,  c'est-à-dire 
un  enfant  »  (Oudin).  —  «  Populo^,  pour  dire  un  petit  enfant, 
un  nouveau  né:  elle  a  fait  un  petit  populo,  se  dit  par  déri- 
sion d'une  fille  qui  s'est  laissé  séduire  »  (d'Hautel). 

Changement  de  genre.  —  Les  exemples  les  plus  significatifs 
sont  ; 

Chose,  celui  dont  on  ne  se  rappelle  pas  le  nom,  ou  dont  on 
ne  veut  pas  se  souvenir,  terme  vague  par  lequel  on  supplée  à 
un  nom  propre. 

Gouin,  matelot  débauché,  masculin  moderne  induit  de 
gouine,  prostituée  (mot  qu'on  lit  déjà  dans  Ménage  et  qui  est 
encore  vivace)  :  «  Gouin,  masculin  de  gouine,  a  pris  racine 
dans  le  Vendômois;  mais  le  mâle  est  barbarisme,  et  la  femelle 
est  une  épithcte  dégoûtante  ».  Desgranges,  1821. 

Machin,  même  sens  que  chose,  appliqué  suvtout  aux  objets: 
masculin  induit  du  primitif  machine,  qui  a  le  même  sens  chez 
d'Hautel.  C'est  un  terme  sorti  des  milieux  professionnels  qui 
désignait  tout  d'abord  les  machines  ou  les  outils  indispensa- 


1.  Zola  emploie  des  tournures  analogues  :  «  une  sacrée  coquine  de  soif  n 
{Assommoii-,  p.  112),  «  un  gueux  de  soleil  »  (p.  179),  «  un  gredin  de  froid  »  (p.  230), 
à  coté  de  «  Ce  nom  de  Dieu  de  tremhleynent  »  (p.  499),  «  Un  tonnerre  de  Dieu  de 
cambuse  »  (p.  474),  «  un  bruit  de  tonnerre  de  Dieu  »  (p.  531),  etc. 

Cette  personnification  des  choses  est  de  tous  l'es  temps  :  Du  Fail  parle  de 
i  sa  bonne  femtJie  d'eschine  »  (t.  II,  p.  18),  et  Oudin  rend  la  locution  ton  bou- 
(jre  de  despit  par  «  malgré  toi  ». 

2.  J,ps  frères  Concourt  emploient  ce  mot  au  sens  de  prolétaire,  homme  du 
peuple  :  «  Un  populo  assistant  par  hasard  à  la  Chambre  »,  Journal.  10  déc.  1893. 
—  Aujourd'hui,  le  mot  désigne  la  plèbe,  la  populace. 


REMARQUES    SYNTAXIQUES  123 

bles  à  l'ouvrier,  et  ensuite  tout  objet  ou  même  toute  personne 
dont  le  nom  échappe  *. 

Manque  est  féminin  dans  le  langage  vulgaire  et  dans  les 
parlors  provinciaux:  «  Eh  ben,  monsieur  Jérôme,  je  sis  fâché 
à  présent  de  vous  avoir  fait  une  manque  de  bienveillance  », 
Yadé,  Œuvres,  p.  97. 

De  là:  à  la  manque,  défectueux,  détestable,  maladroit,  bon 
à  rien  :  «  Los  radicaux  et  les  socialos  à  la  manque  avaient 
eu  beau  pistonner  le  populo  avec  leur  suffrage  universel  et 
une  salade  de  réformes  à  la  flan  »,  Père  Peinard,  28  septem- 
bre 1890,  p.  14.' 


o    


Adjectif. 


Des  adjectifs  tirés  des  substantifs  sont  très  fréquents  dans 
le  langage  populaire  moderne,  mais  un  seul  exemple -remonte 
à  la  fm  du  xviii*^  siècle,  crâne,  donné  comme  synonyme  de 
fou  et  d'écervelé  par  le  Dictionnaire  de  Féraud  (i787)  et  que 
d'Hautel  définit  ainsi  (1808)  :  «  Crâne.  Tapageur,  mauvaise 
tête,  vaurien;  mettre  son  chapeau  en  crâne,  c'est-à-dire  sens 
devant  derrière,  à  la  façon  des  tapageurs  et  des  mauvais  su- 
jets ».  Aujourd'hui,  le  mot  a  plutôt  le  sens  de  fier,  hardi, 
avec  les  dérivés  :  crânement,  fièrement,  et  crâner,  affecter 
de  grands  airs  :  «  Crâne  donc  pas  et  vas-y  »,  Méténier,  Lutte, 
p.  29. 

Le  sens  en  est  encore  plus  étendu  dans  les  parlers  provin- 
ciaux :  bon,  beau  (Picardie),  fameux,  remarquable,  de  choix, 
appliqué  même  aux  objets  (Berry). 

Voici  d'autres  exemples  : 

Chicoré,  de  chicore,  ivre,  c'est-à-dire  Vert  comme  la  (chico- 
rée, répondant  au  synonyme  pistacJie,  légère  ivresse,  par  al- 
lusion au  visage  verdâtre  de  l'ivrogne  (Bruant,  Dict.,  p.  270). 

Farce,  amusant,  drôle:  «  Il  'est  farce,  pour  il  est  farceur, 
c'est  un  farceur  »,  Michel,  1807.  —  «  Ça  serait /arce  si  sa 
chemise  se  fendait  »,  Zola,  p.  30. 

Mare,  dégoûté,  blasé  (et  mare!  assez  !),  lire  de  marée,  dé- 

1,  «  Machin  n'est  pas  français,  se  dit  plus  particiilièremont  d'un  outil  quel- 
conque, dont  on  ne  sait  pas,  ou  dont  on  ne  se  rappelle  pas  le  nom.  On  dit  aussi 
quelquefois  ^nachine,  dont  machin  dérive.  Si  j'avais  un  machin,  une  |)etite 
machine,  y:  forais  un  trou  dans  cet  endroit,  pour  :  Si  j'avais  une  vrille,  un 
foret,  etc.  On  abuse  du  mot  Machm  comme  on  fait  du  mot  Chose  :  Monsieur 
chose.  Madame  chose,  etc.  On  doit  éviter  avec  soin  d'employer  un  pareil 
langage,  qui  annonce  ordinairement  une  éducation  pou  soignée  ou,  du  moins, 
peu  de  présence  d'esprit...  »  —  Michel,  1807. 


124  GÉNÉRALITÉS 

goût  :  «  Je  suis  mare  du  jeu,  j'ai  joué  toute  la  journée  »  (Ros- 
signol). 

Marlou,  malin  ^  (comme  un  souteneur),  se  lit  dans  Riche- 
pin  {Gueux,  p.  164)  :  «  L'œil  marlou,  il  entra  chez  le  zingue...  » 

Ajoutons  :  Bœuf,  énorme,  à  côté  de  monstre,  colossal  («  un 
succès  bœuf,  un  succès  monstre  »)  ;  nature,  naturel  («  bœuf 
nature  »);  peuple,^  commun,  trivial  («  être  peuple  »);  pocheté, 
crétin  (de  pochetëe,  bêlise)  ;  rosse,  méchant  (comme  un  mau- 
vais cheval),  etc. 

3.  —  Verbe. 

Passage  d'un  état  a  l'autre.  —  Les  verbes  neutres  agoniser 
et  tomber  ont  acquis  une  valeur  active  dans  le  bas-langage, 
le  premier,  dès  le  xviii*'  siècle, -le  deuxième  de  nos  jours.  Ago- 
niser quelqu'un,  l'accabler  d'injures,  est  déjà  fréquent  dans 
le  poissard,  alors  que  tomber  quelqu'un,  le  terrasser,  vaincre 
un  adversaire  en  luttant,  nous. vient  du  langage  des  athlètes 
forains,  des  tombeurs:  «  A  preuve  que  moi,  l'Asticot,  je  con- 
nais quéqu'un  qui  vous  tombera  quand  vous  voudrez  »,  Ri- 
chepin,  Truandaille,  p.  70.  De  là,  au  sens  généralisé^  venir 
à  bout  d'un  adversaire  quel  qu'il  soit. 

D'ailleurs,  dans  l'ancienne  langue,  tomber  était  souvent 
actif: 

Mes  la  contraire'  et  la  perverse, 

Quant  de  lor  gran  estât  les  verse 

Et  les  tumbe  autor  de  sa  roe, 

Du  sommet  envers  .dans  la  boe. .. 

lit-on,  à  propos  des  vicissitudes  de  la  Fortune,  dans  le  Roman 
de  la  Rose,  v.  491  i*.  Et  au  sens  vulgaire  moderne,  dans  une 
lettre  de  grâce  du  xiv*^  siècle  (v.  Ducange)  :  «  Icellui  Giraut 
donna  audit  Manson  un  si  grand  coup  sur  l'espaule  que  il  le 
tumba  par  trois  fois  en  la  charrière».  Est  encore  dans  Ronsard 
(v.  Littré).  Il  s'agit  donc  en  l'espèce  d'un  vénérable  archaïsme 
qui  mériterait  de  revivre  aussi  dans  la  langue  littéraire'-. 

D'autre  part,  s'amener  a  le  sens  neutre  d'arriver,  venir, 
sens  très  populaire. 

De  pareils  changements  sont  d'ailleurs  fréquents  à  toutes 
les  époques  de  l'histoire  de  la  langue. 

1.  Un  glossaire  ari,'Otiqae  de  1829  écVit  merlou  («  voleur  roué,  rusé  »),  sous 
l'influoncc  de  merle  (cf.  c'est  un  fin  merle). 

2.  Nous  passons  sur  l'usage  vulgaire  de  conjuguer  les  verbes  neutres  avec 
avoir  {<i  il  a  tombé  n),  tendance  dérivant  également  du  passé. 


REMARQUES    SYNTAXIQUES  125 

Changement  de  conjugaison.  —  Exemple,  moiwer,  mouvoir, 
qui  remonte  au  xvi''  siècle,  vivace  encore  à  Paris  et  dans  les 
parlers  provinciaux  (Anjou,  Berry,  etc).  De  là  moiweitc,  dé- 
nonciateur, proprement  honune  remuant  *:  «  Les  mots  chan- 
g-ent  aussi  selon  le  quartier;  un  délateur,  qui  est  une  casse- 
role  à  Montparnasse,  sera  une  mouDette  à  Montmartre,  et  une 
bourrique  à  Grenelle  »,  Rossignol,  p,  VI. 

Pluriel  substitué  au  singulier.  —  L'emploi  d'une  construc- 
tion comme /aco/is  remonte  au  xvi'^  siècle.  Henri  Estienne 
constate,  par  la  bouche  de  Philausone,  que  «  les  mieux  par- 
lans  »  parmi  les  courtisans  disaient  :  j'allons,  je  venons,  Je 
soupons,  etc.  et  Coltopliile  do  répondre  :  «  Vous  m'estonnez 
merveilleusement,  de  me  dire  qu'un  si  vilain  lang'ag'e  soit  or- 
dinaire aux  gentilshommes  courtisans  ».  Plus  loin,  il  met  ces 
«  façons  de  langage  »  parmi  «  les  plus  élégans  barbarismes  et 
solecismes  »,  et  Philausone  va  jusqu'à  comparer  un  tel  «  courli- 
sanisme,  en  matière  de  langage»  à  «  quelque  bel  atticisme-  ». 

La  vérité  est  que  cet  usage,  à  toutes  les  époques  éminem- 
ment rustique  et  populacier,  était  très  répandu  au  xvi*^  siècle, 
même  parmi  les  personnnes  instruites  K  Le  Moyen  de  paroe- 
nir  s'en  moque \  et  François  de  Gallières  déclare  nettement, 
à  la  fin  du  xvii«  siècle  :  »  Si  un  homme  de  qualité  disoit,  /es- 
tions à  Paris  et  fen  partismes  pour  Versailles,  il  parleroit 
comme  le  menu  peuple  ^  ». 

Ajoutons  que  l'omission  du  pronom- sujet,  encore  courante 
au  XVI''  siècle,  est  aujourd'hui  commune  au  langage  enfantin, 
rustique  et  vulgaire. 

4.  —  Particules. 

Prépositions.  —  Les  gens  du  commun  se  servent  de  l'ex- 
pression histoire  de  (au  sens  de  «  pour  »),  pour  signifier  une 
action  à  laquelle  on  attache  peu  d'importance  :  «  A  l'hôpital 
les  médecins  faisaient  passer  l'arme  à  gauche  aux  malades 
trop  détériorés,  histoire  de  ne  pas  se  donner  l'embêtement  de 
les  guérir  »,  Zola,  Assommoir,  p.  124. 

1.  Cf.  d'Hautel:  «  Marie  mouneUe,  petite  fille  turbulente  »,  sens  encore  vivace 
dans  l'Anjou. 

2.  Dialogues,  éd.  Liseux,  t.  I  p.  172-173,  et  t.  II,  p.  286. 

3.  Voir  Brunot,  t.  II,  p.  335. 

4.  Cf.  ci-dessus,  p.  6. 

5.  Du  bon  et  mauvais  usage,  Paris,  1693,  p.  135. 


126  GÉNÉRALITÉS 

De  même,  rapport  à,  à  cause  de,  qu'on  lit  dans  Vadé  :  «  Je 
vous  le  pardonne  rapport  au  sujet  de  la  cause...  »,  Œuvres, 
p.  272;  et  exemple  plus  moderne  dans  Balzac,  Goriot,  p.  44: 
«  Vous  veillerez  au  lait,  Christophe,  rapport  au  chat.  » 

Adverbes  de  quantité.  —  La  notion  «  beaucoup  »  est  géné- 
ralement rendue  par  celle  de  volée  de  coups  (c'est-à-dire  par 
la  même  notion  que  représente  étymologiquement  beaucoup 
lui-même):  \]ne  flopée  d'enfants,  une  grande  tapée  d'ouvrage 
(cf.  Michel,  1807:  «  Il  a  une  bonne  tapée,  beaucoup,  une 
grande  quantité,  n'est  pas  français  »). 

La  même  notion  est  exprimée  par  tout  plein,  beaucoup,  ex- 
pression empruntée  aux  mesures  de  capacité,  qu'on  lit  cou- 
ramment au  xvi^  et  xvii^  siècle  :  «  On  dit  encore  tout  plein  de 
bons  mots  venant  de  luy  »,  Despériers,  Nouvelle  xlvii.  — 
«  Tu  prends  de  la  peine  tout  plein  »,  Comédie  des  Proverbes, 
acte  11,  se.  III.  Cette  locution  adverbiale,  est  donnée  par  Ou- 
din  (1640),  et  Vaugelas  la  considère  encore  comme  «  une  fort 
bonne  façon  de  parler  ».  D'IIautel  y  voit  une  «  locution  vi- 
cieuse »  ;  elle  est  toujours  vivace  dans  lesparlers  provinciaux. 

De  même,  et  le  pouce,  davantage  (sans  compter  le  reste), 
est  aussi  un  souvenir  des  anciennes  mesures  :  «  Et  faire  le  glo- 
rieux, tout  au  long  de  l'aune,  pouce  et  tout  »,  lit-on  chez  du 
Fail  K  Cette  locution  est  également  usuelle  dans  les  provinces 
et  à  Paris  :  «  La  Déclaration  des  Droits  formulée  il  y  a  un  siè- 
cle et  le  pouce  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1898,  p.  2. 

Formules  négatives.  —  L'ancienne  langue  possédait  un  très 
grand  nombre  de  formules  pour  renforcer  la  négation  ou  pour 
exprimer  Tinsignifiance,  la  petitesse  ou  la  nullité.  C'étaient 
des  comparaisons  tirées  de  la  nature  (animaux,  plantes,  mi- 
néraux), des  parties  du  corps  humain  ou  des  objets  de  pre- 
mière nécessité  (nourriture,  monnaies,  etc.)- 

Le  langage  populaire  moderne  a  conservé  plusieurs  de  ces 
formules  que  nous  allons  examiner  suivant  leur  provenance. 

Dans  l'argot  parisien  ou  provincial,  ces  tournures  servent 
en  même  temps  à  exprimer  un  refus,  l'inutilité  ou  l'incrédu- 
lité. Elles  dérivent  de  sources  très  variées,  à  savoir  : 

a.  —  Noms  de  plantes,  principalement  racines  et  fruits  ali- 

1.  Discours  d'EiUrapel,  t.  II,  p.  55. 

2.  G.   Drej'ling,   Die  Aiisdruckswelsen  der  ilberlriebenen   Verkleinprung  ini  alt- 
franzusischen  Karlepos,  1888.  Bon  travail  que  nous  avons  mis  à  profit. 


REMARQUES    SYNTAXIQUES  127 

mentaires  :  navet,  nèfle,  pomme,  radis  etc.,  sur  lesquelles  nous 
reviendrons. 

b.  —  i\oms  Je  coquillages  très  communs,  comme  les  ber- 
nacles,  qui.  sous  leur  forme  bretonne  bernicle  ou  bernique, 
sont  devenus  à  Paris,  dès  le  xviii*^  siècle,  l'expression  du 
néant  (v.  ci-dessus,  p.  77). 

c.  —  Noms  de  parties  du  corps.  —  Les  noms  vulgaires  de 
certaines  parties  spéciales  du  corps  ont  fourni  des  formules 
fréquentes  de  négation,  en  premier  lieu  le  membre  viril: 

Nœud!  mon  nœud  !  «  Propos  que  les  voyous  ont  sans  cesse 
à  la  bouclie,  et  qu'ils  trouvent  plus  énergique,  sans  doute, 
que  des  navets!  du  flan!  des  nèfles!  qui  en  sont  les  varian- 
tes adoucies  »  (Rigaud;. 

Peau,  la  peau  l  rien!  '  «  Alors  c' gsI  jjour  la  peau  que  j'ai 
tiré  cinquante-neuf  mois  et  quinze  jours  de  service  ?  »  Cour- 
teline,  Gaietés,  p.  291.  —  «  El  tout  ça  pour  arriver  à  quoi? 
à  la  peau  !  »  Idem,  Ti'ain,  p.  182  "-. 

Ce  terme  est  souvent  renforcé: 

Peau  de  balle  \  non,  point,  dans  le  langage  des  troupiers, 
ensuite  généralisé  (la  formule  est  souvent  complétée  par  ba- 
lai de  crin)  :  «  Aussi,  pour  nous  aller  pieuter  à  la  caserne, 
c'est  peau  de  balle  et  balai  de  crin,  et  variétés  diverses,  » 
Courteline.  l^rain,  p  88.  —  «  Pour  ce  qui  est  des  éclipses  de 
lune,  peau  de  balle  et  balai  de  crin!  On  en  sera  privé  cette 
année,  »  Almanach  du  Père  Peinard,  1897,  p.  23. 

Peau  de  nœud  !  rien,  jamais  de  la  vie  :  «  Il  est  poli,  peau 
de  nœud!  On  n'a  jamais  vu  de  particulier  moins  poli  »  (Ri- 
gaud). 

Tringle,  tringue,  rien  (Hayard),  la  tringle,  pour  la  tringle, 
même  signification  (Bruant)  :  «  Le  trêpe  pourra  pas  y  voir 
que  tringue,  »  Bercy,  XIV^  lettre,  p.  6. 

Les  noms  provinciaux  des  testicules,  —  mes  blosses  !  mes 
bûmes  !  — jouent  le  même  rôle  négatif. 

d.  —  Noms  de  pâtisseries,  surtout  légères  : 

Flan,  du  flanl  non,  jamais,  réplique  à  une  demande  im- 

■1.  Cf.  Larchey,  Suppl.  :  «  Peau,  rien,  zéro.  La  peau  est  ce  qui  a  le  moins  de 
valeur  dans  la  bête.  —  Peau  de  balle,  rien...  Mot  à  mot  ventre  creux  ». 

2.  La  peaul  rien,  est  parfois  abrégée  en  lap\  (écrit  lape  dans  Bruant,  et  lapp 
dans  Rossignol)  :  «  Il  m'a  fait  travailler  pour  lapp,  je  suis  -malheureux,  je 
n'ai  que  lapp  »  (Rossignol);  «  Le  major  verra  bien  que  t'as  juste  lape  et  que 
tu  veux  tirer  au  flanc  »,  Bercy,  XA'Xr/"  lettre,  p.  6.  —  Sous  cette  forme  abré- 
gée, le  mot  a  passé  dans  l'argot  des  polytechniciens  :  »  Il  entend  lap  »  (-voir 
Cohen,  dans  Mémoires  de  la  Société'  de  Linguistique,  t.  XV,  1908,  p.  176  et  191). 


128  GÉNÉRALITÉS 

portune  ou  intempestive  :  «  Exclamation  particulière  aux  ga 
mins  qui  ajoutent  souvent  et  de  la  galette!  y)  (Rigaud)  :  «  Sur 
quoi,  du  flan!  la  peau  !  »  Richepin,  Truandaille  p.  71. 

L'ancienne  langue  employait,  avec  le  même  sens  déprécia- 
tif,  les  synonymes //a/m'c/^e  et  gastel,  gâteau. 

Dans  le  picard  «  n'y  connaître  flan  »  signifie  n'y  connaître 
goutte  (Gorblet);  et  en  Bourgogne,  niflet!  non!  du  tout!  dans 
le  langage  des  écoliers  :  «  Ah  !  tu  crois  que  je  vas  t'en  bailler  ? 
Niflet!  »  répond  à  nifflettes,  petites  pâtisseries  à  la  crème, 
mot  usuel  à  Provins  (Fertiault). 

e.  —  Nom  de  monnaies,  comme  valeur  dépréciative  fré- 
quente dans  l'ancienne  langue  K  Dans  le  parler  vulgaire  de 
nos  jours,  c'est  le  cas  de  dalle,  écu  bu  daler  flamand,  qui, 
après  avoir  désigné  l'argent  en  général,  comme  dans  ces  vers 
de  Pierre  Durand  (cités  dans  Larchey)  : 

Faut  pas  aller  chez  Paul  Niquet  ; 

Ça  vous  consomme  tout  votre  pauve  dalle... 

a  fini  par  signifler  un  rien  :  «  Le  populo  entrave  que  dalle,  » 
Bercy,  VJII^  lettre,  p.  6. 

C'était,  dès  le  xvi*^  siècle,  une  monnaie  d'argent  flamande 
—  ((.dalle,  monnoyeen  Allemaigne,  );  Tabourot,  1587  —  d'une 
valeur  variant  de  trois  à  cinq  francs  ^,  qui  devint  au  début 
du  xix*^  siècle  équivalent  d'argent  monnayé,  et,  une  fois  ce 
sens  oublié,  de  non-valeur,  de  néant. 

Ce  genre  de  tournures  était  destiné  dans  l'ancienne  laja- 
gue  à  renforcer  le  manque  de  valeur  qui  va  de  l'insigni- 
fiance à  la  nullité,  au  néant.  Elles  se  retrouvent  en  grande 
partie  dans  le  langage  populaire  moderne,  tandis  que  la  lan- 
gue littéraire  en  a  à  peine  gardé  des  traces. 

1.  Cf,  Dreyling,  p.  67  à  87,  et  Eustache  Deschamps,  OEuvres,  t.  III,  p.  41, 
à  propos  des  Flamands  (dont  la  menue  monnaie  s'appelait  wiz7ey:  «  Leur  sou- 
verain n'ont  prisié  une  7nile.  » 

2.  Le  mot  se  lit  avec  ce  sens,  dans  la  Satyre  Ménippée. 


LIVRE    DEUXIEME     - 

VOCABULAIRE.  —   FACTEURS    SOCIAUX 


SECTION    PREMIERE 

CLASSES    LÉGALEMENT    CONSTITUÉES 

Si  l'on  compare  le  bas-langage  parisien  du  commencement 
du  xix^  siècle,  tel  qu'il  est  représenté  dans  le  Dictionnaire  de 
d'Hautel,  avec  ce  qu'il  est  devenu  à  la  fin  de  ce  même  siècle, 
on  est  surpris  de  l'énorme  accroissance  de  son  vocabulaire, 
de  cette  exubérance  verbale  qui  rappelle  parfois  celle 
du  XVI''  siècle.  Mais  tandis  que  la  langue  de  la  Renaissance 
est  plutôt  de  source  savante  et  étrangère,  que  la  richesse  de 
son  lexique  est  surtout  puisée  dans  les  langues  classiques  et 
dans  l'italien,  le  bas-langage  parisien  de  nos  jours  est  presque 
entièrement  indigène.  11  a  continuellement  augmenté  ses  res- 
sources par  des  apports  de  la  province  et  notamment  par  des 
contributions  des  classes  professionnelles. 

Les  professions  et  les  métiers  ont  concouru  à  toutes  les  épo- 
ques à  enrichir  la  langue  nationale.  C'est  là  un  fait  constant. 
Mais  cette  influence  n'a  jamais  été  aussi  féconde  ni  aussi  gé- 
nérale que  dans  la  seconde  moitié  du  xix*'  siècle. 

Plusieurs  raisons  expliquent  cette  évolution:  avènement  de 
la  démocratie;  facilité  de  plus  en  plus  grande,  vers  le  mi- 
lieu du  XIX®  siècle,  des  moyens  de  communication,  routes  ou 
chemin  de  fer;  effacement  des  distinctions  sociales  du  passé 
en  même  temps  que  du  particularisme  des  anciens  corps  de 
métiers  ;  contact  de  plus  en  plus  fréquent  des  diverses  classes 
professionnelles,  entraînant  le  mélange  graduel  de  leurs  lan- 
gues spéciales,  lesquelles  finissent  ainsi  par  être  absorbées 
dans  le  langage  populaire  parisien. 

Nous  allons  étudier  la  répercussion  successive  de  ces  facteurs 

9 


A: 


130  FACTEURS    SOCIAUX 

sociaux,  nombreux  et  divers,  sur  le  lexique  du  bas-langag-e, 
et  tout  d'abord  nous  y  discernerons  un  double  groupe  social, 
suivant  que  leurs  représentants  appartiennent  aux  classes 
légalement  constituées  ou  bien  qu'ils  vivent  plus  ou  moins  en 
marge  de  la  société. 

Il  va  sans  dire  que  nous  ne  passerons  pas  en  revue  l'en- 
semble des  classes  professionnelles.  Sous  le  rapport  linguisti- 
que qui  nous  occupe,  un  petit  nombre  seulement  a  exercé  une 
influence  réelle  et,  parmi  celles-ci,  l'armée,  la  marine  et 
la  classe  ouvrière  ont  été  particulièrement  fécondes.  En  ou- 
tre, comme  ces  groupements  ne  possèdent  pas  à  proprement 
parler  des  langues  spéciales,  mais  simplement  des  terminolo- 
gies propres,  des  vocabulaires  à  part,  nous  rechercherons  seu- 
lement quels  de  ces  éléments,  professionnels  ou  techniques, 
ont  franchi  leur  milieu  spécial  pour  se  généraliser  dans  le 
bas-langage. 

De  toutes  les  corporations  parisiennes  reconnues  par  la  loi, 
une  seule  —  celle  des  bouchers  —  a  possédé  jusqu'à  ces  der- 
nières années,  une  véritable  langue  spéciale  ^.  c'est-à-dire 
une  déformation  systématique  du  langage  courant;  mais  le 
loucherbem,  actuellement  en  voie  de  disparition,  n'a  laissé  au- 
cune trace  sérieuse  dans  le  parler  vulgaire. 

Ajoutons  que  les  vocabulaires  spéciaux  des  soldats,  des 
marins,  des  ouvriers,  appartiennent  au  xix**  siècle,  et  que  tous 
ont  subi  l'action  efficace  du  jargon,  qui  a  pu  ainsi  pénétrer 
par  des  canaux  différents  dans  le  vulgaire  parisien  et  pro- 
vincial. 


1.  Voir,  sur  la  théorie  des  langues  spéciales,  l'étude  pénétrante  et  sugges- 
tive que  leur  a  consacrée  M.  Arnold  Van  Gennep  (étude  réimprimée  dans  son 
volume.  Religions,  Mœurs  et  Légendes,  deuxième  série,  Paris,  1909,  p.  285  à  316). 


CHAPITRE   PREMIER 

SOLDATS 


Le  service  militaire  obligatoire  a  exercé  une  influence  des 
plus  marquante  sur  la  constitution  du  bas-langage.  Les  con- 
tingents ruraux  ou  provinciaux,  d'une  part,  par  leur  long  sé- 
jour dans  les  casernes,  ont  rapporté,  à  leur  retour  dans  leurs 
foyers,  des  expressions  et  des  termes  particuliers  à  ce  mi- 
lieu; d'autre  part,  par  leur  dispersion  à  travers  la  France, 
les  contingents  parisiens  ont  été  le  grand  facteur  de  l'expan- 
sion des  termes  d'argot  de  la  capitale  dans  les  provinces.  Nous 
avons  déjà  relevé  l'importance  de  ce  rôle. 

On  sait  la  part  considérable  qu'a  eu  l'élément  militaire  dans 
la  formation  du  vocabulaire  roman.  L'action  de  la  soldates- 
que s'est  fait  ultérieurement  sentir  à  diflerentes  époques,  mais 
elle  n'a  jamais  été  aussi  intense  qu'à  la  nôtre. 

Il  n'y  a  pas  d'ailleurs  bien  longtemps  que  la  langue  des 
casernes  possède  un  vocabulaire  à  part  K  Son  lexique  ne  s'est 
développé  que  dans  la  seconde  moitié  du  xix®  siècle,  époque 
à  laquelle  remontent  plusieurs  recueils  de  cette  langue  spé- 
ciale ^  ainsi  qu'une  littérature  qui  va  s'augmentant  de  jour  en 
jour  ^ 

A  ce  fond  s'ajoute  le  petit  stock  des  termes  algériens  impor- 
tés par  les  troupes  coloniales  et  dont  plusieurs  sont  devenus 
familiers,  grâce  au  contact  rapide  des  différentes  classes  socia- 

1.  L'ouvrage  des  capitaines  Vidal  et  Delniart  {La  caserne,  Mœurs  militai- 
res, Paris,  1833)  est  encore  étranger  au  vocabulaire  ultérieur  de  nos  troupiers, 
ainsi  que  ceux  de  Jules  Noriac  (Le  101'  Régiment,  1858)  et  d'Emile  Gaboriau 
{Le  13'  Hussard.  1861). 

2.  Paul  Ginisty,  Manuel  du  Réserviste,  Paris,  1882,  et  Léon  Merlin,  La  langue 
verte  du  troupier,  Paris,  1886. 

Et,  à  titre  comparatif,  Paul  Horn,  Die  deutsche  Soldalensprache, ^Giessen,  1905. 

3.  Georges  Gourteline,  Les  Gaietés  de  l'escadron,  1886,  Le  Train  de  S  h.  47, 
Vie  de  caserne,  1888;  Potiron,  1890.  Voir,  sur  ces  ouvrages,  ce  que  nous  en 
avons  dit  ci-dessus,  p.  54. 

Lucien  Descaves,  Sous-Offs,  Roman  militaire,  Paris,  1890  (40°  éd.  1901). 
Les  nombreux  écrits  de  Charles  Leroy  (dont  le  plus  connu  est  Le  Capitairie 
Ramollot)  sont  moins  importants  sous  le  rapport  linguistique^. 
Major  H.  de  Sarrepont,  Chants  et  chansons  militaires  de  la  Fra7ice,  Paris,  1887. 


132  FACTEURS    SOCIAUX 

les  et  grâce  aussi  à  l'influence  considérable  de  la  presse.  Nous 
consacrerons  un  chapitre  à  part  à  ce  glossaire  africain  *. 

I,  —  Éléments  constitutifs, 
1.  —  Richesse  synonymique. 

Les  termes  les  plus  nombreux  du  vocabulaire  militaire  se 
rapportent  à  la  prison,  à  la  salle  de  police.  Cette  synonymie 
exubérante  jette  un  peu  d'ombre  sur  la  vie  des  casernes  et 
trahit  la  facilité  avec  laquelle  les  gradés  dispensent  les  châ- 
timents à  leurs  subordonnés.  Des  types,  comme  l'adjudant 
Flick  si  admirablement  peint  par  Courteline,  n'apparaissent 
pas  comme  des  exceptions  :  «  Celait  la  terreur  de  la  caserne, 
dont  on  n'osait  plus  pousser  une  porte  ni  tourner  un  angle 
de  mur  sans  craindre  de  se  trouver  nez  à  nez  avec  lui,  ren- 
contre au  bout  de  laquelle,  inévitablement,  il  y  avait  pour  le 
rencontré  quatre  jours  de  salle  de  police.  Pourquoi  ces  quatre 
jours?  pour  rien!  ou  pour  tout,  ce  qui  revient  au  môme  ^  ». 

Voici  cette  nomenclature  : 

BloCf  salle  de  police  :  «  On  dit  :  mettre  et  mieux/...  au 
bloc  »  (Merlin).  «  Dépêchez-vous  donc...,  dit  complaisamment 
le  brigadier,  vous  allez  vous  faire  fiche  au  bloc  »,  Courteline, 
Gaietés,  p.  56  ^ 

Boite,  rappelant  l'ancien  synonyme  boîte  aux  cailloux,  pour 
prison  (qu'on  lit  encore  chez/d'Hautel)  :  «  Coucher  à  la  boîte; 
boulotter  de  la  boîte,  être  souvent  puni,  grosseboîte,  prison  » 
(Ginisty).  «  Et  tout  de  suite  la  danse  commençait,  la  manne 
céleste  des  nuits  de  boîte  et  des  basses  corvées  ».  Courteline, 
Train,  p.  21. 

On  dit  aussi  boîte  à  musique,  expression  répondant  à  l'an- 
cien synonyme  violon  *,  salle  de  police. 

Boucle,  terme  parallèle  à  malle  :  «  Un  militaire  mis  à  la 
salle  de  police  est  bouclé  »  (Rossignol).  «  Vous  savez,  me  dit 

1.  Tout  récemment,  le  langage  militaire  a  connu  un  renouveau  dans  les 
tranchées,  pendant  les  années  1914  à  1916.  Voir,  sur  cette  dernière  phase, 
l'Appendice  final  sur  l'Argot  des  tranchées. 

2.  Courteline,  Train,  p.  21. 

3.  Ce  terme  a  produit  le  dérivé,  déjà  mentionné  (p.  108),  esbloquer,  stupé- 
fier, lequel  a  passé  des  casernes  dans  le  bas-langage. 

4.  Balzac  s'en  sert,  dans  la  lll"  partie  de  ses  Splendeurs  des  courtisanes  (éd. 
185'j,  p.  4)  :  I  Les  inculpés  sont  amenés  au  corps-de-garde  voisin  et  mis  dans 
ce  cabanon  nommé  par  le  peuple  violon,  sans  doute  parce  qu'on  y  fait  de  la 
musique  :  on  y  crie  et  on  y  pleure  ».  Voir,  sur  la  véritable  origine  de  ce 
terme,  nos  Sources  de  V Argot  ancien,  t.  I,  p.  73  à  74,  et  t.  II,  p.  467. 


SOLDATS  133 

le  commissaire  de  police,  à  la  sixième  contravention  c'est  la... 
boucle  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  369). 

Clou,  terme  énergique  qui  désigne  les  différentes  salles  de 
discipline  (Ginisty)  :  «  Coller  au  clou,  mettre  en  prison  » 
(Merlin). 

Et  au  sens  généralisé,  comme  plusieurs  autres  termes  de 
cette  catégorie  (Rictus,  Soliloques,  p.  27):  «  Y  me  ferait  f...  au 
clou  par  prudence  ». 

Grosse,  sous-entendu  5o?7e; jeter  à  la  grosse,  emprisonner: 
«  Grosse  caisse,  prison,  dans  le  jargon  du  régiment  »  (Rigaud). 

Hosteau  (prononcé  aussi  ousto),  terme  provincial  qui  dési- 
gne à  la  fois  l'hospice  et  la  prison  :  «  Quand  on  n'a  pas  plu- 
tôt le  képi  sus  le  cabochard,  faut  pas  crâner...  on  vous  colle 
à  Vousto,  comme  des  tambours  »,  Bercy,  A'ZAl'/*^  lettre,  p.  4. 
Avec  le  sens  généralisa  (Bruant,  Route,  p.  116):  «  Qui  voulait 
me  conduire  à  Vhosto.  » 

Jettard  (écrit  aussi  schtard),  c'est-à-dire  endroit  où  l'on 
jette  (terme  déjà  donné  par  un  glossaire  argotique  de  18iG)  : 
«  Pour  la  joie,  c'est  midi!  On  les  fout  au  jettard,  quand  is  ri- 
golent »,  Bercy,  XL''  lettre,  p.  7.  —  «  A  Tours  !  A  dix  heures 
du  soir?  Tu  te  ficherais  de  ma  figure.  Tiens,  vlà  comment  je 
vais  y  descendre  au  jetard!  Et  ce  disant,  il  s'applique  du  bout 
des  doigts  une  claque  sonore  sur  la  bouche  »,  Courteline, 
Gaietés,  p.  213. 

La^aro,  terme  apporté  dans  les  régiments  par  les  soute- 
neurs qui  avaient  leurs  marmites  à  Saint-Lazare  :  «  Alors  le 
malheureux...  enfilait  sa  blouse  et  s'en  allait  finir  son  rêve 
au  Icuaro  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  128. 

-Malle,  appellation  rappelant  l'ancien  synonyme  co(/)'e  (mas- 
sis)  qu'on  lit  déjà  dans  une  ballade  en  jargon  chez  Villon,  en 
même  temps  iin' eiimaller ,  emprisonner  («  Emnalés  en  coffre, 
en  gros  murs...  »)  —  «  Nom  de  Dieu,  il  faut  en  finir,  tout  le 
peloton  couchera  à  la  malle  ce  soir  »,  Courteline,  Gaietés, 
p.  23. 

Ma^aro,  salle  de  police,  prison,  sens  généralisé,  d'après 
Mazas,  nom  de  la  prison  cellulaire  démolie  en  1900  (v.  H.- 
France). 

Ours,  proprement  lieu  ténébreux  oi^i  l'on  passe  la  nuit  sur 
de  la  paille  (lieu  comparé  à  une  tanière  d'ours)  :  «  La  Bos- 
cotle,  fourré  à  Vours  par  une  température  pareille,  c'est  la 
congestion  forcée  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  32. 


134  FACïEUSS    SOCIAUX 

Ce  mot  a  passé  dans  l'argot  des  polytechniciens  et  des  élè- 
ves de  Saint-Cyr. 

La  série  synonymique  n'est  pas  finie;  il  faut  y  ajouter  les 
emprunts  faits  au  jargon  (auquel  remontent  certaines  des 
appellations  déjà  citées,  telles  que  malle),  à  savoir  :  Lourde 
ou  grosse  lourde,  salle  de  police  (Merlin),  proprement  porte, 
grosse  porte,  et  mite,  prison  {mitard,  dans  Rossignol  et  Hayard)  : 
«  Le  colon  de  la  f...  au  mite  »,  Père  Peinard,  7  juin  1891. 

Ces  exemples  suffiront  à  montrer  la  richesse  de  cette  syno- 
nymie; passons  maintenant  aux  éléments  divers  qui  ont  con- 
tribué à  former  le  fond  du  vocabulaire  des  casernes. 

2.  —  Termes  jargonesques. 

De  nombreux  termes  de  l'argot  ancien  sont  entrés  dans  la 
langue  militaire  d'où  ils  ont  passé  dans  le  bas-langage  et  les 
parlers  provinciaux.  11  suffira  de  les  mentionner  ici,  en  ren- 
voyant au  bilan  d'ensemble  que  nous  en  avons  tracé  ailleurs  ^  : 
Blavin,  mouchoir;  camoufle,  chandelle  («  le  dernier  couché 
éteint  la  camoufle  »,  Ginisty);  cuiller^,  main  («  toucher  la 
cuiller,  donner  une  poignée  de  main  »,  Merlin);  culbute'^, 
culotte;  cric,  eau-de-vie;  douilles,  cheveux;  frangin,  frère 
{frangine,  sœur);  frottin,  billard  ^;  gaye,  cheval;  gonzesse, 
maîtresse  de  troupier;  grivier,  soldat,  et  griffeton^,  troupier, 
appellation  plutôt  méprisante,  passée  dans  le  bas-langage 
(Rictus,  Cceitr,  p.  iSl);  limace,  chemise;  m^Aies.se,  maîtresse 
de  troupier;  pieu,  lit  (et  pieuter  ^,  se  coucher);  pioncer,  dor- 
mir; poisser,  se  faire  poisser,  se  faire  prendre  en  flagrant  dé- 
lit; radiner,  rentrer,  arriver,  aller;  rond,  argent;  trèfle,  tabac. 

En  revanche,  plusieurs  vocables  de  troupier  ont  passé  dans 

1.  Voir  dans  nos  Sources  de  VArgot  ancien,  t.  II,  p.  207  à  261  :  «  Les  survi- 
vances de  l'argot  ancien  ». 

2.  C'est  le  correspondant  français  du  synonyme  jargonnesque  louche,  main, 
terme  qu'on  lit  déjà  dans  le  dossier  du  procès  des  Coquillards  (1455).  Voici 
un  exemple  choisi  en  dehors  des  casernes:  i  On  rigole,  on  chante,  on  pique 
un  chahut  et  l'on  serre  la  QuiUer  à  plusieurs  mineurs  en  leur  glissant  une 
pièce  de  vingt  balles  »,  Père  Peinard,  10  août  1890. 

3.  La  citation  de  Gourteline  {Soujxes,  t.  II,  p.  228)  est  à  rectifier  ainsi  : 
d  Mon  pau'ieux...  je  veux  pas  ertirer  ma  culbute  ». 

4.  «  Ce  farceur-là  c'a  tiré  les  pieds  par  dessus  le  mur  pour  aller  faire  un 
frotlin  au  caoua  »,  Gourteline,   Train,  p.  too. 

5.  «  .Je  resterai  simple  .7n/fe<û/^pendant  tout  mon  congé  »,  Descaves,  Sous- 
Offs,  p.  34. 

6.  Tiens,  vlà  comme  nous  allons  pieulcr  à  la  caserne  »,  Gourteline,  Train, 
p.  88. 


SQLDATS  135 

l'arg-ot  des  prisons  el  fîg-urent  comme  tels  clans  Vidocq  (1828 
et  1837): 

Boule  de  son,  pain  de  munition  :  «  C'était  du  paimioir  mêlé 
de  son;  aujourd'hui,  pain  mêlé  de  farine  de  seigle,  de  forme 
ronde,  distribué  tous  les  jours  aux  prisonniers  »  (Rossignol). 

Bouillante,  soupe,  appellation  ironique  :  «  Elle  n'est  guère 
bouillante  lorsque  vous  êtes  de  garde  et  qu'un  camarade  vous 
l'apporte  à  une  lieue  de  la  caserne  »  (Merlin).  Le  mot  se 
trouve  déjà  dans  un  glossaire  argotique  de  1827. 

Cavaler,  se  cavalei\  partir  au  galop,  se  sauver,  expression 
appartenant  primitivement  aux  troupes  à  cheval  :  «  Vous  al- 
lez me  faire  le  plaisir  de  cavaler  au  corps  de  garde  »,  Courte- 
line.  Potiron,  p.  14. 

Terme  devenu  populaire:  «  Je  suis  en  retard,  je  me  cavale  » 
(Rossignol). 

Elixir  de  hussard,  nom  donné  par  les  fantassins  à  la  mau- 
vaise eau-de-vie,  à  l'eau-de-vie  de  grains  que  l'on  vendait 
dans  les  cantines  (H. -France). 

Hirondelle  de  potence,  gendarme,  appelé  jadis  hirondelle 
de  grève  ou  hussard  de  la  guillotine. 

Landau  à  haleines,  parapluie  :  «  Quand  on  voit  des  pékins 
qui  se  balladent  avec  leurs  pépins  et  s'empêtrent  les  uns  dans 
les  autres,  on  s'écrie  :  «  Attention!  V'ià  un  encombrement  de 
landaus  à  baleines!  ^  »  Cette  appellation  se  lit  déjà  dans  la 
dernière  édition  du  poème  sur  Cartouche  (1827). 

Planche  au  pain,  banc  des  accusés,  allusion  à  la  planche  à 
pain  des  troupiers,  laquelle,  dans  les  casernes,  est  suspendue 
horizontalement  au  plafond,  au-dessus  de  leur  lit. 

3.  —  Termes  provinciaux. 

Les  patois  ont  fourni  un  certain  nombre  de  termes,  qui, 
après  avoir  modifié  leur  forme  et  leur  sens  dans  ce  nouveau 
milieu,  ont  passé  ensuite  dans  le  bas-langage  parisien  et  pro- 
vincial. Tels  sont  : 

Bidoche,  viande,  portion  de  viande  et  spécialement  morceau 
de  bœuf  bouilli,  l'ordinaire  du  soldat  :  «  On  n'en  mange  pas 
tous  les  jours  de  la  bidoche  chez  toi?  »  Descaves,  Sous-Offs, 
p.  11.  —  «  Faut  me  rendre  un  service...  J'ai  besoin  de  bido- 
chey),  Rosny,  Rues,  p.  1.31. 

1.  Langue  verte  du  troupier  (cité  dans  H. -France). 


13!B  FACTEURS   SOCIAUX 

Ce  mot  S  qui  signifie  proprement  viande  de  mouton  (cf.  Berry, 
bide,  vieille  brebis),  figure  avec  le  sens  de  «  viande  »,  dans 
un  glossaire  argotique  de  1846,  et  cette  acception  généralisée 
est  celte  du  bas-langage  (Richepin,  Gueux,  p.  171)  :  «  Trop  de 
bidoche  autour  des  boyaux...  » 

De  môme,  dans  les  provinces,  par  exemple  dans  l'Anjou  : 
«  Bidoche,  viande.  Mot  de  la  langue  des  casernes  et  d'intro- 
duction récente  »  (Verrier  et  Onillon). 

Bricheton,  pain,  et  brichet  (Hayard).  répondent  au  normand 
d'Euro  brichet.  pain  d'une  ou  deux  livres  de  forme  variée 
qu'on  fait  expressément  pour  les  bergers  (Robin)  :  «  Via  ton 
bricJieton  et  ta  bidoche  ».  Courleline,  Gaietés,  p.  309. 

Terme  généralisé  :  «  Pain,  dans  le  jargon  des  ouvriers  » 
(Rigaud)  et  des  gueux  (Richepin,  p.  171)  :  «  Deux  ronds  de  bri- 
clietori  dans  l'estomac...  » 

Brignolet^  môme  sens  que  le  précédent  (pour  bringolet  : 
cf.  le  poitevin  bringue,  morceau  de  pain)  :  «  Le  troupier  dit 
aussi  que  son  pain  est  du  bricheton,  du  brignolet  »,  Lacroix 
(dans  Larchey).  —  «  Pas  de  brignolet,  à  se  coller  entre  les 
mandibules  »,  Le  Sans-culotte  (cité  dans  Rigaud). 

Mot  également  généralisé  :  «  Un  coup  de  jus,  mon  vieux  birbe, 
et  une  croûte  de  brignolet  »,  Huysmans,  Sœur  Marthe,  p.  71. 

Goguenot  avec  ses  deux  acceptions  : 

1°  Gobelet  en  fer  blanc  et  marmite  de  campagne,  chez  les 
troupiers  d'Afrique  :  «  llolà  les  goguenots,  hurla  le  clairon  des 
zouaves;  qu'on  se  dépêche!  J'ai  le  gosier  sec  comme  une  pierre 
à  fusil  »,  Camus,  t.  I,  p.  272. 

C'est  là  le  sens  primordial  ^.  encore  vivace  en  Normandie  :■ 
goguenot,  pot  à  cidre  (répondant  au  manceau  coquenot,  co- 
quille de  noix). 

2°  Récipient  en  fer  blanc  servant  au  régiment  de  tinette, 
sens  universellement  connu  et  qu'on  lit  déjà  dans  le  Jargon 
de  18i9  («  goguenot,  pot  de  nuit  »).  11  a  passé  dans  les  par- 
1ers  provinciaux  :  baquet  d'ordures  (Anjou),  lieu  d'aisance 
(Bresse),  etc.;  aussi,  sous  la  forme  abrégée  gogue,  déjà  men- 
tionnée. 

Péquin,  civil,  dans  la  bouche  du  troupier,  mot  qui  date  du 
premier  Empire  ^  :   «  Péquin,  pour   bourgeois.    Barbarisme. 

1.  Dans  le  Bas-Maine,  on  dit  bidale,  à  côté  de  /»'f/oc/(e  (Pas-de-Calais,  6«rfeZ/e). 

2.  Conservé  aussi  dans  ç/oguenot,  mortier  (Merlin). 

3.  Voir  l'anecdote  citée  par  Littré,  au  mot  pécjuin,  à  propos  de  Talleyrand. 


sôLbAîs  137 

C'est  un  mot  de  la  soldatesque  »,  nous  dit  tiesgrangcs»  en  1821  ; 
mais,  dès  1808.  d'Uautel,  toilt  on  citant  l'usage  spécialement 
militaire,  altribiie  au  mot  Une  acception  plus  larse  :  «  Pé- 
qtlui;  terme  injurieux  qui  équivaut  à  ignorant,  sot,  imbécile; 
homme  intéressé,  avare  au  dernier  degré.  C'est  aussi  un  so- 
briquet que  les  soldats  se  donnent  entre  eux.  »  Ce  sobriquet, 
appliqué  aux  civils,  vient  du  Midi,  oii péquln  signifie  «  chétif, 
malingre  »,  épilhcte  dérisoire  donnée  aux  bourgeois.  Ce  terme, 
sur  l'origine  duquel  on  a  étrangement  divagué  \  se  trouve 
ainsi  être  de  provenance  indigène. 

Voici  (|uelquc8  exemples  :  «  11  y  avait  toute  une  révolution 
dans  répithètede  pékin,  si  facilement  jetée  au  visage  du  bour- 
geois »,  Vidal  et  Delmart,  Caserne,  p.  371.  —  «  La  Garde  Impé- 
riale est  polissonnée  dans  toute  la  ville!...  Les  péquins  l'em- 
bêtent », -Balzac,  Un  ménage  de  garçon,  1842,  t.  VI,  p.  270.  — 
.«  En  entrant  à  la  caserne,  il  faut  déposer  ses  frusques  de 
pékin...,  »  Almanach  du  Père  Peinard,  1896,  p.  38  ^ 

Ratatouille,  ragoût  servi  aux  troupiers  les  jeudis  et  les  di- 
manches :  «  Il  va  payer  à  dîner  et  cela  vaudra  mieux  que  la 
ratatouille  du  quartier  »,  Vidal  et  Delmart,  Caserne,  p.  131. 

Terme  populaire,  au  sens  de  «  mauvais  ragoût  ».  Desgran- 
ges en  fait  déjà  mention  en  1821  :  «  Ratatouille  \  mauvai-je 
fricassée.  Ce  mot  est  un  barbarisme  ». 

Le  simple  tatouille  n'a  gardé,  dans  le  bas-langage,  que  le 
sens  métaphorique  de  «  raclée  de  coups  »,  mais,  à  Genève,  ce 
mot  signifie  encore,  «  piquette,  ripopée  ».  C'est  un  dérivé  de 
tatouiller,  verbe  encore  vivace  dans  plusieurs  patois,  au  sens 
de  «  salir  »  (Xormandie),  de  «  patrouiller  ou  se  baigner  » 
(Anjou)  \  etc.  Ce  verbe  semble  avoir  été  usuel  à  Paris  dans  le 
premier  quart  du  xix*'  siècle,  et  Desgranges  en  fait  mention 
en  1821  :  «  Tatouiller  est  un  barbarisme.  Ne  dites  plus  :  Il 
Va  tatouille  dans  la  boue,  mieux  vaut  jeté  ». 

4.  —  Épithètes. 
Comme  tous  les  vocabulaires  spéciaux,  celui  des  casernes 

Le  mot  se  lit  pour  la  première  dans  la  Correspondance  du  général  Hardy  de 
1797  à  1802,  imprimée  en  1901",  p.   138. 

1.  Dans  Le  Courier  de  Vaugelas,  t.  VII,  1876,  p.  44,74,  1:21,  137  et  177. 

2.  En  Anjou,  pécju'm  a  fini  par  sij^nifier  quidam,  particulier;  au  figuré,  il 
fait  son  pét/uin.  il  se  gobe  (Verrier  et  Onillon). 

3.  Vigny,  dés  1835,  lui  ilonne  asile  dans  Grandeur  et  servitude  militaires. 

4  Cf.  Dict.  général:  «  Ratatouille,  emprunté  du  provençal  moderne  ratalou- 
Iho,  d'origine  inconnue  ».  Le  mot  provençal  est  tiré  du  français. 


138  FACTEURS    SOCIAUX 

fait  un  usage  fréquent  de  qualificatifs  pour  désigner  des  objets 
particuliers  à  ce  milieu.  Tels  : 

Bancal,  sabre  recourbé  de  cavalerie  :  «  Voilà  M.  Oranger 
qui  apporte  le  bancal  »  (caricature  de  Gavarni,  1841).  —  «  Ils 
frôlaient  alternativement  de  leurs  coudes  et  de  leurs  i>a/2ca^s 
des  devantures  baissées  »,  Courteline,  Train,  p.  178. 

Brutal,  canon  :  «  Le  brutal,  nom  burlesque  que  l'on  donne  à 
une  pièce  de  canon  :  As-tu  entendu  ronfler  le  brutal?  »  (d'Hau- 
tel).  En  patois  normand,  brutal  est  très  fréquemment  appli- 
qué à  des  choses  :  un  outil  est  brutal,  une  machine  est  brutale, 
lorsque  leur  usage  est  dangereux,  quand  ou  s'en  sert  sans 
précautions  (Moisy). 

Réchauffante,  capote.  D'Hautel,  en  1808,  donne  à  ce  mot 
«  trivial  et  burlesque  »  le  sens  de  perruque  (avec  lequel  il  a 
passé  dans  le  vocabulaire  de  Vidocq). 

Souffrante,  allumette  :  «  Les  souffrantes  au  clair,  ceux  qui 
en  ont!  »  Courteline,  Potiron,  p.  17. 

Et  de  même  :  Collant,  cale(;on;  fumante,  cigarette  (appelée 
aussi  sèche);  grimpant,  pantalon  ';  soufflant,  clairon,  ol  souf- 
flante, trompette,  etc. 

5.  —  Termes  ironiques. 

L'ironie  joue  un  grand  rôle  dans  le  vocabulaire  des  caser- 
nes, très  riche  en  appellations  facétieuses  qtii  témoignent  de 
la  bonne  humeur  de  nos  troupiers.  Voici  un  premier  groupe  : 

Le  havresac  y  est  appelé  armoire  à  poils  et,  lorsqu'il  était 
fait  de  peau,  veau  et  A^or,  ce  dernier  très  fréquent  :  «  Déses- 
pérant de  mon  projet  et  voulant  en  finir,  j'ai  lavé  jusqu'à 
mon  A^or...  Le  mauvais  drôle  avait  vendu  jusqu'à  son  havre- 
sac  »,  Vidal  et  Delmart,  Caserne,  p.  91. 

Le  peloton  d'exécution,  c'est  le  bal  («  aller  au  bal  »),  qu'on 
lit  chez  d'Hauteravec  un  sens  apparenté  :  «  Donner  le  bal  à 
quelqu'un,  le  gronder,  le  châtier  rudement  ».  La  punition, 
cran,  y  est  identique  à  une  consommation  :  «  distribuer  des 
crans  ».  Le  manche  à  balai  y  est  un  bâton  de  maréchal,  et, 
inversement,  le  hautbois  y  devient  un  manche  de  balais,  tan- 
dis que  le  trombone  est  assimilé  à  une  seringue  '. 

1.  Dans  Richepin  {Gueux,  p.  178)  :  «  Un  grimpant  et  des  ripatons...  y>,  pen- 
dant du  synonyme   vulgaire  montant  (celui-ci  dans  Vidocq). 

2.  Inversement,   en  normand,  saquebute,  seringue,    signifie  primitivement 
trombone. 


SOLDATS  139 

Le  fusil  porte  le  nom  de  clarinette  ^  Cette  appellation  est 
déjà  donnée  par  d'Hautel  en  1808,  avec  cet  exemple  :  «  Pren- 
dre la  clarinette  de  cinq  pieds  signifie  se  faire  soldat,  s'enrô- 
ler ».  La  balle,  c'est  la  dragée,  la  prune  ou  le  pruneau. 

Le  garde-magasin  est  n.^^Q{ê  garde-mites  ou  miteux. 

Le  lit  s'enrichit  de  toute  une  synonymie  facétieuse.  Il  est 
assimilé  tantôt  à  nn  panier  -  (d'oii  pagnoter^,  se  coucher),  et 
tantôt  à  un  portefeuille  (Rossignol)  :  se  fourrer  dans  le  por- 
tefeuille répond  à  se  bourser,  se  coucher  (Rigaud).  Une  farce 
très  usitée  dans  les  casernes  consiste  à  mettre  le  lit  du  bleu 
en  portefeuille  «  de  façon  qu'il  n'y  puisse  entrer  plus  loin  que 
les  chevilles  et  qu'il  emploie  une  partie  de  sa  nuit  à  tenter 
de  remettre  un  peu  d'ordre  dans  des  draps  qui  s'enrouleront 
d'un  côté  tandis  qu'il  les  déroulera  de  l'autre...  »  (Courteline, 
Gaietés,  p.  303). 

Ajoutons  :  Plumard  ^,  c'est-à-dire  lit  de  plumes  (par  allu- 
sion à  la  dureté  de  la  paillasse),  d'où  se  plumarder  %  se  cou- 
cher. 

Voici  maintenant  un  autre  groupe  : 

Bidonner,  boire,  le  vin  étant  distribué  aux  troupiers  (et  aux 
marins)  dans  un  bidon  :  «  Passe- moi  donc  la  vinasse...  nous 
allons  bidonner  un  coup  »,  Courteline,  Train,  p.  92. 

Avec  le  sens  généralisé  :  «  Tu  ne  ferais  pas  mieux  de  tra- 
vailler, au  lieu  d'être  toujours  à  bidonner  chez  le  marchand 
de  vin?  »  (Hébert,  dans  Bruant,  p.  6i). 

Caisson,  tête  et  cervelle,  d'où  se  faire  sauter  le  caisson,  se 
suicider  (le  caisson  saute  lorsque  la  poudre  s'enflamme),  ex- 
pression devenue  populaire  :  «  Le  caporal  s'est  fait  sauter  le 
caisson  ^,  en  se  tirant  sous  le  menton  un  coup  de  revolver  », 
Père  Peinard,  1«'  déc.  1889,  p.  3. 

1.  «  Faut  se  coller  l'as  de  carreau  sus  le  rabe,  décrocher  sa  clarinette  et 
descende  sus  les  rangs  »,  Bercy,  A'XXF/e  lettre,  p.  5.  —  Cf.  Larchey,  SuppL, 
prêt".  XXVIII  :  «  Le  peuple  appelle  le  fusil  clarinette  de  cin<j  pieds,  parce  qu'il 
appelle  troubadour  le  soldat«qui  en  joue  sur  les  champs  de  bataille.  »  Les  deux 
expressions  sont  chronologiguement  indépendantes,  troubadour  étant  un  sou- 
venir de  l'école  romantique. 

2.  a  Je  vais  vous  mettre  dans  votre  panier,  dit  le  caporal  »,  Descaves,  Sous- 
0/fs,  p.  56. 

3.  «  Ah!  ça,  que  que  tu  fabriques?  G'est-yque  tu  vas  pagnotter'?  o  Cour- 
teline, Gaietés,  p.  12. 

4.  »  Calmé  net,  il  dégringole  de  son  plumard  »,  Courteline,  Train,  p.  72. 

5.  «  Les  plus  casaniers  auront  des  envies  folles  d'aller  plumarder  dans  les 
prés  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  17. 

6.  Les  frères  Concourt  notent  dans  \e,\xr  Journal  du  23  nov.  1857:  «  Il  s'est 
fait  sauter  le  caisson  (propos  entendu  sur  le  boulevard)  »  —  Cf.  Richepin, 
Glu,  p.  6  :  «  Il  ne  s'était  pas  non  plus  fait  sauter  le  caisson  ». 


140  FACTEURS    SOCIAUX 

Harnais^  vêtement  (Rossig-nol),  et  harnacher,  habiller 
(Bruant),  ont  passé  des  casernes  dans  le  vulgaire  parisien  : 
«  Alors  on  m'a  payé  des  harnais  neufs,  lin  fendant  et  un  al- 
pague  en  velours  »,  Bercy,  UF  lettre,  p.  5 

Marcher,  faire  une  marche  militaire,  a  acquis  le  sens  figuré 
de  consentir,  d'accepter,  acception  passée  dans  le  langage  des 
imprimeurs,  des  ouvriers  et  des  filles  :  je  marche!  je  ne  mar- 
che pas  !  ]q  suis,  je  ne  suis  pas  d'accord. 

Pied  de  banc,  sergent  dans  une  compagnie  (un  banc  a  qua- 
tre pieds  et  une  compagnie  quatre  sergents)  :  «  Les  bleus  s'ali- 
gnent tant  bien  que  mal;  le  pied  de  banc  les  compte,  les  re- 
compte.. »,  Alnianach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  40. 

Dans  l'argot  policier,  avoir  les  pieds  dans  le  dos,  c'est  être 
suivi  par  un  agent  (Rossignol). 

Souper,  en  avoir  assez,  en  être  excédé,  sens  très  répandu 
dans  les  casernes  :  «  Souper  de  la  Jiole  de  quelqu'un,  être  fâ- 
ché avec  un  camarade;  dans  le  même  sens  on  emploie  indif- 
féremment les  mots  caillou^  hure,  kilo,  matricule,  gueule, 
etc.  »  (Ginisty). 

Pour  comprendre  cette  acception  spéciale,  rappelons  le  nom 
ironique  que  les  troupiers  donnent  à  la  soupe,  la- bouillante, 
qui  est  plutôt  tiède  (v.  ci-dessus).  Ce  sens  particulier  est  de- 
venu d'un  usage  général  :  «  J'ai  soupe  de  ma  femme,  de  sa 
société,  de  sa  conversation  »  (Rossignol). 

Voici  quelques  citations  :  «  T'as  donc  soupe  de  battre  la 
semelle?...  Le  populo  a  l'air  à' avoir  soupe  pour  de  bon, 
d'être  le  dindon  de  la  farce  »,  Père  Peinard,  5  juillet  1891 
et  10  avril  1892. 

Trujfard,  soldat,  les  trulfes  ou  pommes  de  terre  garnissant 
souvent  l'ordinaire  du  troupier  :  «  Vous  savez  bien  qu'elle  ne 
fait  jamais  l'œil  («  crédit  »)aux  truffards  »,  Camus,  t.  I,  p.  40. 

Terme  devenu  populaire  :  «  Le  truffard...  se  plie  sans  trop 
de  rouspétance  aux  exercices,  gardes,  travaux  de  propreté  », 
Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  41. 

De  même  :  Carotte,  visite  du  docteur  au  régiment  (de  l'ex- 
pression tirer  une  carotte  au  médecin)  :  c'est  le  moment  de 
prétexter  une  maladie  imaginaire,  pour  se  faire  exempter  du 
service  (d'où  carottier,  soldat  qui  évite  les  manœuvres  et  les 
corvées);  chaussettes  \  ganls.  à  côté  de  mains  courantes,  pieds 

1.  Cf.  le  synonyme  alleni  in  1  llandscht/h,  gant,    proprement   chanssette  de 
la  main. 


SOLDATS  141 

OU  souliers;  jus  de  claque,  café  (Merlin),  d'après  la  couleur; 
matviculer ,  voler  («  le  numéro  matricule  étant  la  seule  mar- 
que de  propriété  au  régiment  »,  Merlin);  permission  de  minuit, 
gourdin  au  bout  ferré*;  tableau  d'avancement^  liste  des  hom- 
mes punis  déposée  au  corps  de  garde;  torcher,  manger  (cf.  se 
torcher  les  babines),  etc. 

L'expression  tailler  une  basane,  à  l'origine  propre  aux 
troupes  à  cheval,  exprime  un  geste  de  défi  ou  de  mépris  que 
les  soldats  exécutent  sur  la  cuisse  (autrefois  couverte  de  ba- 
sane) :  «  Et  tandis  que  du  revers  de  la  main  il  se  caressait  le 
menton,  de  l'autre  il  se  giffla  la  cuisse,  taillant  une  basane 
gigantesque  au  nez  du  colonel  absent  »,  Courteline,  Gaietés, 
p.  197. 

Cette  expression  a  passé  dans  le  bas-langage:  «  Tailler  une 
basane,  geste  familier  des  gamins  qui  se  frappent  la  cuisse  du 
revers  de  la  main  droite  »  (Virmailre). 

Tirer  au  flanc,  chercher  à  esquiver  le  service  (même  sens 
que  carotter),  à  côté  du  synonyme  tirei'  au  cul,  user  de  pré- 
textes pour  paresser  (la  marche  de  flanc,  c'est  le  repos)  : 
«  T'arriveras  là-bas,  tu  passeras  la  visite,  on  saura  que  tu  tires 
au  Jïanc  et  on  te  renverra  illico  au  quartier  avec  quinze  jours 
de  prison...  Tu  coucheras  à  la  boîte  ce  soir  pour  t'apprendre 
à  tirer  au  cul.  Ah!  carottier,  ah!  fricuteur  »,  Courteline,  Gaie- 
tés, p.  80  et  130. 

Quelques-unes  de  ces  appellations  plaisantes  remontent  plus 
haut,  telles  :  "  . 

Bannière,  chemise  dont  les  pans  flottent  au  vent  (jadis  la 
bannière  était  blanche);  Oudin  donne  (1640)  :  «  Bannière 
d'Orléans,  des  lambeaux,  un  habit  déchiré.  » 

Poulet  d'Inde,  pour  cheval  ^  qu'on  lit  déjà  dans  Vadé  {Pre- 
mier bouc/uet  poissard). 

Platine,  pour  langue  bien  pendue,  appellation  donnée 
comme  «  soldatesque»  par  Desgranges  (1821),  tandis  que  d'Hau- 
tel  l'attribue  au  bas  langage  en  général  :  «  Il  a^une  bonne 
platine,  se  dit  d'un  grand  habilleur,  d'un  homme  qui  parle 
avec  une  grande  volubilité  et  pondant  longtemps,  d'un  crieur 
public  qui  fait  de  grands  effets  de  voix  ».  Le  mot  désigne  pro- 

1.  «  Pour  traverser  la  zone  militaire..,  il  s'était  muni  d'une  permission  de 
minuit,  un  fort  gourdin  au  bout  ferré  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  35). 

2.  «  Le  fantassin  n'a  qu'à  penser  à  lui,  et  non  tout  d'abord  an  poulet  d'Inde 
que  le  cavalier  doit  toujours  soigner  »,  Vidal  et  Dehnart,  Caserne,  p.  17. 


142  •     FACTEURS    SOCIAUX 

prement  une  plaque,  une  chose  large  et  plate,  rappelant  l'an- 
cienne expression  'synonyme  plat  de  la  langue,  et  son  corres- 
pondant argotique  platue,  langue  (terme  qu'on  lit  dans  le 
Jargon  de  1628)  :  «  Si  tu  devenais  député,  tu  as  une  i\hrepla- 
tine  »,  Balzac,  Un  ménage  de  garçon,  1842,  t   VI,  p.  308. 

Toute  une  série  de  sobriquets  sont  donnés  aux  différentes 
armes:  Blaireau,  conscrit;  boucs  de  régiment,  sapeurs;  chien 
de  quartier,  adjudant  (il  est  le  seul  gardien  responsable  de  la 
caserne);  écrevisse  de  rempart,  lignard  (à  cause  du  pantalon 
garance);  marsouin,  soldat  d'infanterie  de  marine;  —  ci- 
trouilles, dragons  (par  allusion  à  leur  casque),  et  chaudron- 
niers, cuirassiers  (cf.  marmite,  cuirasse);  —  pieds  blancs, 
fantassins,  appelés  aussi  pousse-cailloux,  image  de  la  marche 
sur  les  routes  fraîchement  chargées. 

6.  —  Vie  de  caserne. 

La  vie  fermée  du  troupier  se  reflète  sous  ses  différents  as- 
pects dans  les  expressions  : 

Cafard,  sorte  de  spleen  des  casernes  qui  travaille  la  tète 
du  troupier  ou  du  gradé  (Ginisty).:  c'est  le  nom  d'un  insecte, 
la  blatte  orientale,  application  analogue  à  araignée,  hanne- 
ton, etc. 

Classe,  contingent  arrivé  à  sa  dernière  année  de  service; 
être  de  la  classe,  appartenir  à  celle  qui  sera  la  première  ren- 
voyée dans  ses  foyers  :  «  Lorsqu'un  soldat  en  est  venu  là,  il 
ne  craint  plus  ni  punition  ni  souffrances  d'aucune  sorte,  et  il 
oppose  à  tous  les  coups  de  la  fortune  son  irréfutable  et  stoïque 
argument  :  Bail!  je  suis  de  la  classe!  »  (Ginisty).  —  «  Ne  te  fais 
donc  pas  de  bile!  Pus  que  quatre  ans  à  tirer  et  tu  seras  de  la 
classe  »,  Courlcline,  Gaietés,  p.  234.  —  «  La  prison,  ça  compte 
sus  le  congé,  et  y  a  toujours  la  classe  qui  est  là  pour  un  coup. 
La  classe!  mot  magique,  cautère  moral  du  troupier  »,  Idem, 
Train,  p.  245. 

Connaître,  la  connaître  (ou  la  connaître  dans  les  coins), 
sous-entendu  la  théorie,  être  au  courant  de,  au  fait  de,  et 
par  suite:  n'ignorer  aucune  des  roueries  militaires,  savoir  es- 
quiver l'ennui  du  métier  (Ginisty). —  «Sentencieusement  il 
ajouta  :  7^u  la  connais  dans  les  coins,  mais  c'est  pas  tout  de  la 
connaître,  il  faut  savoir  la  praliqucr...  Encore  un  qui  la  con- 
naît »,  Courteline,  Gaietés,  p.  224  et  305. 

On^it,  avec  le  même  sens,  être  à  la  liauteur  (sous-entendu 


SOLDATS  143 

du  service  OU  du  métier  militaire),  être  irréprochable  sous  le 
rapport  de  la  tenue  et  de  l'instruction  (Ginisty),  être  au  cou- 
rant du  métier  (Merlin).  C'est  une  application  particulière  de 
l'expression  littéraire  :  être  à  la  hauteur  de  la  situation  ',  gé- 
néralisée dans  le  bas-langage  sous  la  forme  abrégée  des  ca- 
sernes (aussi  avec  le  sens  :  avoir  les  poches  bien  garnies)  : 
«  Suffit!  on  est  à  la  hauteur,  mon  bonhomme.  .  »..  Zola,  As- 
sommoir, p.  4S.  — «  Des  gas  à  la  hauteur  ont  mis  la  chose  eh 
train  »,  Alinanach  du  Père  Peinard,  1896,  p.  27. 

Gauche,  jusqu'à  la  gauche,  jusqu'à  la  mort  :  «  Vous  serez 
consigné  jusqu'à  la  g...!  vous  entendez  bien,  n'est-ce  pas?/as- 
qu'à  la  gauche...!  C'était  son  mot  ce  jusqu'à  la  gauche,  une 
expression  de  caserne  qui  no  signifie  pas  grand'chose,  mais 
impliquait  évidemment  en  lui  une  idée  confuse  d'éloignement, 
personnifiait  l'éternité  en  son  imagination  vague  de  vieil  ivro- 
gne... Un  jour  garde  de  police,  un  jour  garde  d'écurie,  et 
comme  ça. jusqu'à  la  gauchey),  Courteline,  Gaietés,  p. 23  et  52. 

Dans  les  parlers  provinciaux,  par  exemple  en  Anjou,  jus- 
qu'à la  gauche,  a  acquis  le  sens  général  de  complètement,  à 
fond  :  «  Il  te  l'a  engueulé  jusqu'à  la  gauche  »  (Verrier  et 
Onillon). 

L'expression  est  du  ressort  militaire.  Les  groupements  (sec- 
tion, peloton,  compagnie,  etc.)  se  rassemblent  habituellement 
on  deux  rangs,  numérotés  de  la  droite  à  la  gauche.  Chaque 
homme  s'aligne  sur  son  voisin  de  droite.  Si  l'un  d'eux  doit 
rentrer  ou  sortir,  pour  rectifier  l'alignement,  tous  ceux  qui 
sont  à  sa  gauche  doivent  rentrer  ou  sortir  également  —  et  ce 
mouvement  s'opère yasga'à  la  gauche,  jusqu'au  dernier. 

Une  autre  locution, /jasser  l'arme  à  gauche,  pour  mourir,  se 
rattache  à  un  même  ordre  d'idées  :  en  vie,  lorsque  le  soldat 
est  dans  le  rang,  il  porte  le  fusil  à  sa  droite  ;  jmsser  l'arme  à 
gauche,  c'est  dévier  de  l'ordre  usuel,  rompre  le  rang,  mourir. 

Cette  expression  s'est  généralisée  dans  le  bas-langage  : 
«  Bien  sûr,  elle  sauverait  son  homme,  tandis  qu'à  l'hôpital 
les  médecins  faisaient  passer  Vanne  à  gauche  aux  malades 
trop  détériorés,  histoire  de  ne  pas  se  donner  l'embêtement  de 
les  guérir  »,  Zola,  Assommoir,  p.  124.  —  «  Rien  que  pour 
cette  semaine,  c'est  trois  pauvres  troubades  qui  viennent  de 
passer  l'arme  à  gauche  »,  Père  Peinard,  7  déc.  1890,  p.  8. 

1.  Larchey,  Supplément,  explique  à  tort  être  à  la  hauteur  par  être  de  la  haute, 
dans  une  bonne  position. 


144  FACTEURS    SOCIAUX 

Son  pendant  antérieur  est  descendre  la  garde,  mourir,  mé- 
taphore devenue  de  bonne  heure  populaire  :  «  Descendre  la 
garde!  Expression  plaisante  et  figurée  qui  signifie,  parmi  le 
peuple,  tomber  d'un  lieu  élevé,  s'en  aller  dans  l'autre  monde, 
laisser  ses  os  dans  une  affaire  d'une  batterie  quelconque  », 
d'Hautel,  1808.  —  a  II  a  descendu  la  garde  à  Marengo.  Cela 
veut  dire  en  langue  soldatesque  qu'il  est  mort  à  Marengo; 
mais  descendre  la  garde  n'est  pas  français  »,  Desgranges.  1821. 

Voici  un  exemple  de  cette  généralisation  :  «  Merci,  mar- 
chand de  coco,  dit  l'enfant  qui  reprit  haleine,  sans  vous  je 
descendais  la  garde  »,  La  Bédolliôre,  p.  76. 

On  dit,  avec  le  riiême  sens,  défiler  la  parade  :  «  Boche  ques- 
tionnait Gervaise  d'un  air  de  doute,  en  lui  demandant  si  elle 
était  bien  sûre  qu'il  n'eût  pas  défilé  la  parade  derrière  sjn 
dos  »,  Zola,  Assommoir,  p,  460. 

Membrer,  manœuvrer  dur,  c'est-à-dire  peiner  de  tous  ses 
membres,  aux  exercices  militaires  :  «  S'arrètant  tous  les  trois 
pas  pour  contempler  ,.  les  camarades  qui  membraient...  », 
Courteline,  Gaietés,  p.  131. 

On  dit,  avec  le  même  sens,  pivoter,  faire  un  pas  à  droite  ou 
un  à  gauche,  en  avant  ou  en  arrière,  c'est-à-dire  tourner 
comme  sur  un  pivot  :  «  Alors,  tu  te  figures  bonnement  que 
j'aurais  pivoté  trois  heures  dans  la  pluie  et  dans  la  saleté... 
et  tout  ça  pour  en  arriver  à  quoi?  à  la  peau?  »,  Courteline, 
Train,  p.  182. 

Pour  exprimer  ce  même  travail  machinal,  on  dit,  ironi- 
quement, faire  le  Jacques,  c'est  à-dire  faire  l'imbécile:  c'est 
manœuvrer  en  décomposant  une!  deusses!  troisses!  («  s'appli- 
que de  préférence  aux  exercices  de  l'école  du  soldat  »,  Ginisty). 

C'est  de  ces  exercices  que  dérive  l'expression  un  temps 
trois  mouvements:  «  Il  commandait  :  Portez!...  armes!  Un 
temps  trois  mouvements  !  Un!  »  Courteline,  Gaietés,  p.  129. 

Expression  généralisée  :  «  Un  chouette  copain  est  là  qui  en 
deux  temps  trois  mouvements  envoie  le  type  à  Dache...  Une 
douzaine  de  zigues  d'attaque  ont  radine  à  la  piôle  et  en  deux 
temps  et  trois  mouvements  tout  le  bazar  était  dans  la  rue  », 
Père  Peinard,  20  avril  1890,  p.  1  et  21  fév.  1892,  p.  4. 

Midi!  C'est  midi!  midi  sonné!  midi  moins  cinq!  pour  dire 
il  est  trop  tard!  ça  ne  sert  à  rien,  c'est  inutile!  expression 
plaisante  de  refus  ou  de  négation,  on  usage  dans  les  caser- 
nes :  «  Tu  comprends  bien  que  pour  pagnater  au  quartier,  là- 


SOLDATS  145 

bas  au  patelin,  à  Saint-Mihiel,  c'est  macailie  et  midi  sonné  ! 
tu  ne  voudrais  pas!  »  Cuurteline,  Train,  p.  86. 

Expression  fréquemment  généralisé  dans  le  bas-langage  : 
«  Tant  qu'à  s'étaler  sur  l'iierbe  aux  endroits  qu'y  a  pas  de 
feuillage,  c^est  midi!  »  Bercy,  XVIT'  lettre,  p.  o. 

Planche,   dans  l'expression  avoir  du  pain  sur  la  planche, 
avoir  des  vivres,  et.  figurément,  avoir  dos  ressources  prépa 
rées  pour  l'avenir:  expression  prise  des  troupiers  qui  reçoivent 
leur  portion  de  pain  pour  quatre  jours,  en  le  gardant  sur  une 
planciie  suspendue  au-dessus  de  leur  lit  (v.  ci-dessus,  p.  135). 

Revue,  être  de  la  revue,  être  déçu,  la  revue  militaire  et 
surtout  les  préparatifs  qu'elle  exige  étant  une  corvée  pour  le 
s  )ldat.  Courteline  nous  en  a  donné  une  description  pittores- 
que : 

■Le  jour  de  la  revue  arriva 

Depuis  quatre  heures  du  malin,  les  liounnes  liivaient  le  plancher 
à  grande  eau,  graltaient  la  planche  à  pain  du  bout  <le  leurs  cou- 
teaux, enduisaient  de  cirage  les  pieds  du  lit,  et  récuTaient  au  tri- 
pjli  les  gourmettes  t^es  shakos  et  les  coquilles  de  sabre.  Toutes  les 
cinq  minutes,  dans  un  vacarme  de  portes  qui  battent  et  retombent, 
des  sous-officiers  entraient,  suant,  hurlant,  jurant  des  «  sacré  nom 
de  Dieu  »  et  accablant  de  jours  de  boîte  le  malheureux  homme  de 
chambre  qui,  ne  sachant  plus  auquel  entendre,  galopait  comme  un 
affolé,  dans  les  criailleries  continuelles  de  :  «  L'homme  de  chamjjre, 
à  l'eau!  L'homme  de  chambre,  au  cirage  !  L'homme  de  chambre,  au 
coup  de  balai  !  —  Gaietés  de  l'escadron,  p.  iOO. 

De  là,  passé  dans  le  bas  langage,  comme  expression  du  dé- 
sappointement :  «.Fais  le  casquer  d'avance  ou  sans  quoi  tu  se- 
rais de  la  revue...  Ah!  c'est  que  nous  avons  été  de  la  revue!  » 
Bercy,  /r«  lettre,  p.  5,  et  77/*^  lettre,  p.  7. 

Cette  locution  trouve  son  pendant  au  xvi''  siècle  dans  e.^^/'e 
du  guet  qu'on  lit  chez  du  Fail  (t.  H,  p.  228)  :  «  Je  cuyday... 
estre  du  guet  d'après  minuict  »,  c'est-à-dire  être  attrapé,  être 
dupe  de,  sens  '  (jui  résulte  de  cet  autre  passage  de  Brantôme 
(t.  I.  p.  260)  :  «  Il  est  bien  vray  qu'il  [le  connétable  de  Bour- 
bon] fut  fort  compris  dans  le  traicté  de  Madrid;  mais  le  roy 
[François  T']  le  rompit  tout  à  trac,  quand  il  fut  de  retour  en 
France,  si  bien  que  M.  de  Bourbun  fut  du  guet  et  eut  la  cas- 
sade  )). 

1.  Voir  Revue  du  XVI'  siècle,  t.  III,  p.  2i  2o. 


146  FACTEURS    SOCIAUX 

7.  —  Réminiscences  littéraires. 

L'époque  du  romantisme  a  laissé  quelques  traces  isolées  : 

Piquer  une  romance,  dormir,  ronfler  (Merlin),  expression 
devenue  populaire  :  «  Quand  qu'on  a  envie  de  piquer  eune  ro- 
mance... »,  Bercy,  XV W  lettre,  p.  4. 

Troubade,  troupier,  pioupiou,  forme  abrégée  de  trouba- 
dour, le  troubadour  des  romances,  terme  très  populaire:  «  La 
mère  glissa  au  nouveau  troubade  le  maigre  boursicot  qu'elle 
a  pu  réunir  à  force  de  liarder  »,  Almanach  du  Père  Peinard, 
1894,  p.  39. 

On  lit  ce  mot  dans  le  Journal  des  frères  Concourt  (2  sep- 
temb.  1865)  :  «  Il  avait  encore  son  habit  de  troubade  sur  le 
dos  ». 

8,  —  Souvenir  historique. 

L'unique  rappel  au  passé  semble  être  faire  suisse,  boire 
seul,  sans  inviter  ses  camarades,  c'est-à-dire  s'isoler  pour 
boire  copieusement  —  «  boire  comme  an  suisse,  c'est-à-Hire 
beaucoup  »  (Oudin)  —  à  la  manière  des  Suisses  de  la  garde 
royale,  fameux  biberons  qui  préféraient  pourtant  se  régaler 
en  compagnie  :  «  Lans,  tringue!  à  toy,  compaing!  »  s'écrient 
les  Suisses  de  l'époque  de  Rabelais.  Quoiqu'il  en  soit,  le  fait  de 
se  divertir  seul  est  considéré  comme  infamant  dans  le  milieu 
des  casernes. 

Voici  quelques  citations  dans  leur  ordre  chronologique  : 

«  Le  soldat  a  pour  point  d'honneur  de  ne  jamais  manger  ou  boire 
seul.  Cette  loi  est  tellement  sacrée  que  celui  qui  passerait  pour  la 
violer  serait  rejeté  de  la  société  militaire,  et  on  dirait  de  lui  :  // 
boit  avec  son  suisse  ^  et  le  mot  est  une  proscription  »,  V^idal  et  Del- 
mart,  p.  351. 

«  Faire  suisse.  Ce  mot,  à  la  caserne,  équivaut  à  une  injure  indélé- 
bile. Faire  suisse,  c'est  vivre  seul,  mesquinement,  en  égoïste,  sans 
relations  amicales  et  sans  appuis;  c'est  entasser  son  prêt,  lésiner, 
thésauriser,  s'imposer  des  privations  volontaires  ou  dépenser  sour- 
noisement son  argent  loin  des  autres,  sans  jamais  songer  à  offrir  la 
moindre  consommation  à  un  pays  ou  à  un  camarade  de  lit  serviable 
et  dévoué.  Faille  suisse  est  une  insulte  si  grande  que,  lancée  obstiné- 
ment à  la  tête  d'un  troupier,  elle  le  force  ou  à  renoncer  à  ses  habi- 
tudes ou  à  changer  de  compagnie  »,  Camus,  t.  I,  p.  ;277. 

i.  Sous  cette  forme,  la  locution  n'est  donnée  qu'ici:  en  est-elle  la  primi- 
tive? 11  est  permis  d'en  douter. 


SOLDATS  147 

«  Ah!  vous  n'en  savez  rien?  continua  Ilurluret;  eh  bien,  moi,  je 
m'en  vais  vous  le  dire.  Ça  signifie  purement  et  simplement  que  vous 
êtes  un  goinfre  et  un  porc,  qui  cachez  vos  provisions  dans  un  lit 
qui  n'est  même  pas  le  vôtre,  pour  les  dévorer  sournoisement,  à  l'insu 
de  vos  camarades  1 

A  ces  mots,  un  murmure  s'éleva  : 

—  Hou  !  hou  !  //  fait  suisse!  Il  fait  suisse I 

—  Parfaitement,  reprit  Ilurluret,  vous  vous  conduisez  d'une  fa- 
çon ignoble,  et  si  vos  camarades  vous  passaient  en  couverte,  ce 
n'est  fichtre  pas  moi  qui  les  en  empêcherais  »,  Courteline,  Gaietés, 
p.  95. 

Comme  le  reste  de  cette  nomenclature,  l'expression  a  passé 
dans  le  bas-langage  :  «  J'ai  du  bon  à  boire  et  ça  m'ennuie  de 
faire  suisse...  Du  madère,  les  amis  !  un  velours  au  palais  et 
chaud  sur  l'estomac...  »,  Hirsch,  Le  Tigre,  p.  54. 

V  Tous  ces  éléments  constitutifs  du  vocabulaire  militaire  sont 
donc  exclusivement  indigènes.  Nous  verrons  plus  loin  qu'il  s'y 
est  ajouté  nombre  d'éléments  orientaux  importés  par  les  ré- 
giments d'Afrique. 

II.  —  Expansion. 

A  toutes  les  époques,  des  mots  de  soldats  ont  franchi  la  ca- 
serne pour  se  généraliser  dans  la  langue  :  Alarme  et  alerte, 
comme  battre  Vestrade  et  en  venir  aux  mains,  pour  citer 
quelques  exemples,  ont  appartenu  primitivement  à  la  sphère 
militaire. 

Do  nos  jours,  l'influence  de  ce  vocabulaire  spécial  a  été  au- 
trement intense. 

Nous  avons  déjà  montré  par  une  série  d'exemples  —  tels 
bagou,  J'ourbi  et  rabiot  —  comment  ces  termes  foncièrement 
militaires  ont  acquis,,  une  fois  passés  dans  le  langage  popu- 
laire, des  acceptions  et  des  nuances  nouvelles.  D'autre  part, 
en  ce  qui  touche  les  vocables  des  casernes  que  nous  venons 
de  passer  en  revue,  nous  avons  partout  noté  leur  incursion 
dans  le  parler  vulgaire  parisien.  En  somme,  peu  d'entre  eux 
sont  restés  confinés  dans  leur  milieu  spécial;  la  grande  ma- 
jorité a  pénétré  dans  la  langue  populaire.  Nous  ferons  la 
même  constatation  pour  les  mots  algériens  dont  une  grande 
partie  est  devenue  populaire. 


148  FAGTEUnS    SOCIAUX 

De  plus,  les  soldats  ont  été  les  principaux  propagateurs  des 
mots  parisiens  dans  les  provinces,  et  cela  au  point  de  modi- 
fier profondément  l'aspect  du  vocabulaire  dialectal.  Le  lan- 
gage populaire  parisien  a  vu  ainsi  s'étendre  de  plus  en  plus 
son  horizon  jusqu'à  se  confondre  avec  les  limites  mêmes  du 
pays  tout  entier  et  franchir  même  celui-ci  pour  pénétrer 
hors  de  France,  dans  les  pays  où  l'on  parle  français  K 

Une  action  aussi  considérable  répond  d'ailleurs  à  l'impor- 
tance grandissante  de  ce  facteur  spécial,  la  nation  armée, 
dans  la  démocratie  moderne,  ainsi  qu'au  rayonnement  magi- 
que de  la  capitale  aux  yeux  des  provinciaux. 

1.  Voir  ci-dessus  les  remarques  de  Léon  Granger  sur  le  langage  militaire 
de  la  Suisse  romande.  L'auteur  y  cite,  entre  autre,  ces  exemples  :  «  Le  bri- 
cheton,  le  brignol,  plus  rarement  le  brutal,  signifient  le  pain.  Ces  termes  sont 
très  employés.  Autres  termes  concernant  l'alimentation  :  Ja/fe  pour  soupe, 
bidoc/te  pour  viande  (le  slnye  est  la  viande  de  conserves),  becqueter  pour  man- 
ger, terme  le  plus  récent  (autres  expressions  :  bouffer,  boulotter,  briffer)...  le 
capiston,  le  capitaine,  le  cabot,  le  caporal...  » 


CHAPITRE    COMPLEMENTAIRE 

VOCABLES    ALGÉRIENS 


C'est  encore  aux  troupiers,  aux  régiments  d'Afrique,  qu'on 
est  redevable  de  Tintroduction  de  tout  un  stock  de  mots  ara- 
bes et  bispano-italiens,  venus  de  PAlgérie. 

Un  premier  contingent,  les  termes  arabes,  remonte  à  l'or- 
ganisation militaire  des  indigènes  après  la  conquête  définitive 
de  la  province  africaine.  Les  bataillons  d'infanterie  légère 
d'Afrique,  institués  dès  1831,  furent  primitivement  au  nom- 
bre de  trois,  surnommés  les  Zéphirs,  c'est-à-dire  agiles  comme 
le  vent,  les  Chacals  et  les  Chardonnerets.  Tandis  que  cette 
dernière  appellation  a  complètement  disparu,  celle  de  Chacals 
est  devenue  le  surnom  des  Zouaves,  d'après  leurs  clameurs 
sauvages  imitant  le  cri  de  cet  animal  rusé  et  maraudeur. 
Plus  lard,  furent  organisés  les  régiments  des  tirailleurs  al- 
gériens, les  Turcos  et  les  Zouaves,  et  les  escadrons  de  cava- 
lerie indigène,  les  Spaliis  et  les  Chasseurs  d'Afrique,  les 
ChassWAfK 

Les  Z'épliir s  sont  surtout  connus  aujourd'hui  sous  le  nom  de 
Batd'Af,  bataillon  d'Afrique,  ou  encore  sous  celui  de  Joyeux  : 
«  Les  Zéphirs,  qu'on  nomme  aussi  Joyeux,  se  recrutent  dans 
tous  les  régiments  d'infanterie  et  cavalerie,  et  forment  une 
petite  légion  fougueuse,  irascible,  hostile  aux  règlements,  re- 
belle au  devoir,  qui  approvisionne  très  consciencieusement 
les  prisons  et  les  conseils  de  guerre,  »  Camus,  t.  I,  p.  6. 

Ce  bataillon  est  constitué  des  conscrits  ayant  subi  une 
peine  infamante  avant  leur  entrée  au  corps  ainsi  que  des 
soldats  indisciplinés,  des  fortes  têtes,  qu'on  envoie  en  Afrique 
p  mr  casser  des  cailloux,  c'est-à-dire  percer  et  entretenir  les 
routes.  On  leur  laisse  la  barbe,  mais  on  leur  rase  la  tête,  d'où 

1.  Voir  A.  Camus,  Les  Bohèmes  du  dra/.eau.  Types  de  l'armée  d- Afrique  : 
Zéphirs,  Turcos,  Spahis,  Trinqlots,  deux  vol.  Paris,  1863;  et,  pour  les  spahis, 
:\]arcel  Frescaly  (Palat),  Le  K/<=  Marqouillat,  Paris  1882.  —  Cf.  Valéry-Mayet, 
Voyage  au  sud  de  la  Tunisie,  2=  éd.,  Paris,  1887.  —  Georges  Darien,  Biribi,  Ar- 
mée d'Afrique,  Paris,  1890. 


150  FACTEURS    SOCIAUX 

le  sobriquet  de  tête  de  veau.  C'est  ce  qu'on  appelle  Birihi,  le 
bataillon  de  discipline  d'Afrique. 

Voici  quelques  citations  dans  leur  ordre  chronologique  : 
«  Les  sept-dixièmes  de  l'armée  tournent  mal;  et  si  les  fa- 
milles ne  se  hâtent  de  les  faire  remplacer...,  bon  nombre  vont 
en  Afrique  prendre  l'air  des  compagnies  de  discipline  ou,  pour 
parler  comme  au  régiment,  rouler  la  brouette  à  Biribi  »,  Ga- 
boriau,  18GI,  p.  9. 

«  Casser  ta  trompette  à  présent  !  Un  effet  de  grand  équipe- 
ment que  tu  couperais  pas  du  Conseil  et  d'un  an  au  moins 
de  Biribi  ï),  Courteline,  Gaietés,  p.  30. 

Et  quand  on  veut  faire  des  épates, 

C'est  peau  de  zébi. 
On  vous  fout  les  fers  aux  quate  pattes 
A  Biribi. 

(Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  54). 

Uneexplicatioa  plausible,  étant  donnée  l'origine  récente  du 
mot,  est  celle-ci  :  le  travail  du  disciplinaire,  à  Biribi,  consiste 
à  casser  des  cailloux  sur  la  route  et  à  faire  des  terrassements  ; 
ces  cailloux  ont  été  assimilés  aux  coquilles  de  noix  du  biribi, 
jeu  de  bonneteur,  bien  connu  des  Arabes.  On  dit  avec  le  même 
sens  :  casser  du  sucre  sur  la  grand'route  (Courteline)  et  les 
pierres  cassées,  ou  morceaux  -de  sucre,  sont  payées  à  quatre 
sous  le  mètre  cube. 

C'est  par  l'intermédiaire  de  ces  troupiers^africains  que  nous 
sont  venus  des  termes  tels  que  : 

Bavarder,  vendre  ses  effets  de  linge  et  chaussures  aux  bro- 
canteurs arabes  des  bazars  :  «  Au  bataillon  d'Afrique,  la  fré- 
quence de  ce  délit  en  fait  une  vertu  du  corps;  tout  conscrit 
doit  une  fois  au  moins  vider  son  havre-sac,  »  Camus,  t.  I,  p.  168. 

Sens  généralisé  :  Vendre  à  bas  prix  et  en  bloc  des  objets  * 
dont  on  veut  se  défaire.  «  Elle  aurait  bavardé  la  maison,  elle 
était  prise  de  la  rage  du  clou,  »  Zola,  Assommoir,  p.  364. 

Chaparder,  aller  au  fourrage,  marauder,  c'est-à-dire  rôder, 
en  guettant  la  proie,  comme  le  chat-pard  ou  le  chat-tigre 
d'Afrique.  Sons  militaire  qui  s'est  généralisé  dans  le  bas- lan- 
gage, voler:  «  En  nous  promenant  à  la  campagne,  /lous  avons 
chapardé  des  cerises  »  (Rossignol)  ^ 

1.  De  même,  bazar,  ed'ets  de  troupier,  d'où  mobilier,  en  général  :  «  La  cam-- 
buse  brûlerait,  elle  aurait  fichu  en  personne  le  feu  au  bazar  »,  Zola,  Assom- 
moir, p.  343. 

2.  Parmi   les   termes    importés  d'Africiue,  on   range   généralement   aussi 


VOCABLES    ALGÉRIENS  151 

Aux  régiments  des  Zouaves,  se  rattache,  en  outre,  quelques 
expressions  traditionnelles  dans  les  chambrées  qui  ont  rayonné 
au  dehors  des  casernes.  Ce  sont  :  Dache  ou  Plumeau,  légen- 
daires perruquiers  dont  les  nom>s,  passés  en  proverbe,  vien- 
nent du  refrain  d'une  chanson  des  Zouaves  ^ 

On  dit  aussi  :  Envoyer  à  Dache,  envoyer  promener:  «  Dans 
les  casernes,  on  renvoie  les  hâbleurs,  les  raseurs,  les  impor- 
tuns à  Dache,  perruquier  des  souaves''-.  —  «  Aller  donc  racon- 
ter cela  à  Dachel  »  (Merlin)  —  «  Un  chouette  copain  est  là 
qui,  en  deux  temps  trois  mouvements,  envoie  le  type  à  Dache, 
le  perruquier  des  zouaves,  »  Père  Peinard,  20  avril  1890,  p.  1. 

Parmi  les  chansons  militaires,  recueillies  par  Sarrepont,  se 
trouve  «  Le  conte  à  Plumeau  »,  p.  73: 

Les  Français  sont  braves  ! . .. 
Ça  c'est  du  nouveau  !... 
Faut  le  dire  à  Plumeau 
Le  p(u"rui[uier  des  zouaves  ! 
Et  si  Plumeau  y  est  pas,  qu'on  s'ad^-esse  à  Dache  ! 

Ce  nom  a  pénétré  aussi  dans  les  parlers  provinciaux  :  en 
Anjou,  dache!  marque  l'incrédulité  ironique  ou  un  refus  dé- 
daigneux. 

Les  termes  algériens  que  nous  allons  maintenant  examiner 
remontent,  non  pas  à  l'arabe  proprement  dit,  mais  à  un  mé- 
lange linguistique,  d'arabe  et  d'européen,  le  sabir. 

Ce  jargon  des  soldats  algériens  à  peine  francisés  est  connu 
sous  le  nom  de  sabir  ^  C'est  un  mélange  d'arabe,  de  français, 
d'italien   et  d'espagnol,   c'est-à-dire  des  idiomes  les  plus  ré- 

chichstrac,  excrément  (en  sahir)  :  e  Corvée  de  chichstrac,  corvée  de  quartier, 
c'est-à-dire  balayage,  nettoyage  des  cuisines,  cours  et  autres  lieux  »  (Merlin). 
C'est  probablement  l'arabe  algérien  chichma,  latrines,  influencé  par  le  syno- 
nyme Scheissdreck,  seul  mot  allemand  familier  aux  casernes. 

1.  Cf.  Bruant,  Dictionnaire,  v.  comment.  Sous  forme  d'interrogation  avec  idée 
d'incrédulité,  de  moquerie  ou  de  refus.  Chez  qui?  Chez  Dache?  Chez  Plumeau? 

Au  mot  jamais.  Avec  idée  de  moquerie  ou  de  supériorité  :  Chez  qui?  Chez 
Dache?  Chez  Plumeau? 

Au  mot  OM?  Interrogation  dans  un  sens  de  moquerie,  d'ironie  ou  de  refus  : 
Chez  Dache?  Chez  Plumeau? 

Au  mot  i'/wrt7!C?;'' Interrogatif  et  dans  un  sens  ironique:  Chez  Dachel  Chez 
Plumeau? 

2.  Voir  le  récent  volume  de  Paul  de  Semant,  Dache,  Perruquier  des  Zouaves, 
Paris,  191C. 

3.  Nous  ne  "possédons  aucun  travail  sérieux  sur  le  sabir.  Il  n'y  aurait  à 
citer  que  l'article  t   La  langue  sabir  «de  Mac-Garthy  et  Varnier,  dans  le 

.journal  l'Algérien  du  11  mai  1852,  et  les  notes  superficielles  du  Général  Fai- 
dherlje  dans  la  Revue  scientifique  du  26  janvier  1884. 


152  FACTEURS    SOCrAUX 

pandas  dans  les  contrées  du  N.-O.  do  l'Afrique.  Véritable  Un- 
(jua  f/'cinca  ^  dont  le  nom  est  tiré  do  la  répli!|ue  constante 
des  Levantins  et  des  Algériens  :  ml  no  sabir,  moi  non  savoir 
(je  ne  sais  pas)  qu'on  lit  déjà  dans  Molière  (Bourgeois  Gentil- 
homme, actcr  IV,  se.  X)  : 

Se  li  sabir,  ti  respondir; 
Se  non  sabir,  tazir,  tazir  ! 

Le  sabir,  comme  toutes  les  langues  internationales,  réduit 
les  formes  grammaticales  à  leur  dernière  expression.  L'infi- 
nitif y  résume  toute  la  conjugaison  et  tel  mot  y  devient  le  re- 
présentatif de  toute  une  catégorie  du  lexique:  «  En  général, 
chaque  mot  y  caractérise  non  pas  une  idée,  une  chose,  un 
fait,  mais  un  ordre  d'idées,  de  choses,  de  faits.  C'est  ainsi 
que  bono,  seul  ou  accompagné  de  la  négation  no,  tient  lieu  de 
la  moitié  des  adjectifs  des  langues  ordinaires  »  (Mac-Garthy 
et  Varnier). 

Voici  maintenant  quelques  citations  accompagnées  parfois 
d'écliantillons  de  sabir  : 

Le  sergent  d'escouade  fut  chargé  d"entainer  avec  Ben- Salem  un 
dialogue  en  sabir...  Il  faut  songer  à  lui  offrir  le  di/fa^,  vous  m'en- 
tendez... c'est  mon  camarade  et  je  tiens  qu'on  fasse  une  ripaille 
d'.Vrbicos.  —  Sahir!  sabir  !  bezef  !  répondirent  en  riant  les'  auditeurs 
de  l'ancien  zéphir.  Ces  frois  mots  fréquemment  employés  sous  la 
tente,  signidaient  :  Nous  comprenons  très  bien!  »  Camus,  t.  I,  p.  176 
et  203.  ■      • 

Nos  Aral)es  ont  peu  de  mots  français  à  notre  service,  mais  quelques 
mots  italiens.  Le  sa/»»- supplée  à  ce  qui  manque...  Nous  ne  saurions 
résister  au  plaisir  de  citer  la  phrase  en  sabir  ù.oni  notre  chamelier 
s'est  servi  pour  nous  raconter  l'événement  :  Arhi  djeniel,  moi  fousil, 
fantasia  bezef,  ce  qui  peut  se«traduire  ainsi  :  Un  Arahe  a  voulu  vo- 
ler mon  chameau,  j'ai  pris  mon  fusil  et  j'ai  tiré  »  —  Yaléry-Mayet, 
p.  37  et  68. 

Sai"r(p.)nt  cite,  p.  1(57,  un  écliantillon  plus  complot  de  ('otie 
langue,  luixto,  un  fragment  de  récit,  où  un  disciplinaire  turco 
expose  en  sabir  comment  les  Fram;ais  ont  pris  en  1830  la  ville 
d'Alger  (|ui,  antérieurement,  avait  résisté  aux  attaques  des 
Espagnols  et  des  Anglais: 

1.  Vdir  l'Appendice  E  :  Liii.uiia  fraiic;i. 

2.  C'est-ti-diro  1(î  festin  (en  arabe,  daynfi^h):  «  Nous  avons  eu  l'occasion  de 
prendre  la  diffa  avec  plusieurs  marins  indigènes  >»,  Valéry-Mayet,  p.  41.  — 
«  Ce  fui  t><)ur  la  tiiiui  l'ûrcasion  f\ii  di/fux  et  de  fantasias  interminables  »,  A. 
Dau  lel,  Contes  du  L/nuli,  p.    I.'li. 


VOCABLES    ALGÉRIENS  1[)3 

Briino  SbagnoiU  venir  fazir  guerra...  b(Him  !  boum  I  Sbagnoul 
meskin  .,  macach  trabadjar  ^  bono"..  no  poder  chiapar  l'AIgir  !.,. 
andar... 

Venir  Ingliss...  fazir  bo-oum!.,.  bo-ouni!...  boum!...  medfa^  grandi, 
bezef  la  founié  !...  no  poder  chiapar  l'AIgir...  andar  !... 

A'enir  Francis  ..  chouïa-chouïa  !  fazir  basta:  pi  !  pi  !  pan  !...  pi! 
pi  !  pan  !  basta  !  Tout  de  suite  chiapar  l'AIgir  !.,.  Francis  bono  chia- 
par l'AIgir  ! 

Les  quelques  termes  '  arabes,  on  le  voit,  y  sont  connue 
noyés  au  milieu  d'une  nomenclature  à  la  fois  espagnole,  ita- 
lienne et  française. 

I.  —  Termes  arabes. 

Le  fonds  des  vocables  importés  par  les  soldats  d'Afritiue  -^ 
est  relativement  important,  mais  ces  termes  n'ont  pénétré 
en  français  que  dans  la  seconde  nioitié  du  xix*'  siècle  "*,  et  tout 
particulièrement  après  1860.  Ils  s'acclimatèrent  si  rapide- 
ment que  des  mois  comme  maboul,  des  expressions  comme 
kif-kij\  sont  compris,  non  seulement  à  Paris,  mais  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  France.  Quelques-uns  de  ces  apports  orientaux 
acquirent  même,  une  fois  transplantés,  des  acceptions  et  des 
nuances  inconnues  au  pays  primitif,  à  l'arabe  algérien:  phé- 
nomène sémantique  que  nous  avons  déjà  rencontré  à  plusieurs 
reprises.  Un  nouvel  exemple  suffira. 

Soit  lascar,  équivalent  arabe  du  troupier  ou  piou-piou,  de 
l'arabe  a''skei\  armée  et  soldat,  qui  désigne  proprement  le 
bon  soldat,  qui  a  longtemps  servi  :  «  Le  litre  de  lascar,  sol- 
dat, a  pour  leTurco  une  scmorité  prestigieuse,  »  Camus,  t.  I, 
p.  174. 

Soldat  en  général  :  ((  A  peine  dormait-on  encore.  Levé  à 
quatre  heures  et  demie,  les  /asca/'y  y  étaient  encore  quand 
sonnait  l'e.xtinction  des  feux  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  169. 

Et  tout  spécialement,  soldat  qui  connaît  toutes  les  ficelles 
du  métier:  «  Aii!    voleux  de  métier  où   tout  le  monde  cimti- 

1.  «  Il  ne  trouve  pas  bon  à  travailler  ». 

2.  Canon  (en  araiie,  n.edfaa). 

3.  M.  Paul  Casanova,  professeur  d'aralie  au  Collège  de  France,  a  Jiien 
voulu  nous  éclairer  sur  la  provenance  africaine  de  ces  termes  spéciaux.  Ils 
manquent  au  Dictionnaire  étymolofjique  des  mots  d'origine  orientale  de  Marcel 
Devic,  Paris,  1877.  Nous  citons  les  vocables  africains  d'après  J.-J.  Marcel, 
Dictionnaire  français-arabe  des  di  dectes  vulgaires  d'Alger,  d^Eggpte,  de  Tunis  et 
du  Maroc,  2'  éd.,  Paris,  1869. 

4.  La  Conquête  d'Alger  racontée  pur  un  sergent  de  Zouaves  (Paris,  1811)  n'en 
renferme  aucun. 


154  FACTEURS    SOCIAUX 

mande  sans  qu'il  y  aye  seulement  un  lascar  pour  savoir  de 
quoi  qu'y  retourne  !  »  — Gourteline,  Gaietés,  p.  12. 

Ou  par  contre,  ironiquement,  soldat  paresseux,  débauché, 
insoumis  :  «Eh!  eh  !  mes  lascars,  il  y  a  du  bon...  ce  soir.  At- 
tendez un  peu,  tas  de  vermine,  je  m'en  vais  vous  montrer 
comment  on  fait  des  hommes  »,  Gourteline,  Gaietés,  p,  148. 
«  Ces  deux  lascar^s  se  sont  bien  payé  ma  figure  et  ils  m'ont 
fait  monter  à  l'échelle  comme  un  bleu,  »  Idem,  Train,  p.  102. 

De  là  ces  dilîérentes  acceptions  dans  le  bas-langage  : 

1°  Gaillard,  brave  (synonyme  de  colon),  dans  Bruant,  Route, 
p.  38  :  «  Va,  Ramoneau,  va,  mon  lascar...  » 

2"  Homme  rusé,  malin:  «  Trois  cents  cinquante  !...  T'as 
donc  marché  dedans,  bougre  de  lascar!  Ah!  zut!  je  ne  joue 
plus  »,  Zola,  Assommoir,  p.  2(36. 

3°  Individu,  en  général,  surtout  expérimenté  et  énergique  : 
«  Est-ce  que  le  lascar  n'avait  pas  jusqu'à  une  bague  d'or  au 
petit  doigt?  »  Zola,  p.  522.  —  «  Quatre  maîtres  d'hôtel,  quatre 
grands  lascars,  à  favoris  immenses  y>,'Mirheau,  Journal  cVune 
femme  de  chambre,  p.  261. 

4"  Homme  débauché,  insoumis  :  «  Nom  qu'on  donne  à  tout 
homme  de  mauvaises  mœurs,  à  tout  réfractaire,  à  tout  in- 
surgé... »  (Dolvau)  :  «  Des  marins...  de  sacrés  lascars  qui  ne 
boudent  pas  sur  le  plaisir,  »  Mirbeau,-  p.  24,5. 

En  Provence,  lascar  est  un  terme  injurieux  pour  mauvais 
matelot. 

Le  sens  favorable  s'est  encore  conservé  en  Bretagne,  chez 
les  marins  :  «  Chez  les  matelots  boulonnais,  lascar  ne  signi- 
fie plus  que  malin,  rusé  :  il  est  pris  en  bonne  part  après  avoir 
été  une  grande  injure  »  (Deseille).  A  Dôle,  lascar  est  un  terme 
très  vague,  servant  à  désigner  un  individu,  un  type  ;  pris 
souvent  en  mauvaise  part  (Lecomte). 

Envisageons  tout  d'abord  un  premier  groupe  de  vocables 
arabes  qui  ont  pénétré  dans  la  langue  populaire  : 

Arbi,  Arabe  (et  tirailleur  algérien),  en  algérien  a'rabij, 
aussi,  sous  forme  diminutive  Arbicot,  d'où,  par  aphérèse,  bicot 
(Rossignol):  «  Eh  Y  Arbi,  combien  la  viande,  crie  un  zéphir  en 
helb;  humour...  une  ripailhj  à' Arbicos  »,  Camus,  t.  1,  p.  10 
et  203.  —  Refrain  des  Zouaves  : 


VOCABLES    ALGÉRIENS  15§ 

Pan,  pan,  VArbl^ 
Les  Chacals  sont  par  ici  1 
Les  Chacals  et  les  Vitriers  i 
N'ont  jamais  Inissé  le  colon  nu-pieds... 

La  forme  abrég-ée,  bicot,  désigne  le  tirailleur  alg-érion. 

Barca,  assez  (âr.  barkaJi)  :  «  Ah  !  Et  puis,  barca!  je  dirai 
au- Qiajor  que  j'ai  mal  à  la  gorge  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  105. 

Béni,  nom  qui  figure  en  tète  des  tribus  arabes  {ben,  fils,  pi. 
bentj)  :  les  Beni-Yousouf,  c'est-à-dire  les  enfants  ou  les  hom- 
mes de  la  tribu  de  Yousouf.  La  langue  populaire  en  forme 
divers  composés  plaisants  :  Beni-coco,  imbécile  («  être  de  la 
tribu  des  béni-coco  »,  Merlin);  béai-bouff'e-tout,  gendarme 
(Rictus,  Soliloques^  p.  17). 

Béni-Mouffetard,  sobriquet  donné  par  les  troupiers  d'Afri- 
que aux  faubouriens  de  Paris,  et  particulièrement  aux  habi- 
tants du  faubourg-  Saint-Marceau  :  «  Le  nez  est  franchement 
béni-mouffetard,  camard,  aux  narines  ouvertes,  point  bridé, 
spirituel  »  (C.  de  Perrière,  1873,  cité  dans  Larcher). 

Be^ef,  beaucoup  (de  l'algérien  bij^sef^-,  abondamment)  : 
((  Picaillons,  pas  6(?^e/dans  le  niétier  »  (Ginisty).  —  «  La  Guil- 
laumette,  cependant,  demeurait  contemplant  dans  sa  main 
ouverte  les  cinq  francs  soixante  de  voyage.  A  demi  voix...  il 
dit  enfin  :  c'est  pas  bezef,  »  Courteline,  Train,  p.  58. 

Mot  devenu  populaire  :  «  Y  a  be^ef...  tout  un  matelas  de 
fali'es,  »  Rosny,  Rues,  p.  178.  —  «  Des  pauvres  affiches,  trois 
heures  après  l'affichag-e.  il  n'en  restait  pas  be^ef,  »  Pè/'e  Pei- 
nard, l^rfévr.  1891,  p.  3. 

Ca/ioua,  café  (de  Par.  qahouah),  à  côté  de  caoudji  (algérien 
qahoaadji,  cafetier),  déjà  mentionné  :  «  Cécile  a  pas  voulu 
qu'on  suce  auto  chose  que  du  cahoua,  »  Bercy,  XLIIP  lettre, 
p.  4.  —  «  Le  kalu)ua  d'Ibrahim  le  cahouadji  est  bono  bezef,  » 
Valéry-Mayet,  p.  35. 

Cliouia-choaïa,  doucement:  «  La  répétition  du  mot  est  fré- 
quente dans  la  langue  arabe  populaire  d'Alg-érie  »  (Casanova)  : 
chomjéh  cliouijéJi,  môme  sens  :  «  Ah,  ben  non,  en  voilà  assez! 
—  chouua!  cliouya!  —  Enlevez-le.  »  Courteline,  Train,  p.  70. 

Cleb,  chien,  à  côté  de  kelb,  nom  arabe  du  chien,  terme  de- 
venu tout  à  fait    populaire  (Rossignol)  :  «  Rà  !  ben-kelb!  Ar- 

1.  Les  Vitriers  ou  Casse-carreaux  est  le  sobriquet  donné  au  Chasseurs  à 
pied  (v.  Delvau  sur  l'origine  de  ce  nom). 

2.  Par  riiiteniiodiare  des  Levantins,  ce  mot  a  passé  de  bonne  heure  en  Ita- 
lie; Oudin  {Re-herches,  16i2)  donne  déjà  :  a  bizzeff'e,  en  quanlité. 


156  FACTEURS    SOCIAUX 

rière,  tas  des  chiens  !  »  Camus,  t.  I,  p.  185.  —  «  On  aurait  dit  un 
cleh  *  échappé  de  la  fourrière...  Ou  a  bien  fait  de  s'arrêter... 
ça  habitue  le  cleb  à  notre  odeur,  »  Rosny,  Rues,  p.  98  et  324. 

Gourbi,  hutte  de  branchages  et  de  terre  sè''he,  comme 
celle  des  Kabyles  et  des  Arabes  cultivateurs.  Ce  mot  se  lit  à 
la  fois  dans  Bruant  {Rue,  t.  II,  p.  55),  à  propos  de  Biribi,  et 
dans  Jehan  Rictus  {Doléances,  p.  46),  avec  le  sens  généralisé 
do  logis  ou  demeure  primitive. 

Kif-kif,  pareil,  tout  comme  (algérien  kyj'),  mot  répété  de 
même  que  cJiouia-chouta  (adverbe  :  pareillement,   de  même). 

1"  Dans  la  bouche  d'un  Algérien  :  «  Arbi  bono,  kif-kif 
Francis,  je  suis  un  bon  arabe,  ami  des  Français,  nous  dit  il 
humblement  »,  Valéry-Mayet,  p.  09. 

2"  Dans  le  langage  des  casernes  :  «  Tu  m'as  fourré  au  pieu, 
kif-kif  eune  maman,  »  Courtcline,  Gaietés,  p.  16.  —  «  C'est 
pas  dégoûtant  à  la  fin  que  c'est  kif-kif  ioiiies  les  fois-,  »  Idem, 
Train,  p.  69. 

3"  Des  troupiers,  l'expression  a  passé  chez  les  ouvriers  :  «  Les 
compositeurs  emploient  l'expression  kif-kif,  pour  dire  qu'une 
chose  est  la  môme  qu'une  autre  :  c'est  kif-kif,  c'est  équiva- 
lent, c'est  la  mÔFue  chose  »  (Boulmy).  —  «  Sans  calendrier... 
on  vivoterait  à  l'aveugleite,  kif-kif  les  animaux  »,  Almanach 
du  Père  Peinard,  1894,  p.  2. 

Celte  locution  est  devenue  tout  à  fait  populaire,  surtout 
sous  sa  forme  complète  :  kif-kif  bourriquot  -  :  «  Une  fois  frus- 
ques, on  leur  apprend  à  marcher,  à  parler,  à  saluer...  Pour 
le  reste,  c'est  kif-kif  bourriquot  »,  Almanach  du  Père  Pei- 
nard, 1896.  p.  38. 

Maboul,  fou,  toqué  (algérien,  niaUbouh  fou)  :  «  Des  cla- 
meurs et  des  rires  au  milieu  desquels  nous  distinguons  net- 
tement les  mots  spains  maboul  »,  Valéry-Mayet.  p.  83.  — 
«  C'est-y  que  t'es  mabouH  dit  le  chef.  —  Je  suis  pas  maboul, 
que  je  réponds  ».  Courteline,  Gaietés,  p.  35. 

Mot  devenu  tout  à  fait  populaire:   «  Elle  était  un  peu  ma- 

1.  On  en  a  tiré  le  dérivé:  cléher,  manger  (Rossignol),  c'est-à-dire  dévorer 
comme  un  cliien,  à  côté  de  clehjev,  manger  (H. -France:  klebjer),  ce  dernier 
croisement  des  synonymes  clébir  et  manger:  i  Pas  un  rotin,  pus  rien  à  cléber 
et  nib  de  perlot!  Ah!  j'étais  Ijath!  »  (cité  dans  Bruant,  Dicf.,  p.  304).  Ce  mot 
se  lit  déjà  dans  un  glossaire  argotique  de  1846. 

2.  Voir,  pour  l'origine  libre  de  cette  expression,  l'explication  qu'en  donne 
Rossignol.  — _Le  Dictionnaire  de  la  langue  franque  (1S30)  donne:  bouriqua,  âne, 
et  le  (Jénéral  Faidherbe,  dans  l'article  mentionné,  cite  cette  phrase  en  sa- 
bir :  «  Sbanioul  cii  ipar  (a  volé)  botirrico  ». 


VOCABLES    ALGÉRIENS  157 

boule  »,  lluysmans,  Sœur  Marthe,  p.  48.  Il  a  passé  dans  les 
parlons  provinciaux  :  Bretagne  (Dole)  Anjou,  Bresse,  etc. 

Macache,  non,  pas  du  tout  (ar.  algér.  makanch  =  classi- 
que makdincli}'.  «  Expression  négative:  macache  argent,  pas 
d'argent;  macache  be^ef.  pas  beaucoup  »  (Ginisty). 

Voici  quehjues  exentples  du  milieu  des  casernes  :  «  Ma- 
caïUsche,  en  ta  maboul  F  Non,  tu  es  fou  !  »  Camus,  t.  I,  p.  11. 
—  «  Debout  à  trois  heures  du  matin!  Ah!  macache!  »  Courte- 
line,  Gaietés,  p.  158.  —  «  D'abord,  à  partir  d'aujourd'hui,  fini 
les  permissions  !  macache  les  permissions  !  rasibus  les  permis- 
sions! »  Idem,  7'rain,  p.  258. 

On  dit,  avec  le  même  sens  macache  bono  (v.  ci-dessous)  : 
((  Tète  des  galonnés  quand  on  sonne  l'exercice;  macaciie-bono, 
y  avait  plus  personne  »,  Père  Peinard,  17  août.  1890,  p.  5. 

Smalah,  famille  nombreuse,  marmaille  (de  Par.  algér. 
^mala  =  class.  ^amala,  famille  d'un  chef  et  son  mobilier). 
Terme  devenu  populaire  et  figure,  comme  tel,  dans  la  der- 
nière édition  du  Dictionnaire  de  l'iVcadémie. 

Sérouel,  pantalons  larges  et  flottants  comme  les  portent 
les  Zouaves,  de  Par.  algér.  serouâl,  culotte,  pantalon  (l'algé- 
rien cherouâl  est  la  prononciation  africaine  du  turc  chalwâr) 
et  pantalons  en  général:  c(  Les  baguenaudes  de  mon  sérouel 
sont  déglinguées  »  (Rossignol).  Cf.  Valéry-Mayet,  p.  10  :  «  En 
Tunisie,  le  pantalon  boulfant  au-dessus  du  genou,  séroual, 
collant  sur  la  jambe,  va  jusqu'à  la  cheville  »  Rappelons  que 
charivari,  au  sens  de  pantalons  de  cavalier  (garjiis  de  cuir 
entre  les  cuisses  et  de  boutons  sur  les  cùlés),  emprunt  du 
russe  cJiarivary,  pantalons  flottants,  dérive  de  la  même  source 
orientale. 

Zébi,  membre  viril  (ar.  :^ebbi,  mon  membre:  algérien,  Jo6, 
^obr,  membre  viril);  sébi  morto,  impuissant:  «  Bah!  objecta 
l'ancien  turco,  quand  il  sera  entre  deux  belles  moukères.  il 
ne  restera  pas  longtemps  sébi-morto  ;  moi  je  vous  le  dis  » 
(cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  261). 

L'expression  peau  de  ^ébi  (^obi)  est  une  formule  de  refus  : 
rien  !  «  Peau  de  ^ébi,  ce  mot  qui  se  dit  souvent,  même  dans 
les  cafés-concerts,  ne  veut  toujours  rien  dire  de  la  façon  dont 
il  est  employé  »  (Rossignol). 

Voici  quelques  citations:  «  Eh  ben,  je  vas  préparer  peau 
de  balle  et  peau  de  ^ébie...  Vous  signeriez  donc  des  billets? 
—  Je  vas  y  si gnar  jj eau  de  ^ébie  ».  —  «  Ici,  les  hommes  ed  la 


158  FACTEURS    SOCIAUX 

classe,  comme  vlà  moi,  ont  tout  juste  peau  de  j^ébi,  peau  de 
balle  et  balai  de  crin  !  Gourleline,  Gaietés  p.  10,  26i  et  296. 

Le  mot  est  parfois  francisé  en  :;èbre  (VirmaîLre,  Siippl.)  ou 
réduit  en  ^ébe  (Rictus,  Cœur,  p.  88). 

Passons  maintenant  à  un  deuxième  groupe  de  vocables  res- 
tés confinés  dans  le  milieu  des  casernes  : 

Barda,  fourniment  (Bruant),  liavresac  du  troupier  (Rossi- 
gnol), de  l'ar.  bardah,  bagages  :  (f  Le  barda  ne  te  fait  pas 
caponner  »,  Camus,  t.  I,  p.  196. 

C/iéchia,  bonnet  rouge,  à  la  façon  des  Turcos  (de  l'algérien 
diâchiijeU,  bonnet,  proprement  de  mousseline),  mot  employé  par 
Bruant,  à  propos  deNazesou  tirailleurs  algériens  {Route,  p.  92): 
«  Ils  vont  la  c/^ec/<îa  sur  l'oreille,  Marcliant  au  son  de  la  nouba.  » 

Gouin,  contingent  de  combattants  fournis  par  les  tribus 
algériennes,  de  l'ar.  algérien  goum  (class.  qauin),  troupe, 
dans  Sarrepont,  p.  172  :  «  Un  \ieux  goum  d'Arbis...  » 

Guitoune,  maison  (de  l'ar.  algér.  guitoun.  tente  de  voyage 
=  class.  kitouii):  «  Où  vas-lu  ?  —  Je  rentre  à  la  guitoune  » 
(Rossignol). 

Kasba.  citadelle  et  palais  d'un  souverain,  de  l'ar.  algér. 
qasbah  ou  gaçaba,  château  :  «  Ce  qui  frappe  dès  l'abord  dans 
la  ville  moderne  de  Gafsa,  c'est  la  kasbah,  ciladelie,  tout  un 
quartier  entouré  de  murs  Crénelés  »,  Valéry-Mayet,  p.  107. 

Kébir,  chef  de  corps  (Merlin),  de  l'ar.  kebir,  grand  :  «  En 
remerciement  de  l'officier  kébir  »,  Camus,  t.  I,  p.  210.  —  «  H 
a  été  à  la  caserne  avec  ses  cinq  loupiols  et  il  a  dit  au  ké- 
bir..., »  Bercy,  leltreXXXVI\  p.  7. 

Au  sens  généralisé  (prononcé  aussi  kibir)  pour  chef  ou  pa- 
tron :  «  Le  grand  kibir  des  agents  de  police  est  le  préfet  » 
(Rossignol). 

Moucala,  fusil  (Merlin),  de  l'algérien  mokahâlali.  carabine, 
fusil:   «  Le  turco  est  maître  de  son  moucala,  et  il  le  manie 
presque  aussi  bien  que  l'instructeur  lui-même  »,  Camus,  t.  1, 
p.   182.  —  ((  Les  Arabes  sont  armés  d'un  fusil  à  pierre,  la  Ion 
gue  moukhala  »,  Valéry-Mayet,  p.  70. 

Nouba^,  musique  des  turcos  (sur  des  airs  populaires  arabes 
(v.  ci-dessus  v°  chéchia). 

Phécy,  calotte  des  chasseurs  d'Afrique  (de  l'ar.  J'éci,  coiffure 

1.  Ce  mot   a   fini,    lui    aussi,   par   devenir   populaire   pondant   la  Grande 
Guerre.  Voir  notre  Argot  des  Tranchées,  p.  57. 


VOCABLES    ALGÉRIliNS  159 

de  Fez)  :  «  Est-ce  que  je  porte  mon  pliécy  comme  une  tourte, 
grond-a-t-il  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  287). 

Terme  passé  à  l'Ecole  polytechnique,  où  le  phécij  est  au- 
jourd'hui remplacé  par  le  calot. 

Roumy.  chrétien  {oarowny,  rohiny,  nom  que  les  xVlgériens 
donnent  aux  Grecs  et  aux  chrétiens)  et  soldat  nouvellement 
débarqué  en  Afrique *,  de  l'ar.  lîown,  Rome,  Romain,  catholi- 
que :  «  Les  Arabes  savent  que  les  Roiiinis  cachent  le  schaouch, 
que  derrière  le  sabre,  il  y  a  le  bâton  »,  Camus,  t.  I,  p.  241. 

Toubib,  médecin  major  (H. -France),  de  Tar.  algér.  tebyb 
(class.  tabyb),  à  côté  de  toubib'^,  élève  de  l'école  de  chirurgie 
militaire  (Bruant,  Dict.,  p.  18i):  «  Puis  \q  toubib.  —  Ah!  le 
docteur...  »,  Frescaly,  p.  5-5.  —  «  Tout  Français  est  réputé 
tebib,  médecin  »,  Valéry-Mayet,  p.  40. 

roMfii,  juif  algérien,  juif  en  général  ({/AoMC^O:  «C'est  un //o?idf 
qui  fourguait  de  la  brocante...  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  58). 

Un  autre  nom  africain  du  juif,  deldinek,  se  lit  dans  ce  pas- 
sage :  «  Les  juifs...  quiens,  quand  que  j'en  renconte  un...  je 
l'appelle  youdi,  youpin,  mercanti,  deldinek.  eq  cœtera  », 
Bercy,  XIV"  lettre,  p.  4. 

M.  Casanova  y  voit  une  déformation  de  l'ar.  alger.  na'ldi- 
nek.  Dieu  maudisse  ! 

Ajoutons  le  suffixe  dji  (écrit  aussi  gi  ou  ji),  fourni  par  le 
sabir  et  propagé  par  nos  troupiers  d'Afrique.  Caoudji  ^  café 
(proprement  cafetier,  à  côté  de  caoua),  en  a  été  le  point  de 
départ  et  a  produit  par  voie  analogique  cognegi,  cognac  *, 
ai  fromgi,  fromage  ^  ainsi  que  cabji,  caporaP,  à  côté  de 
cabot  ;  crocji,  soulier,  à  côté  de  croquenot  (Bruant,  Dict., 
p.  411);  pétgi.  pétard  (Rigaud),  etc. 

IL  —  Emprunts  espagnols. 
Nous  venons  de  passer  en  revue  les  vocables  arabes  du  sa- 

1.  M.  Frescaly  a  risqué  le  dérivé  déroumlser,  dégourdir  :  «  Tous  les  services 
incoiiil^eiit  aux  jeunes  officiers  pour  les  déroumiser  plus  vite  »,  p.  20.. 

2.  Macé,  Mes  Lundis,  p.  236,  donne  le  mot  sous  la  forme  altérée,  trombif, 
médecin  (passée  chez  Delesalle  et  H. -France). 

3.  «  Aux  Batt-d'Af,  quand  on  veut  boire  une  tasse  de  café,  faut  venir  à  la 
cantine,  et  la  mère  Tambour  vous  sert  ça  avec  un  air  grognon  :  Faut  cas- 
quer,  les  joyeux,  sans  ça  nisco  de  caoudji\  »  Méténier,  Lutte,  p.  93. 

4.  «  Allons,  Firmin,  encore  un  coup  de  cognegi,  ça  te  donnera  des  forces  » 
(dans  Bruant,  Dict.,  p.  112). 

5.  Rictus,  Cœur,  p.  218  :  «  Et  du  fromgi  dans  les  doigts  de  pied...  » 

(i.  (1  Tous  les  cabgis  et  les  pieds  de  banc  l'ont  tenu  à  l'œil  »,  Bercy,  .YA'XF/e 
lettre,  p.  4. 


160  *  FACTEURS    SOCIAUX 

hir;  voici  maintenant  les  autres  éléments  de  ce  langage  po- 
lyglotte, et  en  premier  lieu  les  ingrédients  espagnols  : 

A(jua  \  eau  (Rossignol):  «  A  s'a  f...  de  Vagoiia  à  toute  à 
l'heure  »,  Bercy,  XXVI''  lettre,  p.  7. 

Bourricot,  âne  de  petite  taille,  en  Algérie  (csp.  borrico): 
«  Un  de  ces  tout  petits  ânes  qui  sont  si  communs  en  Algérie 
et  qu'on  désigne  là-bas  sous  le  nom  de  bourriquots  »,  A.  Dau- 
det, Tartariti.  p.  114.  Nous  avons  déjà  mentionné  la  locuti  n 
sabir  «  kif-kif  bourriquot  ».  Cette  dernière  forme  s'est  géné- 
ralisée (à  côté  de  bourriquet)  :  «  On  charge  sur  les  bourri- 
quots tout  ce  qu'il  y  avait  de  précieux  dans  la  turne  ».  Alma- 
nacli  du  Père  Peinard,  1894,  p.  50. 

C/iainporeau,  en  Afrique,  sorte  de  café  concassé  et  fait  à 
froid  ;  en  France,  dans  les  casernes,  café  froid  ou  (:haud  (Mer- 
lin). C'est  un  mélange  de  liqueurs,  ou  de  café  au  lait  et  de 
rhum,  dérivant  do  l'espagnol  champorro  -,  mélange  {chain- 
purrar,  allérer  par  mélange,  frelater  des  eaux-do-vie)  :  «  Le 
temps  d'aller  se  gargariser  avec  un  chainporeau  ou  un  petit 
sou,  dont  un  calvados  impétueux  ranimait  les  vertus  équivo- 
ques »,  Descaves,  Sous-Oj^s,  p.  31. 

Fantasia,  divertissement  équestre  des  cavaliers  militaires, 
particulièrement  des  cavaliers  arabes  (proprement  fantaisie  ^)  : 
«  A  la  première  /Vm/as/a,  je  tâcherai  d'en  ramasser  d'autres,  ré- 
pondit notre  héros  »,  Camus,  t.  I.  p.  201.  —  «  Abd-Allah.  spahi, 
Arabe  ou  plutôt  Berbère  de  Sousse,  interprète  plus  de  sabir  (jue 
de  français,  Tunisien  dans  l'âme,  autrement  dit  un  peu  couard, 
fantasia  bezef,  faiseur  d'embarras  »,  Valéry-Mayet,  p.  77. 

C'est  un  terme  caractéristique  en  Algérie  et  en  Tunisie: 
Fantasia  y  désigne  l'ostentation,  la  parade,  l'éclat,  mais 
aussi  l'arrogance,  la  morgue,  l'embarras. 

Moukère,  mouqueira,  femme,  maîtresse,  proslituée(de  l'esp. 
niujej\  prononcé  moukhère)  :  «  Avec  eux  nous  séduirons  les 
moukeiras,  qui,  vous  le  savez,  s'affolent  de  tout  ce  qui  brille... 
Bel  homme,  au  dire  des  nioukeiras  qui  Padorent  »,  Camus, 
t.  1,  p.  67  et  174.  —  «  11  y  rôde  bien  des  mouqueires,  un  tas 
de  moricaudes  »,  Méténier,  Lutte,  p.  92. 

1.  «  Toi  bibir  lafjuu  »  est  un  dos  éclianlillous  du  s«6ir  donnés  pai-  le  Géné- 
ral Faidlierbe  (.article  cité). 

2.  On  a  inventé  un  docteur  portant  ce  nom  :  «'Un  bienfaiteur  de  l'huma- 
nité, le  docteur  Ghamporeau,  a  inventé  le  breuvage  qui  porte  son  nom  », 
Sarrepont,  p.  153. 

3.  «  Si  les  gosselines  pouvaient  s'attifer  gentiment,  s'enrul)aner  à  leur 
fantasia  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1804,  p.  14. 


VOCABLES    ALGÉRIENS  161 

Presto,  promptement,  et  SM6i7o,, subitement.,  vocables  qu'on 
lit  fréquemment  dans  le  Père  Peinard:  «...  jésuites  qui,  chas- 
sés par  la  porte,  rentraient  sibito  par  la  fenêtre...  »,  20  jan- 
vier 1897. 

Arrêtons-nous  à  ces  quelques  emprunts  positifs.  D'autres 
ont  été  allégués,  mais  ils  ne  résistent  pas  à  l'examen  '. 

III.  —  Emprunts  italiens. 

Basta,  assez  !  (Merlin)  :  «  Quant  au  perlot,  basta,  y  a  plus 
plan  de  fumer  »,  Père  Peinard,  23  juin  1889. 

La  forme  francisée  basie!  a  été  usuelle  auxvi*^  siècle  (Guill. 
Bouchel)  et  au  xvii*'  (Corneille  et  Molière)  :  elle  est  encore  vi- 
vace  dans  la  marine. 

Voici  maintenant  les  termes  levantins  : 

Bono.  bon:  «  Bono  !  Bono!...  criaient  les  turcos  au  chœur, 
ce  qui  signifiait:  Très  bien!  »  Camus,  t.  I,  p.  221.  —  «  Bono! 
déclara  Hurluret,  en  suçant  le  retour  de  ses  fortes  mousta- 
ches »,  Courleline,  Train,  p.  50. 

Surtout  dans  les  locutions,  bono  be:^ef,  très  bien  ;  tnacache- 
bono,  ce  n'est  pas  bien  :  «  Mecantsche  bono,  c'est  un  mauvais 
procédé,  réplique  le  conscrit  impatienté  »,  Camus,  t.  I,  p.  179. 
—  «  On  n'en  pouvait  rien  tirer  que  des  bono  besef,  macache 
bono  »,  A.  Daudet,  Contes  du  Lundi,  p.  168. 

Citons  ce  refrain  de  la  chanson  d'une  négresse  et  d'un 
zouave  : 

Macache  bono  ! 
Répondit  la  négresse  ; 
.     Macache  bono! 
Répondit  le  turco...  2 

Locution  devenue  populaire,  comme  expression  du  refus  :  «  Ils 
nous  lâchent   la  bride  s'ils  savent  que  nous  n'en   profiterons 

d.  On  lit  dans  La  Défense  de  la  langue  française  de  M.  A.  Dauzat  (Pa- 
ris, 1912,  p.  GO)  :  «  (je  n'est  pas  un  hasard  cependant  si  l'Espagne  a  donné 
à  l'argot  moderne  ses  mendigos  et  son  agua  —  devenus  mendigot  et  agoiit 
(écrits  à  tort  avec  t)  —  en  y  joignant  le  mot  frio  :  le  froid  est  particulière- 
ment sensible  en  Gaslille,  et  les  Espagnols  sont  particulièrement  frileux  ». 

On  ne  voit  pas  bien  comment,  de  la  Gastille,  frio  aurait  pu  pénétrer  dans 
le  bas-langage  parisien  {frio  et  frisquet,  synonymes,  sont  d'ailleurs  le  même 
mot,  V.  ci-dessus,  p.  110).  Remarquons  en  outre  q^n'agout,  forme  provinciale 
pour  e'gout,  emprunt  antérieur,  n'a  rien  de  commun  avec  agoua,  importation 
récente  d'Afrique;  et  que  mendigo  se  trouve  dans  le  même  cas  que  /"Wo 
(v.  l'appendice  E). 

2.  Cité  par  G.  Thurau,  f>e;- i?e/7-a!/i  in  der  franzôsischen  Chanson,  BerVui.  1901, 
p.  298. 

11 


162  FACTEURS    SOCIAUX 

pas  pour  faire  du  chabanais  ;  sinon  macache  bono,  c'est 
comme  des  dattes  »,  Père  Peinard,  7  février  1892,  p.  5. 

Mercanti,  marchands  algériens  de  denrées  et  liquides,  à  la 
suite  des  armées  (c'est  le  pluriel  de  Tit.  mercante,  marchand): 
«  Les  mercantls,  ces  providences  ambulantes  des  corps  expé- 
ditionnaires, avaient  expédié  leurs  provisions  »,  Camus,  t.  I, 
p.  146. 

Le  mot  se  prend  fréquemment  au  sens  péjoratif  de  trafi- 
cants  "(v.  H. -France).  Il  tend  à  devenir  français. 

Turco,  tirailleur  algérien,  proprement  Turc,  au  sens  de 
mahométan  (Bruant,  Route,  p.  190)  :  «  La  grande  tenue  du 
Turco.  » 

Cette  nomenclature,  que  nous  pouvons  maintenant  embras- 
ser dans  son  ensemble,  n'est  pas  dépourvue  d'intérêt.  Les  trois 
couches  que  nous  y  avons  discernées  —  vocables  arabes,  espa- 
gnols et  italiens  —  sont  certes  de  valeur  inégale.  Les  termes 
arabes  importés  du  nord  de  l'Afrique  en  forment  le  fond,  tant 
par  le  nombre  que  par  les  notions  qu'ils  représentent.  Une 
bonne  partie  d'entre  eux  est  venue  enrichir  le  vocabulaire  du 
bas-langage  parisien.  Cette  influence  n'est  d'ailleurs  pas  res- 
tée confinée  au  lexique;  on  a  relevé  ailleurs  les  traces  d'or- 
dre morphologique  qui  dérivent  de  la  même  source. 

Ces  emprunts  du  sabir  algérien  (dont  quelques-uns  comme 
gourbi,  smalali  et  turco,  ont  fait  leur  entrée  dans  la  dernière 
édition  an  Dictionnaire  de  l'Académie)  constituent  la  plus  ré- 
cente couche'  d'une  influence  orientale,  qui,  à  dilierentes  épo- 
ques, a  pénétré  en  France,  non  pas  directement  de  l'Orient, 
mais  plutôt  par  l'intermédiaire  de  l'Espagne  et  de  l'Italie. 

1.  Elle  vient  de  s'enrichir  récemment  de  nouveaux  éléments  que  les  trou- 
piers d'Afrique  ont  apportés  en  France,  dans  les  tranchées,  pendant  les 
deux  premières  années  de  la  Grande  Guerre.  Voir,  à  cet  égard,  notre  Argot 
des  tranchées,  p.  36  à  59  et  l'Appendice  final  du  présent  ouvrage. 


CHAPITRE   II 

MARINS 


De  tout  temps  les  matelots  ont  fourni  des  termes  pittores- 
ques dont  abonde  leur  langage  : 

Les  mathurins  ont  une  langue. 
Où  le  verbe  n'est  point  prison. 
L'image  y  scintille  à  foison, 
Or  vierge  dans  sa  rude  gangue,  i 

Des  vocables,  comme  aborder,  bas-fonds,  calme,  échouer, 
etc.,  ont  primitivement  appartenu  aux  gens  de  la  mer. 

Dans  la  constiLulion  du  langage  parisien  de  nos  jours,  le 
contingent  fourni  par  les  marins  est  un  des  plus  importants  ^ 
Des  ports  et  des  villes  maritimes,  ces  termes  spéciaux,  grâce 
à  la  facilité  des  communications  et  au  mélange  fréquent  des 
classes  sociales,  se  sont  répandus  à  Paris  et  dans  tout  le  pays. 

I.  —  Expressions  caractéristiques. 

Les  marins  ont  tiré  du  vocabulaire  nautique  des  images 
frappantes. qui  souvent  n'ont  pas  franchi  le  milieu  spécial  où 
elles  ont  été  créées.  En  voici  quelques-unes  (d'après  Bonne- 
foux  et  Paris)  : 

Etre  pris  dans  la  balancine,  se  trouver  dans  une  situation 
forcée  et  pénible;  compter  ses  cliemises,  vomir  par  l'eti'et  du 
mal  de  mer  (allusion  à  la  position  penchée);  n'avoir  ni  quart 
ni  gamelle,  n'avoir  rien  à  faire  A  bord  ;  Jeter  un  coup  de  sa- 
bord, donner  le  coup  d'œil  du  maître,  vérifier  l'ouvrage  (sa- 
bord,  fenêtre,  et,  au  pluriel,  yeux);  suijjë,  qui  porte  des  vête- 

1.  Piichepin,  La  Mer  :  a  Parler  Mathurin  ». 

2.  Nos  sources  : 

Jal,  Glossaire  nazitiqiie,  1848,  et  Bonnefoiix  et  Paris,  Dictionnaire  de  ma- 
rine, 1830.  —  E.  Deseille,  Glossaire  du  patois  des  matelots  Boulonnais,  1884.  — 
G.  de  la  Lan  délie.  Le  langage  des  marins,  1859. 

Abbé  G.  Maze,  Elude  sur  le  langage  de  la  banlieue  du  Havre,  Le  Havre,  1903. 
—  A.  Dagnet  et  J.  Mathurin,  Le  parler  ou  langage  populaire  Cancalais,  Saint- 
Servant,  1906. 

Jean  Richepin,  La  Mer,  1876,  et  Yanne  Nibor  (Albert  Robin),  La  Chanson 
des  Cols-bleus,  Chants  populaires  de  la  flotte  française,  1901. 

Louis  Royer-ReLab,  Les  forçais  de  la  mer,  vingt-quatre  heures  de  bordée,  1905. 


164  FACTEURS    SOCIAUX 

inents  élégants  ou  neufs,  semblable  au  navire  dont  la  carène 
a  été  enduite^de  suif  (de  là  suiffard  \  bien  mis,  élégant);  — 
tremper  le  nés  dans  le  vinaigre,  essuyer  une  tempête  ^  etc. 

II.  —  Mots  de  jargon. 

De  toutes  les  langues  spéciales,  celle  des  marins  est  la  plus 
originale,  n'ayant  fait  au  jargon  que  des  emprunts  isolés  aux- 
quels ils  ont  généralement  imprimé  un  cachet  à  part.  Ce  sont 
les  termes  suivants: 

Bocard,  chez  les  marins,  cabaret  de  bas-étage,  nom  tiré  du 
jargon  (Vidocq)  : 

Pans  leurs  hamacs,  et  dans  leurs  bocards,  j'ai  dormi. 

(Richepin,  Mer,  p.  3). 

Desgranges  le  mentionne  déjà  comme  tel  en  1821  :  «  Un 
bocard,  en  langue  de  marin,  est  une  tabagie  où  vont  les 
filles  de  joie  ;  mais  ce  mot  n'appartient  qu'à  la  racaille». 

Envergner,  duper,  attraper  :  «  Ce  mot  s'emploie  familière- 
ment dans  le  sons  d'embarrasser,  en  parlant  des  choses,  ou, 
au  figuré,  dans  le  sens  d'une  position  fâcheuse,  difficile  ou 
seulement  désagréable,  en  parlant  des  personnes  »  (Bonne- 
foux).  Le  terme  signifie  proprement  encitadiner  (de  l'argot 
vergne,  ville):  pour  le  maria,  la  vie  urbaine  a  quelque  chose 
d'embarrassant,  de  pénible,  dont  il  s'empresse  de  sortir,  de 
se  dévergner.  Le  Parisien  '\  aux  yeux  des  matelots,  ,estle  beau 
parleur,  mais  il  passe  pour  niais,  novice  (il  désigne,  dans  les 
bâtiments,  un  pauvre  sujet  et  quelquefois  un  mauvais  sujet). 

Redouiller,  vexer,  ennuyer  (Bonnefoux),  c'est  proprement 
faire  des  cheveux,  des  douilles. 

Inversement,  la  marine  a  fourni  au  jargon  des  termes  li- 
bres (tels  que  godiller),  et  toute  une  nomenclature  pour  ex- 

1.  »  Est-il  asHez  suiffard,  l'animal?  »  Zola,  Assommoir,  p.  523. 

2.  «  L'autre  nuit,  si  vous  m'aviez  vu  tremper  le  nez  dans  le  vinaigre  avec  la 
solide  équipe  du  Bleu-Blanc -Rougo,  je  ne  renâclais  pas  »,  A.  Daudet,  Pelite 
Paroisse,  p.  133. 

3.  «  Un  marin,  c'est  celui-là,  voyez-vous,  qui  n'est  ni  pioupiou  ni  Parisien, 
sauf  votre  respect;  un  liomme  comme  moi,  quoi  !  »  G.  de  la  Lalandelle,  Les.. 
Gens  de  mer  (cité  dans  H. -France). 

«  Parisien,  sorte  d'injure  à  un  matelot.  Désignation,  dans  les  bâtiments, 
d'un  pauvre  sujet,  et  quelquefois  d'un  mauvais  sujet.  Gela  vient  sans  doute 
de  ce  que  le  plus  grand  nombre  de  jeunes  gens  de  la  capitale  qui  allaient 
s'embarquer  arrivaient  dans  les  ports  avec  des  vices  et  peu  de  dispositions 
pour  un  métier  qui  demande  de  la  force,  de  l'agilité,  un  goût  décidé,  au 
lieu  d'être  énervés  »,  Willaumez,  Dictionnaire  de  inarine,  II1«  éd.,  1831,  v  Pa- 
risien. 


MARINS  165 

primer  l'escroquerie  :  arcasse,  drague,  etc.,  tandis  que  des 
noms  de  vaisseaux  {cor Dette,  f régate ,  etc.)  y  désignent  l'amour 
antipiiysique. 

III.  —  Beuverie  et  débauche. 

La  vie  pénible  des  marins  s'épanche  souvent  dans  des  ri- 
pailles, d-ans  des  orgies.  Plusieurs  de  ces  termes  ont  produit 
des  métaphores  aux  acceptions  défavorables.  La  mauvaise  ré- 
putation des  matelots  est  ancienne,  et  tout  particulièrement 
celle  du  calfat,  qui  désigne  un  fainéant,  un  salaud.  Au  xvT- siè- 
cle, gallefretier ,  nom  du  calfat  chez  Rabelais,  est  devenu 
ultérieurement  une  appellation  du  coquin,  du  misérable,  du 
vagabond,  à  peu  près  ce  que  la  langue  moderne  exprime  par 
gouin,  mauvais  matelot,  mauvais  garnement. 

De  là  une  première  catégorie  de  vocables  désignant  la  dé- 
bauche: 

Biture,  cuite,  proprement  dose  de  boisson  excessive,  dans 
la  locution:  prendre  {se  flanquer)  une  biture^,  s'enivrer,  être 
très  ivre.  Dans  le  langage  maritime,  biture  désigne  la  portion 
déterminée  d'un  câble,  «  qui  doit  se  filer  librement  d'elle- 
même,  après  qu'on  a  laissé  tomber  l'ancre  sur  laquelle  il  est 
étalingué;  de  là,  chez  les  matelots:  dose  de  liquide  ou  de  bois- 
son spirilueuse  prise  avec  abondance  »  (Bonnefoux). 

Chez  les  matelots  boulonnais:  s'en  donner  eine  biture,  s'eni- 
vrer (Deseille).  Un  gabier  composa  une  Barcarole  de  la  biture, 
chantée  par  l'armée  de  terre  (Sarrepont,  p.  144). 

Des  marins,  l'expression  a  passé  dans  le  bas-langage:  «En- 
core une  biture  à  la  clef  »,  Descaves,  Sous-offs,  p.  69.  — 
«  Ah!  mon  salaud,  dit  le  conteur,  tu  parles  d'une  biture.  Et 
quand  ils  ont  dégotté  le  Champagne,  mince  de  bombe!  Seule- 
ment voilà,  quand  is  ont  été  chlasses,  is  s'ont  foutu  à  goualer 
comme  des  perdus  »,  Liart-Courtois,  p.  243. 

Il  est  à  remarquer  que  le  sens  du  mot  s'est  généralisé  dans 
les  parlers  provinciaux.  Biture  désigne,  en  Bresse,  un  repas 
copieux  (Guillemaut)  et,  à  Nantes,  une  grande  quantité  de 
nourriture-  :  «  Se  flanquer  une  bonne  biture  de  patates  frites  » 

1.  On  en  a  tiré  :  se  biturer,  s'enivrer  (et  manger  copieusement,  boiilotter, 
dans  l'argot  de  Polytechnique)  :  «  Tous  les  jours  il  se  biture  »  (Briollet, 
dans  Bruant,  Dict.,  p.  193). 

2.  A  Polytechnique,  biture,  aujourd'hui  vieilli,  désignait  à  la  fois  une 
nourriture  copieuse  et  une  grande  quantité.  («  On  disait  une  biture  d'objets 
pour  un  grand  nombre  »,  Arqot  de  VX). 


166  FACTEURS    SOCIAUX 

(Eudel).  Celle  dernière  acception  s'est  enc(tre  g-énéralisée 
dans  l'Anjou,  où  le  mol  s'applique  à  une  pêche  fructueuse: 
«  J'avons  pris  du  gardon,  en  masse,  y  en  avait  une  biture  » 
(Verrier  et  Onillon). 

Bordée,  débauche  prolongée,  proprement  route  que  fait  un 
navire  au  plus  près,  sans  virer  de  bord  {tirer  ou  courir  des 
bordées,  louvoyer  en  changeant  des  amures). 

1°  Chez  les  matelots  :  «  Courir  ou  tirer  eine  bordée,  faire  la 
noce  (Doseille). 

2°  Chez  les  soldais  :  «  Tirer  une  bordée,  octroyer  une  per- 
mission ou  prolonger  celle  qu'on  a  »  (Ginisty),  pour  aller  cou- 
rir les  mauvais  lieux:  «  Ces  bordées  duraient  six  journées  », 
Courteline.  Gaietés,  p.  136. 

3°  Chez  les  ouvriers,  débauche  de  cabaret  :  courir  une  bor- 
dée, s'absenter  de  l'atelier  sans  permission  pour  aller  courir 
les  cabarets  :  «  Hé,  arrivez-vous,  c'est  Riche-en-Gueule  qui 
régale  ;  la  bordée  est  commencée...  Il  lire  une  bordée  de  qua- 
tre ou  cinq  jours  »,  Poulut,  p.  73  et  84.  —  «  Le  zingueur  lâ- 
chait l'ouvrage,  commençait  une  bordée  qui  durait  des  jour- 
nées et  des  semaines.  Oh!  par  exemple,  des  bordées  fameuses, 
une  revue  générale  de  tous  les  mastroquels  du  quartier,  la 
soûlerie  du  malin  cuvée  à  midi  et  repiucée  le  soir,  les  tour- 
nées de  casse-puitrine  se  succédant,  se  perdant  dans  la  nuit  », 
Zola.  Assommoir,  p.  330. 

4°  Chez  les  filles,  noce,  amusement  :  «  Ils  fimssaient  par 
accepter  les  bordées  de  Nana  »,  Idem,  Assommoir,  p.  497. 

Bosse,  synonyme  de  biture,  désigne  proprement  un  fort  cor- 
dage servant  à  tendre  un  câbie,  d'où,  chez  les  matelots,  par- 
lie  désordonnée  de  plaisir  ou  de  débauche,  sens  figuré  fami- 
lier au  bas-langage:  «  La  partie  s'annonçait  très  bien,  pas 
une  bosse  à  tout  avajer,  mais  un  brin  de  rigolade...  Ahl  nom 
de  Dieu!  oui,  ()n  s'en  flanque  une  bosse  I...  Vrai,  on  voyait 
les  bedons  se  gonfler  à  mesure  »,  Zola,  Assommoir,-  ip.  70 
et  228. 

Le  terme  nautique  s'est  grelïe  sur  son  homonyme  de  la  lan- 
gue générale  :  «  Se  faire  une  bosse,  locution  basse  et  triviale 
qui  signifie  ribotter,  s'empiflVer,  se  mettre  dans  les  vignes  du 
Seigneur  »,  lit-on  déjà  dans  d'Hautel  (1808);  et  dans  les  par- 
lers  provinciaux,  se  faire  une  bosse,  se  rassasier  (Anjou),  etc. 

Rappidons  l'expression  bitte  et  bosse!  le  dernier  commande- 
ment relatif  à   l'amarrage  du  navire  qui    vient  de  mouiller 


MARINS  1C7 

une  ancre:  «  Il  emporte  l'idée  d'achèvement,,  il  emporte  aussi 
celle  du  repos.  Or,  le  repos  pour  le  marin,  c'est  la  terre  et  ses 
plaisirs;  si  bien  que  bitte  et  bosse!  est  encore  le  cri  du  matelot 
qui  fait  bombance  dans  un  cabaret  »  (De  la  Landelle,  p.  279). 

De  là  bosser,  s'amuser,  chez  les  matelots  et  les  soldats  : 
«  Histoire  de  dire  le  lendemain  :  Vrai  alors,  ce  que  j'ai  bossé 
hier!  »,  Courteline,  Train,  p.  292. 

Drive,  dérive,  débauche  («  être  en  drive  »)  :  En  drive,  ou 
en  dérive,  se  dit  proprement  d'un  navire  flottant  au  gré  du 
vent,  des  lames  et  des  courants.  Chez  les  matelots  boulonnais, 
s'en  aller  à  la  dérive,  c'est  être  fort  malade,  et  s'en  aller  en 
dérive,  en  débauche  (Deseille). 

Vadrouille,  drolesse,  proprement  balai  fait  de  vieux  corda- 
ges servant  à  nettoyer  le  pont  des  navires,  d'où  fille  qui  traîne 
dans  les  ports  de  mer  ou  prostituée  de  tavernes.  De  même,  à 
Mée,  dans  la  Haute-Bretagne, -on  appelle  rf/'a^we  ^  une  femme 
vagabonde  et  de  mauvaise  tenue  (Leroux). 

Mot  devenu  populaire:  «  Son  loup  de  père  l'appelait  va- 
drouille »,  Zola.  Assommoir,  p.  428. 

De  là,  vadrouiller ,  traîner  dans  les  bouges,  aller  de  caba- 
ret en  cabaret;  et  le  dérivé  secondaire  vadrouille,  promenade 
de  débauche  (en  parlant  des  filles)  :  «  Elle  amenait  des  types 
ignobles  qui  la  lâchaient  aussitôt...  Ces  vadrouilles  devenaient 
de  plus  en  plus  clairsemées  »,  Rosny,  Marthe,  p.  43. 

Les  parlers  provinciaux  (Anjou.  Bresse,  etc.)  disent,  avec 
le  même  sens,  badrouiller  d'où,  la  prononciation  négligée  pa- 
risienne badouiller,  courir  les  bastringues  :  badouille.  homme 
lâche,  et  badouillard,  viveur,  noceur  :  «  Les  bousingots  se 
firent  viveurs...  Ils  prirent  le  noble  nom  de  badouillards. 
Pour  être  bon  badouillard,  il  fallait  passer  trois  ou  quatre 
nuits  au  bal,  déjeuner  toute  la  journée  et  courir  en  costume 
de  masque  dans  tous  les  cafés  du  quartier  latin  jusqu'à  mi- 
nuit... »,  Privât  d'Anglemont,  1854,  p.  189. 

Le  sens  primordial  du  verbe  est  :  se  traîner  dans  la  fange, 
barbotter  (Havre  :  vadrouiller,  même  sens,  à  côlç  de  se  vau- 
drer,  se  vautrer). 

Ce  sont  les  marins  normands  ou  bretons  qui  ont  introduit 
dans  le  bas-langage  les  termes  désignant  des  bouges  ou  de 
mauvais  lieux,  termes  qu'ils  avaient  eux-mêmes  recueillis  de 
la  bouche  des  matelots  anglais  : 

1.  Inversement,  la  drague  est  appelée  Marie-Salope,  à  la  Rochelle. 


168  FACTEURS    SOCIAUX 

Boxon,  lupanar,  (mot  donné  par  Vidocq),  répondant  à  l'an- 
glais vulgaire  boxon,  cabinet  particulier  de  taverne.  On  lit 
ce  vocable  dans  Jeh.  Rictus  {Doléances,  p.  198). 

Bousin,  cabaret  borgne,  terme  donné  par  d'Hautel  (1808)  : 
«  Bousin,  terme  bas  et  incivil  qui  signifie  tintamarre,  tapage, 
bruit  scandaleux,  esclandre;  et  par  extension,  tripot,  lieu  de 
débauche  et  do  prostitution.  Cette  maison  est  un  vrai  bousin, 
pour  dire  qu'elle  est  mal  gouvernée,  que  chacun  y  est  maî- 
tre; faire  un  bousin  de  tous  les  diables,  c'est-à-dire  un  va- 
carme, un  bruit  extravagant  que  font  ordinairement  les  gens 
vifs  et  emportés  lorsqu'ils  sont  en  colère  et  les  ivrognes  dans 
leurs  orgies  ». 

Le  mot  désigne  tout  d'abord  la  débauche  des  matelots  et 
spécialement  le  bouge,  théâtre  de  leurs  orgies;  en  second  lieu 
(contrairement  à  la  filiation  donnée  par  d'Hautel  et  Littré)  le 
bruit  ou  le  désordre  qui  les  accompagnait  :  «  Un  vrai  bousin, 
leur  chez  eux,  à  cette  heure  »,  Zola,  Assommoir,  p.  417. 

Le  terme  a  pénétré  en  français  par  l'intermédiaire  du  pa- 
tois normand,  qui  l'a  reçu  à  son  tour  de  l'anglais  populaire 
bowsing,  cabaret  borgne,  celui-ci  d'origine  jargonnesque  : 
bowsing  ken,  maison  de  boisson,  brasserie,  se  lit  dans  le  plus 
ancien  recueil  du  carit  donné  en  1566  par  A.  Harman. 

Le  dérivé  bousingot,  d'un  primitif  bousing,  a  le  même  sens 
(\\x(i' bousin  :  «  Il  allait  à  «  La  Puce  qui  renifle  »,  un  petit  bou- 
singot où  il  y  avait  un  billard  »,  Zola,  Assommoir ,  p.  336. 

Bousingot  désigne,  en  outre,  le  petit  chapeau  de  matelot  en 
cuir  bouilli  et  les  jeunes  républicains  après  la  révolution 
de  1830  (qui  l'avaient  adopté).  En  normand,  bousingot  a  ac- 
quis le  sens  d'homme  petit  et  mal  fait. 

IV.  —  Vie  pénible. 

Voici  les  termes  qui  se  rapportent  à  la  vie  dure  dos  mate- 
lots : 

Affaler,  tomber,  s'affaisser  :  «  Un  bâtiment  s'affale  lors- 
qu'il perd  sous  le  vent,  c'est-à-dire  que,  malgré  ses  efforts  pour 
s'éloigner  d'un  point  situé  sous  le  vont,  il  lui  est  impossible 
d'y  réussir  et  même  qu'il  va  toujours  en  s'approchant;  de  là, 
être  affalé  sous  le  vent,  se  trouver  dans  une  position  fâcheuse 
ou  désagréable  »  (Bonnefoux). 

Généralisé  dans  la  langue  populaire  :  «  Du  premier  coup  de 


MARINS  1(39 

poing,  je  l'ai  affalé...  Je  suis  fatigué,  je  vais  m' affaler  sur 
mon  pieu  »  (Rossignol). 

Barder  :  1°  Sens  nautique,  pousser  loin  de  la  bonne  voie  : 
((  Le  vent  les  a  bardées  contre  la  pile  du  pont  »  (Verrier), 

2°  Sens  généralisé  :  Courir  vite  (du  cheval),  aller  de  côté  et 
d'autre  (d'une  voiture  rapide),  la  première  acception  usuelle 
dans,le  Bas-Maine;  la  seconde,  dans  la  Bresse;  de  là:  ça  barde, 
ça  va,  ça  convient  :  «  On  s'arrangera.  Et  ça  harde,  vous  au- 
tres? —  On  marche!  »  Rosny,  Rues,  p.  244. 

Dans  les  casernes  barder  veut  dire  manœuvrer,  comportant 
une  idée  de  fatigue,  d'excès  :  «  On  barde,  je  ne  dis  pas.  mais 
la  revue  de  demain  est  supprimée  »,  Descaves.  Sous-Off's,  p.  24. 

En  Languedoc,  barda,  signifie  plaquer,  jeter  contre,  jeter  à 
terre  violemment,  proprement  couvrir  de  boue  (de  bard,  boue). 

Bourlinguer,  vivre  péniblement  (d'où  bourlingue,  position 
précaire),  terme  nautique  dès  la  fin  du  xviii*'  siècle  au  sens 
de  :  éprouver  de  la  fatigue  à  cause  du  mauvais  temps  ou  des 
manœuvres  longues  et  pénibles  :  «  Bourlinguer  est  un  de  ces 
verbes  énergiques  perpétuellement  dans  la  bouche  des  mate- 
lots »  (De  la  Landelle,  p.  2G1). 

Voici,  quelques  exemples  de  cette  acception  technique  :«  Moi, 
pai  bourlingué  dans  les  pèches  d'Islande...  Tu  fais  beaucoup 
de  bruit  et  pas  beaucoup  de  travail  comme  tous  les  Mocos,  'ça 
en  fout  pas  une  datte!  Ah!  si  ça  serait  les  Bretons,  pour  bour- 
linguer, y  a  pas  comme  eusses  »,  Boyer-Rebab,  p.  66  et  7o. 

Ce  verbe  a  acquis,  dans  le  bas-langage  parisien,  le  sens  de 
renvoyer  quelqu'un,  d'où  bourlingue,  congé,  renvoi,  et  bour- 
lingueur, patron  grincheux,  ayant  toujours  la  menace  à  la 
bouche  (ïL-France).  Le  patois  normand  dit,  de  même,  boulin- 
guer,  envoyer  promener. 

Ecoper,  boire  «  dans  le  jargon  des  typographes  »  (Delvau), 
proprement  vider  avec  une  écope  l'eau  qui  entre  dans  une 
chaloupe  ou  dans  un  canot.  Le  sens  de  «  boire  »  a  amené  ce- 
lui d'attraper  des  reproches,  des  coups,  etc.,  même  évolution 
de  sens  que  pour  trinquer,  boire  et  être  la  victime,  payer  les 
pots  cassés. 

1"  Dans  les  casernes,  recevoir  une  punition  '  ou  des  horions 
(Merlin)  :  «  Je  dis,  répondit  le  brigadier,  que  fai  écopé  de 
deux  jours   pour  t'Bvoir  annoncé  comme   permissionnaire  de 

1.  Et,  aussi,  attraper  une  avarie,  une  blessure,  une  maladie  (synonyme 
d'étrenner). 


ItO  Facteurs  sociaux 

dix  heures...  »,  Coiirteline.  Gaietés,  p,  213.  —  «  Il  avait  écopé 
de  deux  jours  sur  lé  terrain  des  manœuvres  »,  Idem,  Train, 
p.  74. 

2°  Chez  les  ouvriers*  ironiquement  (aussi  avec  une  nuance 
favorable)  :  «  Avant  de  commencer,  j'ai  écopé  mon  abattage 
(c'est-à-dire  :  j'ai  reçu  des  éloges  pour  mon  travail)  »,  Pou- 
lot,  p.  177.  —  «  Ceux  qui  écopérit.,,  ce  sonl  les  prolos  »,  A/- 
manach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  54. 

3"  Cliez  les  apa;ches  et  les  filles  :  être  condamné  à  la  prison 
(Delesalie)  :  «  j'y  ai  rendu  service  à  Un  moment  où  il  allait 
écoper  »,  Méténier,  Lutte,  p.  92. 

Embarder,  faire  une  embardée,  c'est-à-dire  lancer  un  bâ- 
timent dans  le  vent  ou  en  travers,  et  faire  entrer  un  bateau 
sous  l'arche  d'un  pont  ou  dans  le  sas  d'une  écluse  (propre- 
ment l'envaser,  l'embourber,  sens  du  provençal  embardâ). 
Cette  double  acception  nautique,  l'une  propre  à  la  navigation 
maritime,  l'autre  à  la  navigation  fluviale,  a  fourni  au  bas- 
langage  les  sens  suivants  : 

j°  Tergiverser,  dans  l'argot  des  ouvriers  (Delvau);  chez  les 
marins,  embarder  signifie  «  se  tromper  ». 

2^  S'engager  dans  une  affaire  (II. -France)  ou  dans  un  en- 
droit :  «  J'ai  embardé  dans  une  carrée  »,  Beauviilier,  Mé- 
moire (dans  le  Figaro  du  4  août  1873). 

3°  Sous  la  variante  dialectale,  embarber  \  entrer  (Rossi- 
gnol), le  terme  a  acquis  le  sens  généralisé  d'entrer  quelque 
part  :  «  Alors  tout  d'un  coup,  on  a  embarbé  dans  le  truc...  Le 
domestique  le  fait  embarber  dans  le  cabinet  de  son  singe  ». 
Bercy,  lettre  XX\  p.  7,  et  lettre  XXXV,  p.  7. 

Pagaie,  désordre,  à  côté  de  pagaie  et  pagaille,  variantes 
déjà  données  par  le  Tré-ooux  (1703)  :  «  En  pagaie,  en  pagaye 
ou  pagaille,  précipitamment,  san^  ordre  »,  et  représentant 
autant  de  prononciations  locales.  La  pagaye  est  une  sorte  do 
rame  courte,  à  large  pelle,  en  usage  sur  les  pirogues  indien- 
nes, malaises,  etc.  ;  en  pagaye,  ou  en  pagaie,  vite,  en  désor- 
dre, sans  soin  ni  précaution  (comme  sur  ce  genre  d'embarca- 
tions) ». 

1.  Elle  est  usuelle,  par  exemple,  dans  l'Yonne  :  «  Embarber,  en  navigation, 
faire  pénétrer  on  droiture  l'avant  d'un  bateau  dans  l'ouverture  d'une  ôclnse 
ou  dans  l'arche  d'un  pont,  sans  i)atti"e  à  droite  ni  à  gauche,  sans  raser  la 
barlie  des  [jarois  »  (Jossier).  (Jette  dernière  explication  est  une  véritable 
étymologio  populaire.  —  Une  forme  parallèle,  embarquer,  est  donnée  par 
II. -France. 


MARINS  171 

Le  terme  nautique  et  son  application  figurée  remonlenl 
donc  à  la  fin  du  xvii'^  siècle  :  «  En  pagaie  correspond  à  l'idée 
de  désordre,  de  confusion,  de  précipitation.  On  arrive  ainsi 
eo  tas,  en  paquet,  pèle-niêle,  lorsqu'on  est  pressé  par  le  temps, 
par  la  marée  Quicontjue  fait  quoique  ce  soit  avec  pou  de 
soin»  le  fait  en  pagaie...  Le  matelot  qui  s'habille  à  la  hâte, 
sMiabille  en  pagaie...  »  (De  la  Landellc,  p.  315). 

Des  marins,  .l'expression  passa  tout  d'abord  chez  les  trou- 
piers :  Mettre  en  pagaie,  mettre  en  désordre  :  «  Farce  qu'au 
régiment  les  anciens  font  aux  conscrits,  qui  trouvent  leurs 
lits  arrangés  en  bascule;  d'où  des  culbutes  et  des  occasions  de 
se  divertir  aux  dépens  des  bleus  »  (I\igaud). 

L'expression,  au  sens  généralisé,  est  encore  vivace  dans  le 
bas  langage  :  «  Il  s'est  aubade  avec  un  chineur  qui  fourguait 
des  tapis  d'Afrique  et  il  y  a  foutu  sa  camelotte  en  pagaille  » 
(cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  307). 

On  en  a  induit  Pëgale,  Mont-de- piété  (Rossignol),  conçu 
comme  un  endroit  plein  de  désordre,  de  confusion  :  «  Tes 
boniments  tu  peux  les  porter  au  Pëgale!  Tu  verras  si  on  te 
prêtera  dessus  »  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  322.) 

Eu  Anjou  et  ailleurs  :  En  pagaille,  en  pagaie,  en  pëgale.  en 
désordre  :  «  Il  a  jeté  tous  ses  vêtements  eli  pagaie,  il  s'est 
étalé  en  pagaie  »  (Verrier  et  Onillon);  à  Cancale,  pagaille,  dé- 
sordre :  «  11  a  tout  foutu  en  pagaille;  larguer -en  pagaille, 
laisser  tomber  »  (Daguet  et  xMathurin). 

Rafale,  miné  (matériellement  ou  physiquement),  se  dit  pro- 
prement du  navire  (|ui  a  subi  une  rafale  et,  figurément,  du 
matelot  alfaibli  ou  privé  de  tout  (Bonnefoux).  Cette  acception 
mélapbori(iue  est  déjà  donnée  par  Desgranges  (1821).  qui  l'ap- 
pelle «  gran  l  mot  des  boulevards  ».  Le  mot  se  lit  dans  Vid(jcq 
et  il  reste  populaire  :  «  Il  gardait  aux  autres  une  iière  ran- 
cune de  s'être  laissé  rafaler  en  deux  ans  »,  Zola,  Assommoir. 
p.  370. 

Rapiqaer,  repiquer,  diriger  un  na\  ire  au  |)lus  près  <lu  vent, 
venir  au  vent  (Deseille);  de  là,  rapiquer.  revenir  : 

lâchez  les  marins  :  rapiquer  au  vent,  venir  au  vent;  repi- 
quer au  truc,  reprendre  service  (Deseille);  et  pi(iuer  au  uent, 
se  dit  d'un  navire  qui  se  lance  dans  le  vent. 

2°  Chez  les  troupiers  :  repiquer  au  truc,  recommencer  et 
spécialement  se  rengager;  repiquer  à  la  corvëe,  revenir  à  la 
charge  :  «  Mon   pauvre  salaud,  demain   tu  n'y  couperas  pas. 


172  FACTEURS    SOCIAUX 

faudra  faire  ton  sac  comme  les  camarades  et  repiquer  à  la 
corvée  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  328. 

3°  Dans  le  bas-langage,  au  sens  généralisé,  revenir  :  «  Une 
fois  la  praline  posée,  ne  repique  plus  au  turbin  »,  Hogier- 
Grison,  Le  Monde  où  Von  vole,  p.  303, 

La  forme  parallèle  rappliquer  est  également  d'origine 
technique  f«  appliquer  de  nouveau  »)  au  sens  de  revenir,  re- 
tourner, très  usuel  dans  le  bas-langage  et  particulièrement 
dans  les  casernes  :  «  Le  chef  et  moi,  nous  rappliquons  à  l'hô- 
pital »,  Courteline,  Gaietés,  p.  33. 

Ce  terme  a  passé  des  casernes  dans  le  français  provincial. 

Souquer,  serrer  fortement  les  nœuds,  les  tours  d'un  cor- 
dage :  Souque  un  coup  pour  accoster,  fais  effort  pour  attein- 
dre le  but;  souque  dur!  se  dit  à  un  rameur  pour  forcer  sur 
les  avirons  (Deseille).  Dans  le  bas  langage,  le  terme  a  ce  dou- 
ble sens  :  l*'  frapper,  rudoyer;  2*^  travailler  dur,  trimer  (v.  les 
exemples  dans  H. -France;. 

V.  —  Appellations  ironiques. 

Le  langage  des  marins  est  riche  en  métaphores  plaisantes, 
qui  ont  passé  pour  la  plupart  dans  le  bas-langage  : 

Baderne,  vieille  baderne,  homme  usé,  gâteux,  et  spéciale- 
ment vieux  matelot  qui  n'est  plus  propre  au  service  :  «  En 
attendant  qu'il  devienne  eine  vielle  baderne,  le  cambusier  se 
montre  souvent  un  gas  à  tous  crins  »  (Deseille,  p.  32).  Le  sens 
nautique  proprement  dit  est  vieille  tresse,  molle,  llasque, 
hors  de  service,  qu'on  place  sur  certains  objets  lourds  pour 
amortir  le  choc  occasionné  par  le  roulis  ou  pour  garantir  des 
frottements  certaines  parties  du  navire.  Cette  épithète  est 
souvent  appliquée  aux  anciens  militaires  retraités. 

Badingue,  surnom  donné  à  Napoléon  III,  d'après  sa  barbi- 
che au  menton,  semblable  au  cordage  nommé  habituellement 
martingale  :  «  11  l'appelait  Badingue  par  blague,  pour  se 
ficher  de  l'empereur  »,  Zola,  Assommoir,  p.  235. 

Cette  corde  qui  relie  les  flottes  au  câble  bordant  les  filets, 
s'appelle  bandingue,  à  Boulogne  (Deseille),  et  badingue,  à  Fé- 
camp  (L'dlvé). 

Bigorneau,  soldat  d'infanterie  dans  la  marine,  d'après  le 
nom  du  coquillage  qu'on  trouve  sur  les  côtes  de  la  Manche. 

Bitte,  le  membre  viril,  proprement  cheville: /)eaa  de  bitte. 


MARINS  173 

formule  négative  qui  équivaut  à  «  rien  »,  analogue  à  celle  de 
peau  de  balle  (Rigaud). 

Bossoirs,  fortes  pièces  de  bois  qui  supportent  l'ancre  à  la 
proue:  «  Le  bateau  s'achève,  montre  ses  bossoirs  très  gracieu- 
sement arrondis;  leur  forme  sert  aux  comparaisons  les  plus 
galantes...  ei ne  paire  ed  bossoirs,  seins  (Descille,  p.  8).  Le 
terme  désigne  surtout  les  seins  rebondis  (qu'on  nomme  aussi 
avant-scènes)  :  «  C'est  la  belle-sœur  de  notre  hôte...  elle  en  a 
des  bossoirs;  c'est  gros  comme  une  pelote,  rond  comme  une 
buée...  »,  Vidocq,  Mémoires,  éd.'Villiod,  t.  1,  p.  302. 

CabilloJ,  soldat  à  bord  de  navire,  proprement  cheville  :  al- 
lusion aux  chevilles  de  fer  ou  de  cuivre  qu'il /faut  fourbir  tous 
les  matins  à  bord  des  navires  de  guerre. 

Craquelin,  gringalet,  désigne  proprement  le  navire  dont 
la  membrure,  trop  légère,  joue  et  craque  à  la  mer. 

Galipot,  poix-résine  pour  enduire  les  vergues,  signifie  ex- 
crément (v.  H. -France),  d'où  galipoter,  faire  ses  besoins  (en 
Anjou  :  manier  avec  une  idée  de  dégoût). 

Péniches,  gros  et  larges  souliers,  chez  les  militaires,  répon- 
dant aux  synonymes  populaires  bateaux  et  marnois  (c'est- 
à-dire  bateaux  marnois)  ;  cf.  inversement,  sabot,  barque, 
navire  :  «  Aller  dans  le  sabot,  s'embarquer,  s'enrôler  sur 
mer,  partir  pour  les  îles,  prendre  la  profession  de  marin  » 
(d'Uautel). 

Rafiau,  infirmier,  garde-malade  :  c'est  le  nom  d'un  petit 
canot  à  rames  dont  on  se  sert  pour  les  promenades  dans  les 
ports,  d'où  le  sens  d'embarcation  médiocre  et  do  peu  de  va- 
leur ;  de  là,  aussi,  chose  de  peu  d'importance,  camelote 
(Delvau). 

Tasse,  dans  l'expression  grande  tasse,  mer  :  «  La  mer  est 
dite  parfois  grande  tasse  ;  boire  à  la  grande  tasse,  se  noyer  » 
(Deseille).  Cette  expression  se  lit  déjà  chez  d'Hautel  (v°  tasse)  : 
«  Boire  un  coup  à  la  grande  tasse,  pour  se  noyer,  se  jeter  à 
l'eau.  »  Le  terme  est  encore  vivace  à  Brest,  à  Lorient  et  ail- 
leurs :  «  Les  capitaines  sont  cause  que  de  pauvres  binigres 
[de  maleli)ls],  souvent  pères  de  famille,  font  le  plongeon  dans 
la  grande  tasse  »,  Père  Peinard,  6  mars  1892,  p.  3. 

Les  locutions  grande  tasse  et  boire  à  la  grande  tasse  S(jnt 
également  usuelles  au  Canada  (Donne). 


174  FACTEURS    SOCIAUX 

VI.  —  Manœuvres  nautiques. 

Parmi  les  vocables  de  marins  dont  Je  sens  s'est  généralisé 
dans  le  bas-langage,  une  première  série  désigne  les  opéra- 
tions nautiques  proprement  dites  : 

AJfoiirclier,  s'ancrer,  prendre  du  repos:  «  Vient-on  passer 
quelques  heures  ou  peu  de  jours  dans  une  baie  dont  on  compte 
appareiller  vivement,  on  ne  jette  qu'une  seul&  ancre...  ;  mais 
si  le  temps  ne  manque  pas.  si  l'on  peut  prendre  ses  aises,  on 
s' a jf ourdie,...  on  tient  solidement  au  fond  par  les  deux  chaî- 
nes-câbles de  tribord  et  de  bâbord,  dont  on  a  élongé  les 
touées  »  (De  la  Landelle,  p.  299). 

De  là,  CCS  deux  applications  générales  :  Se  retirer  des  affai- 
res (Delvau)  et  ne  plus  raccrocher,  en  parlant  des  filles  (Vir- 
maître). 

Amarrer,  attacher  un  navire,  frapper  une  manœuvre  ;  de  là  : 

1**  Attacher,  lier  en  général  :  amarrer  une  échelle,  un  étui, 
un  paquet,  dans  le  parler  populaire  normand  (Moisy). 

2"  Accrocher  :  «  On  le  dit  peu  causeur,  mais  je  vais  quand 
même  tâcher  de  Vamarrer  par  des  boniments  pour  savoir  ce 
qu'il  a  dans  le  ventre  »  (Rossignol). 

3°  Manœuvrer,  pour  tromper  ou  voler  (Bruant,  Route, 
p.  118)  :  ft  ^A  pour  amarrer  les  chopins...  » 

4°  S'attacher  quelqu'un,  en  parlant  des  filles  :  «  Tai  amarré 
un  chouette  gonce  qui  casque  tout  le  temps  »  (Virmaître). 

Appareiller,  faire  les  manœuvres  nécessaires  pour  quitter 
le  mouillage,  d'où  l'idée  de  sortir  :  «  Cinquante  synonymes  se 
présentent  pour  exprimer  cette  féconde  idée  du  départ  qui 
joue  une  si  grande  place  dans  la  vie  nomade  du  marin  :  ap- 
pareiller, faire  voile...  lever  l'ancre,  démarrer,  déraper,'  filer 
son  câble,  filer  son  nœud,  prendre  la  mer,  prendre  le  large. •.  » 
(De  la  Landelle,  p.  182  et  218). 

Caler,  plonger  dans  l'eau  (en  parlant  d'un  navire)  ou  lais- 
ser aller  une  voile  le  long  des  mâts.  De  ce  double  sens  déri- 
vent les  acceptions  : 

1°  S'en  aller,  surtout  sous  la  forme  itérative  caleier  :  «  Je 
suis  j)ressé,  je  calete  »  (Rossignol).  —  «  Caletes !  Et  plus  vile 
que  ga  »  (Rictus,  N''  gagnant,  p.  7). 

2"  Mourir,  surtout  sous  la  forme  intensive  cakincher  :  «  11 
est  bien  malade,  il  xacalancher  »  (Rossignol).  —  «  C'est  la  ca- 


MARINS  175 

marde  qui  embrasse  un  pauve  gas  qui  calanche,  »  Bercy, 
XI W  lettre,  p.  6. 

3°  Reculer,  céder,  cesser  (cf.  dealer  la  colle,  s'accommoder, 
parler  doucement,  s'appaiser  »,  Oudin),  acceptions  familières 
surtout  aux  parlers  provinciaux  (Anjou,  Poitou,  Berry,  etc.). 

4°  Chômer,  être  oisif,  en  parlant  des  imprimeurs,  acception 
déjà  donnée  par  d'Hautel  («  Caler,  terme  typograpliique,  faire 
le  paresseux  »),  qui  mentionne  également  les  dérivés  :  Calanee, 
«  terme  d'imprimerie,  interruption  que  Ton  met  sans  néces- 
sité, dans  son  travail,  pour  satisfaire  à  une  humeur  oisive  et 
vagabonde  »,  et  caleur\  «  paresseux,  ouvrier  enclin  à  la  dis- 
sipation et  à  la  fainéantise  »  (de  même:  Normand,  caleux, 
fainéant,  et  ailleurs).  En  dehors  de  cette  acception  technique, 
caleur  désigne  le  garçon  de  café  qui  travaille  en  extra  (Dele- 
salle). 

Déraper,  détacher  l'ancre  du  fond,  d'où  lâcher  prise,  par- 
tir {sans  déraper,  sans  s'arrêter):  «  Il  travaille  un  mois  sans 
déraper,  »  Poulet,  p.  76. 

VU.  —  Choses  de  la  mer. 

Une  dernière  série  terminera  cette  nomenclature  techni- 
que. Elle  comprendra  les  choses  de  la  mer. 

Câble,  terme  important  du  vocabulaire  nautique  qui  a 
hmrni  plusieurs  métaphores  :  Avoir  un  tour  dans  ses  câbles, 
éprouver  un  dérangement  de  sanlé,  surtout  li>rsqu'il  en  ré- 
sulte difliculté  de  marcher  (Boniiefoux)  ;  /z/er  un  câble  par  le 
bout,  pousser  le  câble  en  dehors  du  navire  jusiju'au  bout, 
afin  de  partir  d'urgence  ;  de  là,  faire  les  préparatifs  d'un 
voyage  précipité,  se  sauver  et.  enfin,  mourir. 

Calebasse,  dans  l'expression  vendre  la  calebasse,  livrer  un 
secret,  dénoncer  '  :  c'est  une  métaphore  nautique,  la  cale- 
basse ou  pelote  étant  un  artifice  de  brûlot. 

Cette  locution,  commune   au  bas-langage  parisien  et  pro- 


1.  Cf.  Moinoro,  Traité  élémentaire  de  l'imprimerie .  1793,  v»  caleur:  «  Ce  terme 
s'applique  aux  compagnons  indolents  et  ivrognes  qui  n'aiment, point  le  tra- 
vail, qui  ne  fout  que  niaiser  dans  une  imprimerie,  détourner  lus  autres  du 
travail,  en  jasant  avec  eux,  en  leur  contant  des  piaux  ». 

2.  Cf.  le  Trévoux  (1703)  :  «On  dit  proverbialement  frauder  la  calebasse,  pour 
dire  tromper  son  compagnon,  boire  ce  (jui  est  dans  la  calebasse  en  son  ab- 
sence 0.  Cette  locution  n'a  rien  de  commun  avec  celle  que  uous  citons  et 
qui  est  encore  vivace. 


17G  FACTEURS    SOCIAUX 

vincial,  a  été  condamnée  par  les  grammairiens  :  «  Vendre  la 
carabasse.  Expression  populaire.  Dites  dénoncer  le  mystère  ou 
le  pot  aux  roses  »,  Molard  (1810).  —  «  Vendre  la  calebasse, 
c'est...  Parbleu,  je  n'en  sais  rien  ;  le  dira  qui  pourra  »,  Des- 
granges (1821). 

Le  sens  du  mot  qui  ligure  dans  cette  locution  a  été  parfois 
généralisé:  Galbasse  \  tout  ce  qu'on  possède  (Vallée  d'Yôres)  ; 
au  Havre,'  manger  la  calbasse^  c'est  se  ruiner.  La  notion 
d'avoir,  mobilier,  a  conduit  à  celle  de  «  chambre  »  que  col- 
basse  a  acquise  parmi  les  apaches  parisiens  :  «  Je  prends  mes 
clous  et  je  plaque  la  colbasse  »,  Méténier,  Lutte,  p.  122. 

L'expression  vendre  la  calebasse  a,  comme  pendant,  éventer 
la.  mèche,  même  sens  (devenue,  sous  l'influence  analogique 
de  la  première,  vendre  ^  la  mèche)  qu'Oudin  donne,  en  1640, 
sous  la  forme  «  descouvrir  la  mèche,  descouvrir  la  malice  ou 
la  finesse  ».  La  mèche,  comme  lacalebasse,  joue  un  rôle  dans 
la  pyrotechnie  nautique. 

On  en  a  tiré  une  autre  métaphore,  êti'e  de  mèche  avec  quel- 
qu'un, être  d'accord  avec  lui,  être  son  complice,  expression 
qu'on  lit  pour  la  première  fois  dans  le  Vocabulaire  de  Vidocq. 

Cambuse,  magasin  dans  l'entrepont  d'un  navire  où  l'on 
tient  les  vivres,  où  l'on  distribue  les  rations  à  l'équipage;  de 
là,  cabaret  mal  tenu  et  bouge,  petit  logis  :  «  La  cambuse  pou- 
vait manquer  de  pain;  ça  ne  le  regardait  pas.  11  lui  fallait  sa 
pâtée  matin  et  soir...  »,  Zola,  Assommoir,  p.  365. 

Dans  l'Anjou,  la  cambuse  est  généralement  une  cave  où 
plusieurs  ouvriers  se  mettent  ensemble  pour  y  déposer  leur 
vin;  et,  dans  le  Bas-Maine,  ce  mot  désigne  la  voiture  du  sal- 
timbanque. 

Carabiné,  soudain  et  violent  (comme  un  coup  de  carabine), 
en  parlant  du  vent;  de  là,  très  fort,  excessif:  «  Mon  vieux, 
je  me  suis  payé  une  cuite  carabinée  »  (Virmaître). 

Carrée,  foyer  où  l'on  fait  la  cuisine  dans  les  bateaux  (chez 
les  mariniers  de  la  Loire);  de  là,  logis,  cliambre:  «  Des  grandes 
carrées  toutes  pleines  d'air  et  de  soleil  »,  Bercy,  A'A'A'**  lettre, 
P=  7.  . 

L'argot  ancien    en  a  tiré  les  dérivés  :  décarrer,  sortir,  et 

1    Rossignol  donne  :  «   Calebasse,  objets,  marchandises,  produits  d'un  vol». 

2.  Cf.  Littrc,  V"  mèche  :  i  Au  lieu  d'éuenier  la  mèche,  le  populaire  dit  sou- 
vent vendre  la  mèche.  C'est  absurde  ».  Il  n'y  a  rien  d'absurde  dans  ce  genre 
d'altérations  :  leur  raison  d'être  peut  nous  échapper,  mais  elles  n'en  existent 
pas  moins. 


MARINS  177 

encarrer,  entrer,  le  premier,  attesté  dès  la  fin  du  xviii"  siècle, 
a  pénétré  dans  les  parlers  provinciaux  :  Anjou,  Berry,  etc.  ; 
le  dernier   est  cité  dans  Vidocq. 

C/iibis,  prison  ;  faire  cltibis,  s'évader  d'une  prison  avec  le 
concours  d'un  camarade,  expression  qu'on  lit  dans  Richepin 
{Gueux,  p.  85)  et  dans  Bruant  {Rue,  t.  11,  p.  S4). 

A  l'école  navale  du  Borda,  chibis  désigne  la  salle  de  police: 
c'est  la  forme  abrégée  de  cachibis,  petits  casiers  placés  sous 
la  dunette  et  destinés  aux  pipes  et  au  tabac.  Dans  l'Anjou 
et  ailleurs,  cagibi  (ou  cabigi),  petit  retrait  quelconque,  bicoque; 
à  Mayenne,  petit  réduit,  petite  loge,  hangar. 

Chique,  pipe  du  matelot,  morceau  de  tabac  qu'il  mâche;  de 
là  plusieurs  métaphores  :  Poser  sa  chique,  se  taire  (et,  par 
extension,  mourir),  dans  Bruant  (Rue,  t.  II,  p.  S4);  couper 
la  chique  à  quelqu'un,  l'interrompre  brutalement,  lui  couper 
la  parole  :  «  L'espoir  l'a  lâché,  rien  de  tel...  pour  vous  couper 
la  chique  de  l'espérance  »,  Père  Peinard,  20  juillet  1890. 

Le  mot  se  lit  tout  d'abord  chez  d'IIautel  (1808):  «  Une  chi- 
que de  tabac.  On  appelle  ainsi  une  pincée  de  tabac  que  les 
marins,  les  soldats  et  la  plupart  des  journaliers  mettent  dans 
leur  bouche  pour  en  prendre  toute  la  substance.  » 

Le  même  lexicographe  donne. également  le  dérivé  chiquer, 
manger  de  grand  appétit  :  ^  «  Chiquer,  au  propre,  mâcher  du 
tabac  en  feuille;  au  figuré,  prendre  ses  repas  habituels  et, 
par  extension,  endêver  ou  pester  contre  quelqu'un,  le  railler, 
se  moquer  de  lui.  On  dit  d'un  homme  pauvre  qui  n'a  rien 
à  mettre  sur  la  dent,  qu'il  n'a  pas  de  quoi  chiquer.  »  Un 
cldqueur  est  un  m.arin  rond  de  sa  tournure  et  sans  façons 
dans  ses  manières  et  son  langage;  c'est  aussi  un  gros  man- 
geur. 

Claquer,  manger  beaucoup,  proprement  mastiquer,  se 
trouve  dans  la  plupart  des  parlers  provinciaux  :  Anjou,  Bresse, 
Normand  d'Yères  ^  etc. 

Gabari,  modèle  de  la  courbure  que  doit  avoir  une  pièce  de 

1.  Cf.  Michel,  1807  :  «  Chiquer  n'est  pas  français.  Ne  dites  pas  :  Il  a  chiqué 
les  vivres,  pour  il  a  bien  mangé  tout  ce  qu'on  avait  servi.  On  ne  dit  pas  non 
plus  :  Chiquer  du  tabac,  pour  mâcher  du  tabac  ».  Ce  mot  se  lit  fréquemment 
chez  Balzac  dans  l'expression  chiquer  les  légumes,  pour  manger  en  général  : 
a  Va  chercher  des  gâteaux...  nous  verrons...  la  manière  dont  tu  chiqueras 
les  légumes  »,  Un  ménage  de  garçon,  1842,  t.  VI,  p.  82. 

2.  Dans  son  Glossaire,  DelbouUe  fait  remarquer  à  ce  propos  :  t  Rabelais  a 
employé  le  verbe  en  ce  sens  j  (remarque  que  répète  Guillemaut).  —  Erreur! 
Le  verbe  chiquer  ne  remonte  pas  au-delà  du  xix=  siècle. 

12 


178  FACTEURS    SOCIAUX 

bois,  dans  les  constructions  navales;  de  là  modèle  en  géné- 
ral :  «  S'il  joue  avec  plus  fort  que  lui  et  qu'il  gagne,  voilà  le 
gabari  des  malins,  il  n'a  pas  un  jeu  brillant,  mais  il  est  bien 
affûté  »,  Poulot,  p.  135. 

Le  mot  désigne  également  l'arceau  sous  lequel  on  fait  pas- 
ser les  vv^agons  chargés  ;  de  là,  être  passé  au  gabari,  perdre 
au  jeu  :  «  Mon  pauvre  Auguste,  t'es  passé  au  gabari.  Ramené 
au  jeu,  femme  et  patron  sont  vite  oubliés,  »  Poulot,  p.  74. 

Nœud,  dans  Pexpression  Jller  son  nœud,  partir,  s'en  aller  ^  : 
la  vitesse  d'un  navire  étant  mesurée  par  les  nœuds  faits  sur 
une  corde  légère  qu'on  jette  à  la  mer  de  demi-heure  en  heure, 
Vonflle  un  certain  nombre  de  nœuds  dès  que  l'on  est  en  mar- 
che (De  la  Landelle,  p.  157):  «  Vous,  mon  garçon,  dit  le 
nouvel  adjudant  en  s'adressant  au  Parigot,...  je  vous  conseille 
de  Jîler  votre  nœud  sans  rouspéter...  »  (cité  dans  Bruant, 
Dict.,  p.  317). 

Ralingue,  cordage  cousu  autour  des  bords  d'une  voile  pour 
la  fortifier  contre  l'action  du  vent,  désigne,  sous  la  forme  re- 
lingue,  le  forçat,  le  relégué  (par  allusion  aux  pelotes  dont  les 
forçats  entouraient  leurs  pieds  pour  éviter  les  meurtrissures 
des  fers,  pelotes  appelées  jadis  patarasses)  et  le  bagne  (voir 
Bruant,  Dict.,  p.  42et  228)'. 

Redresse,  fort  cordage  qui  sert  à  relever  un  bâtiment  in- 
cliné ou  abattu;  de  là  à  la  redresse,  malin,  rusé;  mec  à  la  re- 
dresse, homme  fort  et  courageux,  prompt  à  l'attaque  ou  à  la 
riposte,  débrouillard  (dans  le  langage  dos  apaches  el  des  sou- 
teneurs) :  «  A  vous  bons  bougres  et  girondes  copines,  gas  à 
poil  et  lurons  à  la  redresse,  trimardeurs...  le  Père  Peinard 
vous  serre  la  boucle...  »  —  «  Les  fistons  à  la  redresse  ne 
couperont  pas  dans  un  pareil  pont...  »,  Almanach  du  Père  Pei- 
nard, 1894,  p.  15  et  1896,  p.  2. 

Ajoutons  que  c'est  aux  marins  qu'on  doit  l'origine  et  l'ex- 
pansion de  certains  termes  du  bas-langage,  comme  Bourgui- 
gnon-, surnom  du  soleil,  qu'on  trouve  en  Poitou  et  môme 
dans  les  contrées  éloignées  de  la  mer.  Nous  reviendrons  sur 
cette  curieuse  appellation  qu'on  lit  pour  la  première  fois  dans 
les  Mémoires  (1828)  de  Vidocq. 

1.  Et  filer,  tout  court,  au  même  sens  :  fiter  à  l'anglaise. 

2.  Voici  une  autre  application  de  ce  nom  :  «  Bowguignoyi,  nom  que  les  ma- 
rins qui  naviguent  dans  la  mer  du  Nord,  particulièrement  les  terreneuviers, 
donnent  aux  glaces  détachées,  ainsi  qu'aux  plus  gros  glaçons  isolés,  qu'ils 
rencontrent  dans  leur  route  i,  Willaumez,  v  bourguignon. 


MARINS  179 


VIII.  —  Termes  de  pêche. 

Le  vocabulaire  de  la  pèche  a  également  fourni  un  certain 
nombre  do  mots  qui  se  sont  généralisés  dans  le  bas-langage. 
Nous  avons  déjà  cité  le  mot  rabiot  et  son  curieux  développe- 
ment sémantique.  En  voici  quelques  autres: 

Bicher.  commencer  à  mordre  à  l'hameçon  :  «  Est-ce  que  ça 
bichef  »  expression  particulière  aux  pêcheurs.  Vachet  cite  ces 
vers(  Glossaire,  p.  46)  : 

Velà  sur  un  tableau  des  pêcheurs  à  la  ligne, 

Qui  se  sont  mis  tout  nus,  pour  mieux  voir  si  ça  mord, 

Quand  on  n'a  pas  d'habits,  ça  biche  mieux  encore. 

De  là,  agréer,  aller  bien,  aller  à  souhait,  convenir  :  «  Tant 
qu'on  est  à  la  colle,  ça  biche...,  mais  du  coup  qu'on  est  ma- 
rida,  tout  va  de  traviole  »,  Bercy,  XVT  lettre,  p.  5.  —  «  Les 
travaux  des  champs,  ça  ne  6tc/?e  plus  »,  Père  Peinard,  1891, 
p.  6. 

Dans  le  parler  lyonnais,  auquel  le  mot  appartient  en  propre 
(cf.  bichée  pour  béqiiée),  il  a,  en  outre,  les  applications  méta- 
phoriques suivantes  :  goûter,  tâter.  obtenir  et  prendre  qu(3l- 
qu'un  en  faute,  le  saisir  sur  le  fait  (Vachel). 

Empiler,  ou  monter  des  hameçons,  les  attacher  aux  fils  dé- 
liés (appelés  empiles);  de  là  tricher  au  jeu,  tromper,  voler  : 
«  Celui  qui  dans  un  partage  n'a  pas  eu  ce  qui  lui  revenait 
s'est  fait  empiler  »  (Rossignol). 

Rappelons  que  la  notion  de  mystifier  et  de  tromper  est 
rendue  par  des  termes  tirés  de  la  pêche  (cf.  monter  un  bateau): 
bachot  et  gaUote,  tricherie  au  jeu  de  billard,  désignent  pro- 
prement des  bateaux  pour  petite  pêche  ou  pêche  à  la  ligne. 

Marée,  dégoût  \  répulsion  (allusion  à  l'odeur  du  poisson 
peu  frais):  cf.  Anjou,  marée  fraîche,  nouvelle  désagréable. 
De  là,  marer  écrit  aussi  marrer  ^,  être  dégoûté,  s'ennuyer  : 
«  Tu  me  fais  maiTcr  quand  tu  viens  raconter  eq't'as  été  trom- 
pette »,  Courteline,  Gaietés,  p.  18. 

Et,    ironiquement,  s'amuser  :  «    Ce  qu'on   s'est   mare  à  la 

1.  Abrégé  parfois  en  mare  :  «  La  musique,  ça  me  dégoûte  maintenant... 
J'en  ai  ma?'e  »,  Hirsch,  Le  Tigre,  p.  91. 

2.  8  A  Tazas  où  que  je  me  marrais...  »,  Méténier,  Lutte,  p.  121.  —  La  gra- 
phie marrer  (=  marer)  est  visiblement  influencée  par  marri,  fàclié,  notion 
synonyme. 


180  FACTEURS    SOCIAUX 

foire  du  Trùne  !  Viens-y  donc  demain...  »  (cité  dans  Bruant, 
Dict.,  p.  21). 

Trifouiller,  brouiller,  fouiller,  avec  désordre  et  indiscré- 
tion (comme  le  définit  d'Hautel  en  1808),  est  familier  à  la 
plupart  des  parlers  provinciaux  :  Champag^ne,  Berry,  Picar- 
die, etc.  Desgranges  le  condamne  en  1821  comme  «  barba- 
risme ».  C'est  primitivement  un  terme  de  pêche  :  trifouiller 
Veau,  c'est  la  troubler,  en  Anjou  (Ménière),  d'où  trifouil,  dé- 
sordre, bouleversement,  forme  parallèle  aux  synonymes  pro- 
vinciaux tribouiller  et  tribouil  (anc.  fr.  tribouller,  agiter  en 
remuant,  et  tribouil,  ag"itation). 

Ce  verbe  a,  en  outre,  dans  le  langage  parisien,  le  sens  de 
rosser,  c'est-à-dire  de  tripoter  les  côtes  (d'où  trifouillée,  ra- 
clée) :  «  Il  faut  peut-être  que  je  metteMes  gants  pour  la  tri- 
fouiller »,  Zola,  Assommoir,  p.  429. 

Arrêtons  ici  le  bilan  de  ces  apports  nautiques.  Le  nombre 
des  termes  que  les  marins  ont  fourni  au  bas-langage  est  con- 
sidérable. Ils  se  distinguent  à  la  fois  par  leur  abondance  et 
leur  variété.  Les  marins  normands,  bretons,  boulonnais,  les 
mariniers  de  la  Seine  et  de  la  Loire,  ont  chacun  contribué  à 
enrichir  notre  vocabulaire.  Les  ports  de  Paris  qui  ont  déjà 
joué  un  rôle  dans  la  constitution  du  poissard  au  xviii*'  siècle, 
ont  été  au  xix''  le  creuset  où  se  sont  concentrés  et  fondus  ces 
éléments  linguistiques  venus  à  la  fois  du  Nord,  de  l'Ouest  et 
du  Centre. 

Ces  contributions  nautiques  embrassent  la  vie  entière  de 
nos  matelots  :  leur  labeur  pénible  comme  leurs  délassements 
bruyants,  leur  bonne  humeur  et  leur  esprit  primesautier. 

On  pourrait,  à  l'aide  de  ces  apports  professionnels,  recons- 
tituer le  milieu  spécial  lui-même  sous  ses  aspects  les  plus  di- 
vers :  sombreou  gai,  d'une  gaieté  débordante,  calme  ou  agité, 
comme  l'élément  qui  le  baigne,  comme  la  mer  elle-même, 
source  de  vie  ou  de  mort. 


CHAPITRE    III 

OUVRIERS 


A  côté  des  soldats  et  des  marins,  les  ouvriers  de  toute  ca- 
tégorie ont  alimenté,  dans  des  proportions  plus  ou  moins  con- 
sidérables, le  langage  parisien. 

Les  différentes  classes  professionnelles  avaient  chacune 
jadis  une  langue  spéciale  fortement  imprégnée  d'éléments 
jargonnesques  :  Couvreurs,  maçons,  moissonneurs,  ouvriers 
en  soie  et  ouvriers  drapiers,  peigneurs  de  chanvre,  tailleurs 
de  pierre,  terrassiers,  etc.  Mentionnons,  parmi  les  plus  con- 
nus, le  tunodo.  argot  des  chiffonniers  et  couvreurs  de  la 
Basse-Bretagne;  le  mourmé,  argot  des  tailleurs  de  pierre  et 
maçons  savoyards,  à  côté  du  faria,  jargon  des  ramoneurs 
savoyards  ;  le  terratclm,  argot  des  terrassiers  et  séranceurs 
vaudois,  de  Sainte-Croix,  dans  la  Suisse  romande;  le  bellod, 
langue  des  peigneurs  de  chanvre  du  Haut-Jura,  et  le  canut 
des  ouvriers  en  soie  lyonnais;  l'argot  des  moissonneurs  de 
Montmorin,  dans  les  Ilautes-Alpes  ^ 

C'étaient  là  de  véritables  jargons,  c'est-à-dire  des  langues 
secrètes  et  accessibles  aux  seuls  professionnels,  aux  membres 
des  corps  de  métier  strictement  fermés.  Cet  état  de  choses 
a  complètement  disparu  avec  les  facilités  et  la  rapidité  des 
moyens  de  communication.  Les  conditions  d'isolement  de  ja- 
dis une  fois  éliminées,  il  s'en  est  suivi  un  contact  de  plus  en 
plus  fréquent  entre  les  différentes  classes  professionnelles  et, 
par  suite,  un  mélange  graduel  de  leurs  particularités  linguis- 
tiques. 

1.  Voir,  pour  de  plus  amples  détails,  notre  Ai-gol  Ancien,  p.  17-18,  260-261 
et  317,  et  un  article  bil^liographique  très  nourri  de  J.  Desormaux,  dans  la 
Revue  de  philologie  française,  t.  XXVI,  1912,  p.  77  à  91.  Tout  récemment,  dans 
un  important  travail,  Les  Argots  des  métiers  franco-provençaux  (223°  fasc.  de 
la  Bibliothèque  de  VEcole  des  Hautes-Etudes,  Paris,  1917),  M.  Albert  Dauzat  a 
réuni  en  un  corpus  les  nombreux  renseignements  épars  sur  ces  idiomes  pro- 
fessionnels restés  secrets,  dont  il  analyse  minutieusement  les  éléments 
constitutifs. 


182  FACTEURS    SOCIAUX 

Les  métiers  et  professions  ne  disposent  plus  aujourd'hui 
de  lanjjues  spéciales,  mais  de  simples  nomenclatures,  de  vo- 
cabulaires techniques,  dont  les  principaux  éléments  ont  pé- 
nétré et  se  sont  fondus  dans  la  lang'ue  populaire. 

Ce  serait  à  la  fois  une  tâche  malaisée  et  inutile  que  d'énu- 
mérer  les  nombreuses  catégories  d'ouvriers.  On  en  a  relevé 
plus  de  deux  cents  pour  Paris.,  Un  petit  nombre  seulement  a 
exercé  une  action  réellement  efficace;  les  autres  —  par  exem- 
ple, les  tailleurs,  les  couvreurs,  les  maçons,  les  ouvriers  du 
bâtiment,  etc.  —  n'ont  fourni  que  des  contributions  isolées 
et  à  peu  près  négligeables.  Nous  n'en  tiendrons  compte  que  si 
ces  termes  de  métier  ont  rayonné  en  dehors  de  leur  sphère 
technique.  En  voici  un  exemple  : 

La  pièce  de  cinq  francs  porte,  chez  Vidocq,  le  nom  de  roue 
de  derrière,  et  celle  de  deux  francs,  roue  de  devant,  suivant 
le  diamètre  respectif  de  ces  roues.  Or,  ce  sont  là  des  termes 
de  cocher,  attestés  comme  tels  dès  le  xviii'*  siècle:  «  Le  mon- 
sieur, pour  me  faire  voir  que  c'est  un  bon  franc  jeu,  me  coule 
dans  la  main  une  roue  de  derrière,  à  compte  »,  Caylus,  His- 
toire de  M.  Guillaume,  cocher,  1787,  p.  15.  —  «  Je  mettais 
mes  roues  de  derrière  dans  mon  petit  sac  de  cuir  (note  :  «  Ex- 
pression de  cocher  pour  dire  pièce  de  cinq  francs)  »,  [Cuisin] 
Les  Cabarets  de  Paris,  1821,  p.  102. 

Ce  terme  spécial  fit  fortune  et  se  généralisa  dans  le  bas- 
langage  : 

1°  Dans  la  bouche  d'un  apache  :  «  Vlà  que  j'éclaire  trois 
fafl'es,  trois  millets,  sans  compter  une  pile  de  roues  de  der- 
rière, des  larantéquems  et  des  sigues  »,  Brissac,  Souvenirs  de 
bagne,  1886,  p.  43. 

2"  Dans  celle  d'un  rôdeur  de  barrières  (Richepin,  Gueux, 
p.  28)  :  «  J'ons  eine  roue  de  derrière...  » 

3''  Dans  celle  d'un  ouvrier  :  «  Des  ouvriers  sortaient 
toujours...  lorsque  le  mari  arriva  en  se  dandinant,  il 
avait  étouffé  deux  roues  de  derrière,  deux  pièces  de  cent 
sous  neuves,  une  dans  chaque  soulier  »,  Zola,  Assommoir, 
p.  427. 

Le  nom  est  également  familier  au  français  provincial: 
Lyon,  roue  de  charrette,  écu  de  cinq  francs  (Puitspelu)  ;  Lan- 
guedoc, rodo  de  darrié,  pièce  de  cinq  francs  (Mistral).  Ajou- 
tons que  le  slang  possède  la  même  métaphore:  a  hind  coach 
wheel  (une roue  de  derrière),  pour  une  pièce  de  cinq  shillings; 


OUVRIERS  183 

et  a  fore  coacli  wlieel  (une  roue  de  devant),  pour  une  pièce 
de  deux  shilling's  et  demi  K 

En  tenant  donc  compte  exclusivement  des  influences  lin- 
guistiques eliicaces  des  classes  professionnelles,  nous  allons 
passer  en  revue  les  catégories  suivantes  :  mécaniciens,  im- 
primeurs, cordonniers,  boucliers,  les  seules  qui,  à  titre  divers 
et  dans  des  proportions  inégales,  ont  agi  sur  la  langue  popu- 
laire parisienne  '. 

1.  C'est  des  cochers  que  vient  également  l'expression  s'acheter  une  con- 
duite, s'amender,  s'assagir,  sens  généralisé  passé  dans  la  langue  vul- 
gaire :  «  Il  a  acheté  une  conduite;  il  est  des  chouettes  maintenant  »,  Poulof, 
p.  80.  On  dit  ironiquement,  d'un  noceur  qui  se  range  :  Il  s'est  donc  acheté 
une  conduite  ? 

2.  P.  Sébillot,  Légendes  et  curiosités  des  métiers,  avec  230  gravures,  Pa- 
ris, 1895.  Série  de  monographies  professionnelles  envisagées  sous  le  rap- 
port pittoresque  et  traditionnel.   Voir  notamment  celles  relatives  aux  Bou- 

«  chers.  Cordonniers  et  Imprimeurs. 


1 

MÉCANICIENS 


Nous  possédons  sur  le  langag-o  des  ouvriers  en  fer  et  des 
fondeurs  une  excellente  monographie  due  à  un  homme  du 
métier,  Denis  Poulot,  contre-maître  à  Belleville  puis  cons- 
tructeur de  machines-outils  à  La  Villette.  Il  a  eu  l'occasion 
d'étudier  pendant  un  quart  de  siècle  ces  milieux  laborieux,  et 
tout  particulièrement  le  sublime,  type  de  l'ouvrier  paresseux, 
ivrogne  et  tapageur.  Il  a  noté,  avec  un  grand  souci  d'exacti- 
tude, l'idiome  spécial  que  parlent  les  mécaniciens,  «  langue 
bizarre,  sorte  de  français  en  haillons  »,  sur  laquelle  il  revient 
à  différentes  reprises.  Il  a  appelé  surtout  l'attention  sur  l'in- 
fluence considérable  du  jargon  sur  le  langage  des  ateliers  '. 

Se  livrer  à  un  art  mécanique,  c'était  jadis  se  dégrader, 
mécanique,  ou  artisan,  étant  autrefois  synonyme  de  servile. 
Le  Nouveau  Coutumier  général  du  xvi''  siècle  le  déclare  expli- 
citement, t.  II,  p.  872:  «  Si  aucuns  desdits  nobles  ou  annoblis 
usent  d'arts  mécaniques  et  contreviennent  à  l'état  de  noblesse 
par  pauvreté,  ils  seront  privez  de  la  franchise  de  leur  noblesse^ 
pour  le  temps  qu'ils  auront  méchanisé...  » 

On  saisit  dès  lors  la  valeur  péjorative  de  mécaniser,  avilir, 
que  Palissy  applique  même  aux  choses,  p.  374  :  «  Les  verres 
sont  mechanise^,  en  telle  sorte  qu'ils  sont  vendus  et  criés  par 
les  villages  ».  Aujourd'hui  encore,  le  mot  -  a  le  sens  d'insul- 
ter, de  rudoyer  :  «  Coupeau  voulut  le  rattrapper.  Plus  souvent 
qu'il  se  laissât  mécaniser  par  un  paletot  !  II  n'était  seulement 
pas  payé,  celui-là!  »  Zola,  Assommoir,  p.  491, 

De  mts  jours,  avec  le  développement  colossal  des  machines, 
le  métier  des  métallurgistes  a  fourni  des  contributions  im- 
portantes au  bas-langage,  et  tout  d'abord  une  série  de  termes 
pour  la  notion  «  travailler  »  : 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  bl  à  52,  et  VAssominoir  de  Zola. 

2.  Balzac  appelle  mécaniser,  vexer,  une  «  expression  soldatesque  >  (voy. 
Larchey). 


MÉCANICIENS  185 

Boulonner,  travailler  (Rossignol),  proprement  maintenir  à 
l'aide  de  boulons  ou  grosses  chevilles  de  fer  :  «  L'allameur  qui 
fait  boulonner  les  pauvres  bougres  pour  la  digue...  Is  gagnent 
des  fois  moins  que  ceux  qui  boulonnent  dans  les  usines  », 
Bercy,  lettre  A7«,  p.  6,  et  lettre  XXni\  p.  7. 

Maillocher,  travailler  (Rigaud),  c'est-à-dire  enfoncer  avec 
une  mailloche  ou  gros  maillet  de  bois,  terme  passé  dans  le 
langage  des  souteneurs:  «  Nos  marmites  vont  pouvoir  mcdl- 
loclier  sur  le  talus  »,  Merlin,  p.  50. 

Marner,  travailler  péniblement  ',  comme  ceux  qui  curent 
les  fossés  en  en  rejetant  la  marne  (Rictus,  Soliloques,  p.  200)  : 
«  Je  veux  pus  marner,  je  veux  vive  ma  vie...  » 

il/aS6er,  travailler  dur  (Hayard),  c'est-à-dire  enfoncer  avec 
une  masse  ou  gros  marteau,  même  image  que  maillocher  : 
«  Quand  un  travailleur  de  province  arrive  à  Paris,  il  ne  peut 
pas  toujours  y  rester,  il  y  a  trop  à  masser...  Quand  ils  ne  mas- 
sent pas.  vous  ne  les  payez  pas  »,  Poulot,  p.  52  et  140.  — 
«  Six  mineurs  qui  venaient  de  mai<ser  à  onze  cents  mètes  sous 
terre  »,  Bercy,  lettre  XXP,  p.  6. 

Ce  mot  figure  dans  un  glossaire  argotique  de  1846;  il  est 
très  populaire  (Rictus,  Cœur,  p.  13)  :  «  Toute  la  journée  il  a 
massé...  » 

Turbiner,  même  sens,  proprement  tourner  rapidement 
comme  une  turbine  ou  roue  hydraulique,  terme  technique 
adopté  par  les  malfaiteurs  et  passé,  par  l'intermédiaire  de 
ceux-ci,  dans  le  bas-langage  (ainsi  que  son  dérivé  turbin,  tra- 
vail pénible). 

Le  terme  le  plus  récent  pour  «  travail  »  est  bouleau  (écrit 
aussi  boulot),  mot  également  d'origine  technique.  Employé 
tout  d'abord  par  les  ébénistes  du  faubourg  Saint  Antoine  %  il 
a  vite  fait  fortune  et  fut  accueilli  par  tous  les  ouvriers  en 
bois  et  autres:  «  Des  viocs  qui  ne  sont  pas  assez  moelleux  pour 
faire  des  6oa/eaMa?  cotonneux...  »,  Bercy,  V II l"^  lettre,  p   6. 

Ce  terme,  inconnu  avant  1890,  a  déjà  passé  dans  les  pro- 
vinces, par  exemple  à  Lyon,  où  Vachet  donne  môme  le  dérivé 
bouloter,  travailler,  inconnu  au  parler  parisien. 

Voici  quelques  autres  emprunts  tirés  des  industries  mécani- 
ques : 

1.  Le  mot  figure  dans  un  Dictionnaire  d'argot  de  1846.  Il  a  passé  des  agri- 
culteurs aux  ouvriers. 

2.  «  Bûcher  le  bouleau,  attacjuer  avec  énergie  une  pièce  de  bois,  argot  des 
sculpteurs  j  (Virmaitre). 


186  FACTEURS    SOCIAUX 

Alaiser,  écrit  aussi  aléser,  polir  la  surface  d'un  corps  de 
pompe,  a  fourni  au  bas-langage  le  mot  laisée  ou  lésée,  prosti- 
tuée (Rigaud)  :  «  Il  avait  une  laisée.  ce  gueux,  et  je  vous  prie 
de  le  croire,  une  fameuse!  »  Richepin,  Truandaille,  p.  HO. 

Les  mécaniciens  disent  plaisamment  aléser  son  cylindre,  le 
polir  intérieurement,  pour  être  très  malade:  «  11  paraît  qu'il 
est  en  train  d'aléser  son  cylindre;  on  m'a  dit  qu'il  n'avait  pas 
seulement  do  quoi  acheter  de  la  tisane  »,  Poulot,  p.  184. 

Caler,  mettre  d'aplomb  (une  machine,  une  pierre,  un  meu- 
ble), d'où  la  notion  de  bien-être  matériel:  se  caler  les  joues, 
faire  un  bon  repas,  expression  très  usuelle  chez  les  marins  (De- 
seille)  et  ailleurs  :  «  Le  reste  du  temps  il  se  calait  paisiblement 
les  Joues  avec  des  tartines  de  pain  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  14. 

Le  sens  métaphorique  général  se  lit  chez  d'Hautel  :  «  Se 
caler,  se  mettre  dans  ses  meubles,  sortir  de  l'état  d'indigence 
où  l'on  se  trouvait  »,  et  il  est  spécial  au  participe  calé  :  «  Etre 
bien  ou  mal  calé,  être  bien  ou  mal  dans  ses  affaires  ». 

Ce  dernier  emploi  a  été  censuré  par  les  grammairiens: 
«  Vous  voilà  bien  calé.  Expression  triviale  que  l'on  emploie 
ordinairement  pour:  vous  voilà  bien  avancé  »,  Michel,  1807. 
—  «  Ce  sont  gens  bien  calés,  pour  riches,  à  l'aise,  n'est  que 
du  français  de  province  colporté  à  Paris  »,  Desgranges,  1821. 

L'acception  de  fort,  solide,  a  passé  dans  l'argot  des  écoliers, 
en  même  temps  que  le  dérivé  recaler,  refuser  à  un  examen 
(proprement  renforcer,  pris  ironiquement). 

Huile  de  coude  (ou  huile  de  bras  '),  la  force  musculaire  as- 
similée à  une  machine  qu'on  graisse:  «  Plus  on  met  de  Viiuile 
de  coude,  plus  ça  reluit  »,  Zola,  Assommoir,  p.  392. 

Siffler  au  disque,  demander  l'ouverture  de  la  voie  du  che- 
min de  fer  :  «  Pendant  huit  jours  la  voie  était  fermée,  il  avait 
beau  siffler  au  disque,  rien  »,  Poulot,  p.  19. 

Expression  généralisée  dans  le  monde  de  la  galanterie  au 
sens  de  solliciter  quelque  chose  :  «  Rien  à  faire  de  cette  femme- 
là.  J'ai  sifflé  au  disque  assez  longtemps.  Pas  mèche.  La  voie 
est  barrée.  —  Pardieu  !  vous,  Axel,  nous  savons  votre  façon 
de  siffler  au  disque,  dit  Christian,  quand  il  eut  compris  cette 
expression  passée  de  l'argot  des  mécaniciens  dans  celui  de  la 
haute  gomme  ».  A.  Daudet.  Rois  en  exil,  p.  18k 

Piston,  haute  proleclion,  recommandation  (les  coups  de  pis- 

l.  Guy  (le  Maupassant,  dans  Pifrre  et  Jean  (p.  42),  mut  l'expression   huile 
de  6r«s  dans  la  bouche  d'un  petit  bourgeois. 


MÉCANICIENS  187 

ton  font  avancer  la  machine  à  vapeur),  terme  usuel  surtout 
parmi  les  écoliers  (d'où  les  dérivés  :  pistonnage  et  pistonner): 
«  Sans  compter  les  recommandations,  il  faut  là  aussi  (au 
concours)  des /)('s/'o/i^  »,  Réval,  Soutiennes,  p.  10. 

Tarauder,  battre,  rosser,  proprement  percer  des  écrouSj 
terme  de  mécanicien  passé,  avec  son  sens  mélaphorique,  dans 
les  parlers  provinciaux  (Anjou,  lierry,  Champagne,  etc.)  : 
«  J'ai  été  bien  taraudé  hier...  Tous  les  jours  obligé  de  la  ta- 
rauder ».  Mélénier,  Lutte,  p.  219  et  269. 

Citons  encore  le  mot  bastringue  dont  les  vicissitudes  séman- 
tiques sont  des  plus  curieuses.  C'est  primitivement  un  terme 
de  métier  dont  le  sens  et  l'origine  sont  malaisés  à  établir.  Le 
Boiste  de  1800  l'ignore,  et  pourtant  le  mot  remonte  à  la  fin 
du  XVI II*'  siè(^le  '.  Voici  les  étapes  qu'il  a  parcourues  : 

1°  Machine  à  imprimer  les  toiles  au  C}lindre.  Nom  donné 
en  1799  par  les  ouvriers  de  la  manufacture  do  toiles  peintes 
de  Jouy,  dirigée  par  Oberkampf,  à  une  nouvelle  machine 
construite  par  Sanmel  Widmer.  neveu  d'Oberkampf,  d'après 
des  modèles  anglais  :  «  M.  Oberkampf  fut  le  premier  à  cons- 
tater par  un  calcul  exact  que  le  produit  du  bastringue  (nom 
donné  par  les  ouvriers  à  la  nouvelle  machine)  représentait 
le  travail  de  42  graveurs  '  ». 

Plus  tard,  en  1810,  Widmer,  ayant  conslriiit  une  nouvelle 
machine  à  imprimer  (d'après  un  modèle  qu'il  avait  vu  à  Man- 
chester), celle  ci  fut  désignée  à  Jouy  sous  le  nom  de  bastrin- 
gue anglais^.  Son  inventeur  généralisa  le  terme  ;  il  écrit  dans 
une  lettre  datée  d'Aarau,  le  19  juillet  1809:  «  Au  bastringue 
de  Munster  j'avais  trouvé  la  racle  bien  placée...  ^.  De  là,  bas- 
tringuer,  imprimer  les  toiles  au  rouleau:  «  Les  échantillons 
que  nous  avons  vus  à  Jouy  de  toiles  bastringuées.  avec  du 
noir  et  du  blanc  dedans,  se  font  de  la  manière  la  plus  natu- 
relle ^  ». 
-  Ce  sens  technique  a  laissé  quelques  traces  isolées  : 

a.  —  Scie  en  acier  trempé  spécialement  pour  scier  le  fer, 
acception  particulière    aux    mécaniciens,    allusion    au    bruit 

1.  Le  Dictionnaire  général  le   donne  comme    tel,  mais    sans  citer  de   réfé- 
rence. 

2.  Alfred  Labouchère,   Oberkampf  (1738  1815),  Paris,  s.  d.,  p.   128.  Commu- 
nication obligeante  de  M.  Henri  Glouzot. 

3.  Idem,  ibid.,  p.   190. 

4.  Lettres  écrites  d'Alsace  par  S.  Widmer  (1788-1809),  publiées  par  S.  T.,  Mul- 
house, 1911,  p.  1 1. 

5.  Ibidem,  p.  Jl. 


188  FACTEURS    SOCIAUX 

qu'elle  fait  (Virmaître),  Terme  adopté  par  les  voleurs,  chez 
lesquels  il  désigne,  en  outre,  l'étui  contenant  des  limes,  scies, 
etc.  que  les  malfaiteurs  tenaient  caché  dans  l'anus  (Vidocq). 

/).  —  Charrette  ou  mécanique  démantibulée  (en  Anjou). 
Dans  l'Aunis,  bastringue  désigne  l'établi  qui  sert  aux  tonne- 
liers à  ajuster  les  morceaux  d'un  fond  de  futaille  (L.-E.-Meyer, 
Glossaire  de  l'Aunis,  1870,  p.  70). 

2°  Le  premier  lexicographe  qui  en  fasse  mention  est  d'Hau- 
lel,  1808,  qui  consacre  à  notre  mot  cet  article  intéressant  : 
«  Bastringue.  Nom  donné  primitivement  à  une  contredanse 
qui  a  été  longtemps  en  vogue  à  Paris.  Ce  mot  a  reçu  depuis 
une  grande  extension  :  le  peuple,  à  qui  il  a  plu,  s'en  est  em- 
paré, et  l'a  appliqué  à  des  choses  de  nature  différente.  Un 
bastringue  signifie  tantôt  un  bal  mal  composé,  tantôt  un  mau- 
vais joueur  de  violon  ;  puis,  une  maison  de  désordre,  un 
mauvais  lieu.  Un  bastringue  est  aussi  une  petite  mesure  qui 
équivaut  à  peu.  près  à  ce  que  les  buveurs  appelaient  autrefois 
un  canon,  dont  la  capacité  répondait  à  celle  d'un  verre  moyen  : 
boire  un  bastringue  signifie  donc  vulgairement  boire  un  verre 
de  vin  ». 

En  1821,  Desgranges  remarque,  à  propos  de  bastringuer, 
aller  au  bastringue:  «  Voilà  du  français  de  la  Râpée  ou  de 
la  Courlille.  Ces  mots  doivent  la  naissance  à  nos  soldats  ». 

L'acception  de  bal  de  faubourg,  déjà  indiquée  par  d'Hautel, 

est  encore  vivace  :   «  Un  petit  (narchand  de  vin  qui  avait  un 

bastringue  au  fond  de  son  arrière-boutique...  Fifine  ne  dan- 

**sait  pas  un  chahut  de  bastringue  »,  Zola,  Assommoir,  p.  78 

et  214. 

Mais  le  sens  le  plus  général  est  tapage,  vacarme:  «  Eh  ! 
zut  alors...  voilà  le  bastringue  qui  commence  »,  Courteline, 
Gaietés,  p.  44. 

Surtout,  bruit  discordant,  en  parlant  d'instruments:  mau- 
vais violon  (Boulogne),  mauvaise  fanfare  ou  orchestre  bruyant 
(Lyon),  à  côté  de  bataclan,  mobilier  (Anjou). 

Le  terme  bastringue,  primitivement   technique,  accuse  une 

provenance  provinciale  allemande,  probablement  alsacienne  S 

'comme  le  montrent  les  variantes  wabstringue,  wastringle  ^, 

1.  Le  Dii'lionnaire  des  patois  alsaciens  de  Martin  et  Lienhardt  (Strasbourg, 
1899-1907)  semble  pourtant  i.enorer  ce  vocable  technique. 

2.  Variantes  données  par  les  Albums  d^outils  (cités  dans  la  dissertation  de 
Gade,  Handwerksnamen  im  FranzÔsisften,  Kiel,  1898,  p.  62). 


MÉCANICIENS  189 

avec  le  sens- de  racloir  ou  rabot  servant  à  racler  des  surfaces 
étroites. 

Un  des  termes  les  plus  récents  qu'on  doit  aux  mécaniciens 
est  bécane,  qui  a  successivement  désigné  : 

1*^  Machine  à  vapeur,  surtout  mauvaise  («  rafist(jlée  par 
les  Auvergnats  de  la  rue  de  Lapp,  qui  marche  comme  une 
montre  réparée  par  un  charron  »,  Virmaître),  locomotive  dé- 
modée qui  fait  le  service  dans  les  gares:  «  11  dit  que  c'est 
vexant  de  conduire  une  bécane  »,  Poulot,  p.  88  ^ 

2^  Bicyclette:  «  Allons-nous  faire  un  lourde  bécane  f  »  (Vir- 
maître). 

C'est  un  emprunt  provincial  apporté  à  Paris  par  un  des  ou- 
vriers immigrants  qui  venaient  de  l'Ouest  :  dans  l'Anjou  bécane, 
parallèle  à  bécotte,  est  le  nom  de  la  chevrette  (cf.  Poitou, 
bèqae,  chèvre,  et  Yonne,  bicane,  vieille  bique).  On  sait  qu'en 
français,  chèvre  désigne  métaphoriquement  diverses  machines 
à  levier  ainsi  que  différents  genres  de  supports  ou  d'appuis 
à  bascule. 

Ces,  images  se  trouvent  à  la  base  de  nos  appellations  :  la  ma- 
chine à  vapeur  ou  locomotive  est  portée  par  un  grand  cadre 
ou  châssis  reposant  sur  deux  ou  trois  paires  de  roues;  la  bi- 
cyclette, à  son  tour,  n'est  qu'un  siège  à  deux  roues  qu'on  fait 
mouvoir  en  appuyant  sur  une  pédale. 

On  verra  ailleurs  que  les  ouvriers  de  toute  catégorie  ont 
joué  un  rôle  important  dans  l'importation  des  provincialismes 
à  Paris,  où  ils  viennent  constamment  faire  un  stage  profes- 
sionnel plus  ou  moins  long. 

1.  Cf.  A.  Daudet,  Jacques,  p.  302  :  «  Ils  [les  ouvriers  en  ferj  ne  parlaient 
pas  comme  tout  le  monde,  se  servaient  entre  eux  d'une  espèce  de  jargon  qvie 
l'enfant  "trouvait  bas  et  laid.  Une  machine  s'appelait  une  bécane,  les  chefs 
d'atelier  des  contrecoups,  les  mauvais  ouvriers  de  la  chouflique  ». 


II 

IMPRIMEURS 


Leur  vocabulaire  technique  a  déjà  appelé  rallenlion  des 
lexicograpljes  du  xviii®  siècle.  Philibert  le  Roux  et  le  Trévoux 
(1752)  en  citent  des  exemples  ;  et  à  la  fin  du  même  siècle,  le 
libraire-imprimeur  François  Momoro  en  donne  le  premier  re- 
cueil par  ordre  alphabétique  dans  son  Traité  élémentaire  de 
V imprimerie,  publié  en  1793.  Au  début  du  xix''  siècle,  d'Hau- 
tel  lui' consacre  plusieurs  articles  de  son  Dictionnaire,  et,  de 
nos  jours,  on  en  a  publié  des  recueils  spéciaux  '.  Nous  en 
tiendrons  compte  pour  démêler  les  éléments  constitutifs  de 
ce  langage  spécial. 

1.  —  Vieux  mots. 

L'argot  des  imprimeurs  a  conservé  nombre  d'archaïsmes  : 

Caristade^  secours  en  argent  que  l'on  donne  aux  passants 
(Boutmy),  c'est-à-dire  charité,  aumône,  sens  donné  déjà  par 
Richelet  qui  ajoute  :  «  il  ne  se  dit  qu'en  riant  »  (en  faisant 
venir  le  mot  de  l'esp.  caridad). 

Le  mot  représente  un  croisement  du  langufïdocien  caristat, 
aumône,  et  d'estrade.  C'est  primitivement  un  terme  de  gueux, 
encore  vivace,  avec  des  acceptions  spéciales,  dans  les  parlers 
provinciaux  :  Yonne,  caristade,  aumône  et  mauvaise  farce  ; 
Anjou  et  Maine,  courir  (a  calistrade,  vagabonder,  courir  le 
guilledou  ;  à  Rennes,  chercher  la  calistrade,  se  dit  d'un  pi- 
que-assiette qui  se  présente  dans  les  maisons  à  l'heure  des 
repas  (Coulabin). 

Chèrre,  mauvaise  humeur-  :  «  Bœuf,  exprime  une  colère  plus 
accentuée  que  chèore  »  (Boutmy).  La  locution  gober  la  chèiv^e, 
se  mettre  en  colère  (Boutmy),  répond  à  l'expression  synonyme 
prendre  la  chèore.  qu'on  lit  fréquemment  dans  les  Satires  de 

1.  Eugène  Boutiny,  Dictionnaire  de  la  langue  verte  typographique,  Paris,  1878. 

2.  A  côté  de  chevrotin,  irascible  (Boutiny).  Cf.  d'Haitel  :  «  Chevroiin,  liomme 
qui  prnnd  facilement  la  chèvre,  qui  n'entend  pas  le  badinage.  Terme  typo- 
graphique ». 


IMPRIMEURS  191 

Régnier  :  «  Prendre  la  chèvre,  bouder,  se  fâcher.  Cette  ex- 
pression, autrefois  comique,  n'est  plus  maintenant  en  usage 
que  parmi  les  imprimeurs  où  elle  a  conservé  son  acception 
primitive.  Ainsi  en  terme  typographique,  gober  une  Oon/ie 
c/ièore,  signifie  être  très  en  colère,  se  fâcher  sérieusement  » 
(d'Hautel). 

Michaut,  somme  :  faire  un  michaut,  dormir  un  somme 
(Routmy)  :  «  Michaut,  terme  d'imprimerie  qui  se  dit  ironique- 
ment aux  compagnons  lorqu'ils  sont  accablés  de  sommeil  » 
(Tréooux).  —  «  Avoir  michaut,  avoir  envie  de  dormir  ;  faire 
son  tnicliaut,  dormir  un  somme»  (d'Hautel). 

Le  même  nom,  au  xvi^  siècle,  servait  à  désigner  la  tête, 
appellation  facétieuse  vulgaire  qu'on  lit  dans  un  traité  de  mé- 
decine populaire  de  l'époque  «  Pour  le  mal  de  teste  »  : 

Pour  le  guarir  prendre  vous  fault 

De  bon  vin  sans  faire  la  beste 

Et  l'avaliez,  soit  froid  ou  chaut  ; 

Puis  vous  couchez  le  cul  en  haut, 

Et  que  la  teste  pende  en  bas  : 

Ainsi  sera  guary  michaut  i.  - 

Le  mot  est  identique  à  Michaut,  nom  propre  d'homme,  ap- 
pliqué plaisamment  à  cette  partie  du  corps. 

Parangonner,  âUgnor  ensemble  des  caractères  d'imprimerie 
de  ft)rce  différente,  proprement  les  mettre  en  comparaison, 
sens  ancien  du  mot  :  se  parangonner,  se  consolider  en  s'ap- 
puyant,  s'arranger  de  façon  à  ne  pas  tomber  lorsqu'on  se  sent 
peu  solide  sur  ses  jambes  (Boulmy). 

Retiration,  action  d'imprimer  le  second  côté  d'une  fouille,' 
terme  qui  remonte,  avec  ce  sens  technique,  au  xvi*^  siècle  {v. 
Dict.  général)  :  Etre  en  retiration  désigne  l'état  de  l'ouvrier 
typographe  qui  commence  à  vieillir  et  qui  trouve  difficilement 
de  l'ouvrage  (Virmaître). 

Trie,  signe  que  se  font  entre  eux  les  ouvriers  typographes 
pour  s'esquiver  de  l'atelier  et  aller  chez  le  marchand  de  vin  : 
faire  le  ^/'tc,  déserter  à  un  signal  donné  l'atelier,  pour  aller 
prendre  des  forces  chez  le  marchand  de  vin  (Rigaud).  Le  mot 
est  donné  par  le  Trévoux  (1752)  :  «  Trie,  espèce  de  terme  d'ar- 
got. C'est  un  mot  inventé  par  les  compagnons  imprimeurs 
qui  leur  sert  de  signal  pour  quitter  leur  ouvrage  et  aller 
faire  la  débauche  ».  Le  règlement  de  l'imprimerie  de  1618  dé- 

1.  La  vraye  Médecine  qui  giiarit  de  tous  maux,  Rouen,  1602,  p.  5. 


192  FACTEURS    SOCIAUX 

fend  déjà  le  trie  dans  son   article  34  (v.  Fr. -Michel,  p.  407). 
Le  mot  signifie  réunion,  triage,  avec  ce  dernier  sens  en- 
core vivace  dans  le  langage  des  chiffonniers  et  dans  les  patois 
du  Centre. 

2.  —  Termes  de  jargon. 

Ce  qui  distingue  l'argot  moderne  des  typos,  ce  sont  les 
nombreux  éléments  qu'il  a  tirés  du  jargon  et  auquel  il  a 
souvent  su  imprimer  un  cachet  particulier  :  Barboter,  voler 
des  sortes  ;  casquer,  payer  plus  souvent  qu'à  son  tour  ;  s'enquil- 
1er,  être  embauché  ;  gail.  cheval  ;  morasse,  épreuve  faite  à  la 
brosse  d'une  page  de  journal  ;  planquer,  cacher  des  sortes, 
etc. 

En  revanche,  c'est  du  langage  des  imprimeurs  que  dérive 
le  terme  jargonnesque  marron,  en  flagrant  délit  de  vol, 
qu'on  lit  pour  la  première  fois  chez  Vidocq  (1837).  Marron 
désignait  l'ouvrier  typographe  qui  travaillait  clandestiuement 
ainsi  que  le  libelle  ou  l'ouvrage  publié  sans  permission  (sens 
déjà  donné  par  le  Trévoux  de  1752)  ;  aujourd'hui,  le  mot  dé- 
signe l'ouvrier  compositeur  travaillant  pour  son  propre 
compte  chez  un  maître  imprimeur  (Boutmy). 

3.  —  Formes  vulgaires. 

Les  formes  vulgaires  sont  peu  nombreuses,  mais  caractéris- 
tiques : 

Batiau,  projet,  provision  de  sortes,  prononciation  vulgaire 
de  bateau,  c'est-à-dire  galée.  Parler  batiau,  c'est  parler  des 
choses  de  sa  profession,  c'est-à-dire,  pour  les  typographes,  des 
choses  de  l'imprimerie  ;  jour  de  batiau,  celui  où  le  composi- 
teur fait  son  bordereau  et  arrête  son  compte  do  la  semaine 
ou  de  la  quinzaine  (Boutmy). 

D'Hautel  consacre  au  mot  cet  article  intéressant  :  «  Batiau. 
Terme  consacré  parmi  les  imprimeurs  et  qui  signifie  gain, 
profit,  bonne  affaire,  avantage  que  l'on  retire  d'une  chose  sur 
laquelle  on  faisait  fonds  ;  J'aire  son  batiau,  calculer  une  af- 
faire de  manière  à  y  trouver  son  compte...  Dans  l'imprimerie, 
les  compositeurs  appellent /ea;7^e  de  batiau,  celle  sur  laquelle 
ils  n'ont  fait  que  quelques  pages...;  batioter,  comploter  dans 
l'atelier  où  l'on  est  employé  ;  batioteur,  ouvrier  intrigant, 
batiotage.  cabale  d'ouvriers  contre  le  maître  ». 


IMPRIMEURS  193 

Plau,  conte,  menterie,  et  piausser,  dire  des  piaux,  mentir 
(Boutmy),  proprement  peau,  c'est-à-dire  rien  (cf.  l'expression 
négative  \di  peau!)  :  «  Piau,  terme  d'imprimerie  dont  on  se 
sert  pour  dire  que  quelqu'un  dit  un  mensonge;  on  dit  aussi 
conter  sa  pian,  pour  dire  qu'on  cause  plutôt  que  de  travail- 
ler »,  Momoro  (1793). 

4.  —  Vocables  facétieux. 

Ajoutons  les  appellations  plaisantes  : 

Barbe,  ivresse,  passion  du  vin  chez  les  ouvriers  imprimeurs  : 
«  Les  lundis,  mardis,  mercredis  de  chaque  semaine,  outre  les 
dimanches,  sont  les  jours  consacrés  h.  prendre  la  barbe,  c'est- 
à  dire  se  griser,  se  soûler  (avoir  la  barbe,  êlre  complètement 
ivre).  Lorsque  quelqu'un  tient  des  discours  déraisonnables,  ou 
fait  des  propos  ridicules,  on  lui  demande  s'il  a  la  barbe.  Tou- 
tes ces  locutions  ne  sont  usitées  que  parmi  les  imprimeurs. 
—  S'embarber.  prendre  la  barbe.  Terme  bacchico-lypogra- 
phique  qui  signifie  faire  débauche  de  vin,  se  griser  à  perdre 
la  raison  »,  dTIautel,  1808. 

Au^xviii*'  siècle,  cette  expression  facétieuse  avait  une  appli- 
cation plus  générale,  comme  le  témoigne  Philibert  le  Roux  : 
«  Barbe  fleurie  signifie  Bacchus.  le  dieu  du  vin,  quelquefois 
aussi  un  buveur  à  rouge  trogne,  qui,  à  force  de  boire,  a  la 
face  fleurie  et  enluminée.  —  Un  homme  enibarbé,  dans  le 
style  populaire,  signifie  un  homme  ivre,  imbu  de  vin  ». 

D'ailleurs,  la  réputation  des  imprimeurs  comme  bons  bibe- 
rons a  laissé  une  autre  trace  :  c'est  soulographie,  ivresse  com- 
plète :  «  Si  je  donne  les  dix  francs  aux  ouvriers.  Monsieur,  ils 
feront  de  la  soûl  ogr  api  de.  et  adieu  votre  typographie,  plus  de 
journal  »,  Balzac,  Un  grand  homme  de  province  à  Paris, 
ch.  XVII. 

Cette  expression^  est  devenue  d'un  usage  général  :  «  11  y  a 
bien  deux  ans  qu'il  n'-a  pris  son  poteau  télégraphique...  sour- 
lographie  complète...  »,  Poulot,  p.  54.  —  «  On  liche  d'abord 
sans  trop  se  causer,  en  silence;  puis  en  s'épaississant,  les  lan- 
gues se  dégourdissent,  la  soulographie  monte...  »,  Almanach 
du  Père  Peinard,  1894,  p.  40. 

Loup,  dette  criarde  :  faire  un  loup,  c'est  prendre  à  crédit, 

1.  «Alors  Gervaise  eut  un  soupir  de  soulagement,  heureuse  de  le  savoir 
enfoui  en  repos,  cuvant  sa  soulographie  sur  deux  bons  matelas  »,  Zola,  As- 
sommoir, p.  157.  —  Le  mot  se  lit  déjà  dans  le  Vocabulaire  de  Vidocq  (1837). 

13 


194  FACTEURS    SOCIAUX 

principalement  chez  le  marchand  de  vin  (Boutmy).  Ce  sens  est 
déjà  donné  par  d'HauLel  :  «  Faire  un  loup  ou  des  loups.  Jar- 
gon typographique,  qui  signifie  faire  des  dettes  criardes,  de- 
vant au  marchand  do  vin,  au  boucher,  au  boulanger,  a  la 
fruitière,  etc.  C'est  surtout  pour  les  marchands  de  vin  que  les 
loups  sont  les  plus  redoutables  ». 

Ours,  imprimeur  à  la  presse  «  à  cause  de  la  rusticité,  de  la 
grossièreté  que  l'on  impute  à  la  plupart  de  ces  ouvriers.  Ce 
sens  donné  par  Richelet  est  vieilli  :  le  mot  signifie  aujour- 
d'hui bavardage  ennuyeux  »  (Boutmy). 

Singe,  ouvrier  compositeur  (Virmaître)  :  «  C'est  le  nom  que 
les  imprimeurs  à  la  presse  donnent  aux  compositeurs  qui  ne 
font  pour  ainsi-dire  que  copier  les  manuscrits  et  (ceux-ci)  pour 
se  venger  de  ces  derniers,  les  appellent  ours  »  (d'Hautel). 

Symbole,  crédit  :  avoir,  demander  symbole  (Boutmy),  mot 
déjà  donné  par  d'Hautel:  «  Dans  le  jargon  typographique,  ce 
mot  équivaut  à  crédit  ».  C'est  une  application  burlesque  du 
symbole  des  Apôtres,  analogue  au  credo,  crédit,  sens  qu'on 
lit  déjà  dans  Rutebeuf  et  qui  est  encore  vivace  dans  le  par- 
ler vulgaire. 

5.  —  Termes  généralisés. 

Certaines  expressions  figurées  des  typos  n'ont  pas  franchi 
la  sphère  professionnelle;  telle  démonter  ses  balles  :  «  Expres- 
sion technique;  au  propre,  l'action  que  font  les  imprimeurs 
en  détachant  les  cuirs  cloués  au  bois  des  balles  ;  au  figuré,  et 
parmi  les  ouvriers  de  cette  profession,  cette  phrase  signifie 
s'en  aller  en  langueur,  dépérir  à  vue  d'œil,  approcher  du 
terme  de  sa  carrière  »  (d'Hautel). 

D'autres  termes  ont,  par  contre,  trouvé  une  application  plus 
générale  : 

Bloquer,  remplacer  provisoirement  un  signe  typographique 
par  un  bloc,  d'où,  par  extension,  manquer,  faire  défaut,  fail- 
lir ;  bloquer  le  mastroquet,  c'est  ne  pas  payer  le  marchand 
de  vin.  Ce  double  sens  se  lit  chez  d'Hautel  :  «  Bloquer,  au  pro- 
pre, terme  d'imprimerie,  suppléer  à  une  lettre  manquante  par 
une  autre  lettre  que  l'on  renverse  ;  au  figuré,  oublier  quel- 
qu'un dans  une  distribution  où  il  avait  droit  :  on  Va  bloqué, 
on  a  pris  sa  part,  on  l'a  totalement  oublié  ». 

Carton,  dans  la  locution  de  carton,  de  peu  de  valeur  : 
correcteur,   compositeur  de  carton,  inhabile,  qui  ne   connaît 


IMPRIMEURS  195 

pas  son  métier;  de  là,  de  mauvaise  qualité  ou  condition  :  mi- 
che de  carton,  amant  de  passage  qui  esquive  à  payer;  être 
carton,  revenir  sans  argent,  en  parlant  des  filles  (Bruant, 
Rue,  t.  II,  p.  92). 

Le  dérivé  se  décartonner,  s'affaiblir,  devenir  poitrinaire, 
est  une  image  tirée  des  relieurs  :  «  Quoi  donc  que  t'as,  ma 
vieille  ?  Ça  va  pas  ?  On  dirait  que  tu  te  décartonnes  »  (cité 
dans  Bruant,  Dict.,  p.  loi). 

Cran,  encoche  faite  à  la  lettre  pour  en  distinguer  le  sens, 
est  devenu  l'expression  de  la  mauvaise  humeur  ;  avoir  son 
cran,  être  en  colère  (Boutmy),  aussi  être  à  cran,  même  sens  : 
«  On  ne  sait  vraiment  comment  la  contenter,  elle  est  toujours 
à  cran;  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  elle  rogne  »,  Bercy, 
XV F  lettre,  p.  5. 

L'ouvrier  compositeur  est  toujours  grognon  :  le  gourgous- 
seur  est  un  type  bien  connu  dans  les  imprimeries.  De  là  plu- 
sieurs synonymes  typographiques  pour  exprimer  le  crescendo 
de  la  mauvaise  humeur  :  Avoir  son  bœuj,  gober  sa  chèvre, 
avoir  son  cran,  et  gourgousser,  ce  dernier  exprimant  le  de- 
gré le  plus  élevé  :  «  se  répandre  en  récriminations  de  toutes 
sortes  et  à  propos  de  tout  »  (Boutmy).  C'est  un  emprunt  pro- 
vincial :  dans  le  Bas-Maine,  (/ow/'^owsse/'  signifie  gronder  sour- 
dement comme  une  marmite  qui  bout  (en  Anjou  faire  enten- 
dre des  glouglous  ;  en  Picardie  :  commencer  à  bouillir). 

Marque-mal,  homme  de  mauvaise  mine,  proprement  nom 
du  receveur  des  feuilles  à  la  machine  (Bruant,  Route,  p.  52). 
Mèche,  travail  :  demander  mèche,  offrir  ses  services  dajis 
une  imprimerie.  Voici  ce  qu'en  dit  d'Hautel  :  «  Mèche,  en  terme 
de  typographe,  lorsque  les  ouvriers  viennent  à  proposer  leur 
service  au  prote  de  l'imprimerie,  ils  demandent  s'il  y  a  mè- 
che, c'est-à-dire  si  l'on  peut  les  occuper.  Les  compositeurs  de- 
mandent s'il  y  a  mèche  pour  la  case,  et  les  pressiers,  s'il  y  a 
mèche  pour  la  presse  ». 

Le  travail  est  ici  assimilé  à  la  mèche  d'une  chandelle, 
d'une  lampe,  c'est-à-dire  à  la  matière  qui  les  alimente;  de 
là,  la  locution  populaire,  il  n'y  a  pas  mèche,  il  n'y  a  pas 
moyen,  l'une  et  l'autre  expression  généralisées  dans  le  bas- 
langage  : 

1°  Chez  les  ouvriers  en  général  :  «  Y  a-.t-il  mèche?  y  a-t-il 
moyen  ?  —  Il  y  a  pas  mèche.  Beaucoup  d'ouvriers,  quand  ils 
demandent  à  un  patron  s'il  a  de  l'ouvrage  à  leur  donner,  di- 


196  FACTEURS    SOCIAUX 

sent  :  y-a-t-il  mèche  f  »  (Rig-aud).  —  «  Peux-tu  me  faire  tra- 
vailler chez  toi  ?  —  Il  n'y  a  pas  mèche,  il  n'y  a  pas  d'ouvrage  » 
(Rossignol). 

2"  En  dehors  du  monde  ouvrier  :  «  Y  a-t-il  mèche  d'aller  au 
théâtre  à  l'œil  ?  —  Non,  il  n'y  a  pas  mèche.  —  Prête-moi  un 
louis?  —  11  n'y  a  pas  mèche,  je  n'ai  pas  le  sou  »  (Rossignol). 

Saint-Jean,  ensemble  des  outils  d'un  compositeur  ;  prendre 
son  saint-Jean,  quitter  l'atelier  (Saint- Jean-Porte-Latine  est 
le  patron  des  imprimeurs)  :  «  On  appelle  saint-Jean  les  outils 
d'un  imprimeur  »  (d'Hautel,  1808).  Ce  terme  est  devenu  syno- 
nyme de  saint-frusquin  (Rig-aud). 

Sorte,  mystification,  histoire  drôle  et  interminable,  propre- 
ment tout  le  stock  des  lettres  d'un  même  caractère,  d'une 
même  sorte  :  «  Conter  une  sorte,  c'est  narrer  une  histoire  im- 
possible, interminable,  cocasse  et  que  tout  le  monde  raconte  à 
peu  près  dans  les  mêmes  termes  »  (Boutmy). 

Ce  sens  est  déjà  donné  pai*  d'Hautel  :  «  Sorte,  plaisanterie, 
conte  fait  à  plaisir  ;  c^est  une  sorte,  une  bonne  sorte,  un  conte 
en  l'air  ». 

Terme  généralisé  dans  le  bas-langage  :  «  Les  galonnés  lui 
faisaient  des  sortes,  asticotant  les  pousse-cailloux  pour  qu'ils 
se  payent  sa  tête,  »  Père  Peinard,  13  mars,  1892. 

Voilà  les  éléments  constitutifs  de  ce  curieux  langage  des 
typos.  dont  l'influence  restreinte  ne  méritait  pas  moins  d'être 
retenue  dans  cette  revue  d'ensemble  des  sources  techniques 
du  vulgaire  parisien. 


III 

CORDONNIERS 


Parmi  les  conipag-nons  cordonniers  nommés  dans  les  statuts 
de  la  communauté,  approuvés  et  confirmés  par  lettres  paten- 
tes en  1573,  on  trouve  le  Carcassonnais,  dit  le  Pontif.  Ce  so- 
briquet se  généralisa  ensuite  pour  un  mauvais  cordonnier, 
pour  un  savetier  (d'Hautel),  aujourd'hui  maître-cordonnier. 
Celte  appellation  plaisante,  qui  fait  allusion  à  son  tablier  de 
cuir  professionnel,  trouve  ses  pendants  dans  plusieurs  autres 
surnoms  tels  que  : 

Gniaf,  forme  réduite  de  gnafre  («  cordonnier  en  vieux,  »  à 
Lyon),  proprement  goinfre,  le  gnafron,  ou  glouton,  étant  le 
compère  du  guignol  dans  les  marionnettes  lyonnaises  :  cf. 
d'une  part,  le  prov.  gnaflâ.  bâfrer,  et  d'autre  part,  le  picard 
gnafrée,  grande  quantité  d'aliments,  soupe,  ragoût,  etc.  (Jou- 
ancourt).  Ce  sont  là  des  formations  onomatopéiques,  comme 
le  montre  cette  chanson  populaire  (E.  Rolland,  t.  I.  p.  167)  : 

Une  jeune  fille,  dans  un  vert  pré, 

Par  accident  a  déchiré  : 

Elle  a  déchiré  son  gnouff^-gnouffe, 

Et  son  gnaff-gnaff. 

Et  son  soulier. 

Voici  deux  citations  :  «  Les  hoquets  d'un  gnaff  abruti  par 
l'eau-de-vie  poivrée  ».  Cuisin,  Les  Cabarets,  1821,  p.  4.  — 
«  Ceux  qu'y  disent  qu'il  n'y  a  rien  à  faire,  c'est  des  gniaf  s  !  » 
Rosny,  Rues,  p.  303. 

Le  terme  est  moderne  '  et  d'origine  provinciale  ;  on  le  lit  pour 

1.  Littré  cite,  d'après  Lacurne,  un  texte  du  xiii»  siècle,  oîi  la  leçon  gnaf 
n'est  nullement  certaine  (elle  y  alterne  avec  gnif,  gnouf,  gnauf)  et  dont  le 
sens  est  obscur.  Wilfried  Challemel,  dans  sa  brochure  Tailleurs  et  cordon- 
niers de  Domfronl  (1691),  Flers-de-1'Orne,  1909,  p.  10,  note,  prétend  que  «  le 
gniaf  é\,a.\i  dans  l'argot  du  temps  (1G91)  l'ouvrier  cordonnier,  et  le  pignouf, 
l'apprenti  o.  L'auteur  n'appuie  cette  assertion  d'aucune  preuve  documen- 
taire. Quant  à  l'expansion  du  mot,  dans  les  parlers  provinciaux,  voir  Chr. 
Thorn,  «  Quelques  dénominations  du  cordonnier  en  français,  étude  de  géogra- 
phie linguistique  »  {Aic/iiv  fur  das  Studium  der  neuern  Sprachen,  t.  CXXIX, 
1912,  p.   130  suiv.). 


198  FACTEURS    SOCIAUX 

la    première   fois  chez  d'Hautel  :    «  Gnaf,  sobriquet  que  l'on 
donne  à  un  savetier  ». 

Le  sens  primordial  de  «  goinfre  »  se  retrouve  dans  les  ap- 
pellations parallèles  : 

Bouif,  bouiffe^  nom  plaisant  donné  au  cordonnier  ou  au  sa- 
vetier, à  Paris  et  dans  les  provinces  (Berry,  Maine,  etc)  :  en 
Anjou,  on  dit  bouif  ei  bouifre,  et  cette  dernière  forme  est  la 
primitive  (dérivée  d'un  verbe  boutfrer,  croisement  des  syno- 
nymes bouffer  et  bâfrer)  !  «  Comment,  toi.  bouif...  tu  ne 
connaissais  pas  la  savate?  »  Descaves,  Sous-ojfs,  p.  76.  — 
«  Rapetasseur  de  savates  si  vous  préférez,  gnouf  ou  mieux 
bouijfe  ».  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  33. 

Galifard,  cordonnier  (Rigaud),  proprement  glouton,  terine 
provincial  :  «  Il  a  mangé  comme  un  galifard  ;  il  faut  dire, 
selon  les  circonstances,  il  a  mangé  comme  un  glouton,  comme 
un  gouliafre.  comme  un  ogre  »,  (Mulson),  Langres,  1822. 

Le  correspondant  français,  sabrenas  ou  sabrenaud.  égale- 
ment d'origine  dialectale*,  semble  représenter  la  même  épi- 
ihôte.  Oudin  (16i2)  donne  sabre,  savetier,  et,  en  Dauphiné, 
sabourin,  désigne  le  cordonnier  (cf.  sabourd.  savourer). 

D'autres  sobriquets  ont  comme  point  de  départ  le  trait  com- 
mun —  la  saleté  —  entre  le  chiffonnier  et  le  savetier  (biffîn 
désigne  l'un  et  l'autre).  L'appellation  suivante  s'y  i;attache  : 
Pignouf,  nom  de  l'apprenti  cordonnier,  ensuite  lourdeau, 
rustre.  Le  mot  représente  un  croisement  de  pignou,  chiffon- 
nier ^  (dans  le  Berry),  et  gnouf,  forme  parallèle  à  gnaf.  Le 
sens  figuré  de  «  pleutre,  goujat  »  est  populaire  :  «  Et  dire  que 
ce  méchant  populo  n'en  veut  rien  savoir  !  Vrai  c'est  pignouf 
de  sa  part  »,  Père  Peinard,  3  mars,*1889,  p.  2. 

En  français,  pignouf  désigne  l'homme  à  l'esprit  étroit  et 
mesquin  :  «  Le  haut  du  pavé  appartient  aux  gniafs,  aux  pi- 
gnoufs  »,  Concourt,  Journal.  2  octobre  1864.  —  «  11  paraît  que 
tu  étudies  le  pignouf;  moi,  je  le  fuis,  je  le  connais  trop,  Ce 
mot  pignouf  a  sa  profondeur  ;  il  a  été  créé  par  les  bourgeois 
exclusivement,  n'est-ce  pas  ?  »  Lettres  de  Georges  Sand  à 
Flaubert^,  17  janvier  18(59.  —  «  Je  passerai  pour  un  pignouf 

1.  Chabrenas  et  chahrenaut,  savetier,  se  trouvent  dès  1630  dans  la  Muse 
Normande  de  David  Ferrand,  et  la  forme  .correspondante  parisienne  dans 
l'Agréable  Conférence  do  1059  (éd.  Rosset,  p.  13)  :  i  Guillot  le  sabrenaiit  ». 

i.  A.  Genève,  pignouf  es.i  l'appellation  dérisoire  du  pioupiou,  du  soldat  du 
centre  dans  la  réserve  (cf.  biffin,  cliifïonnier,  savetier  et  fantassin). 

3.  Celui-ci   écrit   à  son  tour  le   il  oct.  1870   (Correspondance,  t.  IV,  p.  46) 
ï  La  France  va  suivre  l'Espagne  et  l'Italie  et  le  pignou flisme  commence  ». 


CORDONNIERS  199 

aux  yeux  de  Christine  »,  Theuriet,  Tante  Aurélie,  p.  128. 
Rappelons  que  certaines  appellations,  données  aux  savetiers, 
chouflique  et  c/ioumaque,  sont  allemandes,  cette  profession 
étant  souvent  et  depuis  longtemps  exercée  chez  nous  par  des 
gens  de  cette  nation.  Dans  une  ancienne  farce,  le  savetier  porte 
le  nom  de  lancement,  c'est-à-dire  Landsmann,  compatriote 
allemand  {Ancien  Théâtre,  t.  I,  p.  226)  : 

Et  puis  il  faut  au  lancement 

De  l'argent,  pour  mes  carreleures... 

Citons  maintenant  quelques  termes  de  métier  plus  ou  moins 
généralisés  : 

Astiquer,  polir,  lisser  les  semelles  des  souliers  à  l'aide  de 
Vastic ;  de  là,  nettoyer,  vernir  le  fourniment  militaire.  Terme 
de  cordonnier  étendu  à  l'ensemble  de  l'uniforme  de  l'arme- 
ment :  un  soldat  bien  astiqué,  et.  plaisamment,  un  bourgeois 
bien  astiqué,  dont  la  mise  est  soignée. 

Baquet  de  science,  appellation  ironique  pour  baquet  où  les 
cordonniers  mettent  tremper  les  vieux  cuirs,  les  vieilles  chaus- 
sures ;  baquet  d'eau,  dans  le  langage  des  ouvriers  :  «  Si  tu  ne 
veux  pas  marcher  mieux  que  ça,  je  te  f...  dans  un  baquet  de 
science.  »  Poulot,  p.  181. 

Botter,  aller  au  pied,  à  la  jambe,  d'où,  figurément,  conve- 
nir, plaire  :  «  Si  cette  idée  botte  les  aminches,  qu'ils  me  la  fas- 
sent savoir  »,  Père  Peinard,  30  juin,  p.  5.  —  «  De  ne  rien 
faire,  c'est  justement  ce  qui  me  botte  »,  Rosny,  Marthe, 
p.  172. 

On  disait  chausser,  avec  la  même  acception  métaphorique  : 
((  Je  ne  chausse  pas  à  son  point,  c'est-à-dire  je  ne  suis  pas  de 
mesme  humeur,  de  mesme  volonté,  de  mesme  nature  »,  Ou- 
din,  Curiosités,  1640. 

Ma?iique,  pièce  de  cuir  qui  protège  la  main  du  cordonnier, 
du  savetier  :  tii'er  la  manique,  faire  le  métier  de  cordonnier  ; 
c'est  un  homme  de  la  manique,  c'est  un  cordonnier,  un  save- 
tier. De  là  : 

1°  Métier  de  cordonnier  :  «  Sur  quoi  bavasser  à  deux  bouif- 
fes  qu'on  étaient...  Pardine,  on  a  parlé  manique,  »  Père  Pei- 
nard, 0  juillet.  1891. 

2"  Profession,  en  général  :  «  Il  (l'ouvrier  sublime)  parle  ma- 
nique du  matin  au  soir  »,  Poulot,  p.  97. 


200  FACTEURS    SOCIAUX 

3°  Moyen,  procédé  :  savoir  la  manique,  savoir  s'y  prendre  \: 
a  Je  ne  savais  pas  comment  m'y  prendre  pour  atteler  un  che- 
val, mais  maintenant  je  connais  la  manique  »,  Delboulle,  i886. 

Un  exemple  curieux  de  généralisation  sémantique  nous  est 
offert  par  rehouiser,  terme  dérivant  de  la  même  sphère  tech- 
nique. En  voici  les  étapes  intermédiaires  : 

Les  cordonniers  polissaient  la  semelle  avec  un  brunissoir 
de  buis,  le  bouis,  pour  la  rendre  plus  luisante  :  de  là  donner 
le  bouis,  faire  valoir,  que  Philibert  Le  Roux  définit  :  «  Manière 
de  parler  parisienne  qui  signifie  donner  le  bon  air  à  quelque 
chose,  donner  un  œil  aisé,  agréable  ;  signifie  aussi  donner  un 
beau  tour  à  un  discours,  dorer  la  pilule  ». 

Citons  ces  deux  témoignages  de  l'époque  :  «  C'est  z'un  ten- 
dre amant  qui  a  fait  jouer  ste  machine  pour  donner  le  bouis  à 
mon  cher  père  »,  Théâtre  des  boulevards,  t,  I,  p.  99.  — 
«  Faut  que  son  père  et  sa  mère  lui  ayons  ben  donné  le  bouis 
quand  ils  l'avons  faite  »,  Pacquet  des  mouchoirs,  1750,  p.  23. 

C'est  surtout  le  composé  rebouiser  qui  a  subi  de  forts  chan- 
gements sémantiques.  Le  sens  initial  en  est  donner  le  bouis, 
la  façon,  le  vernis,  d'où  : 

1°  Réparer  de  vieux  souliers  ;  de  là  ribouis,  vieux  soulier 
(et  savetier)  :  «  T'as  rien  à  toi  sur  le  dos,  pas  seulement  tes 
ribouis  ».  Méténier,  Lutte,  p.  194.  —  «  Le  ribouis  n'est  pas  tout 
à  fait  un  savetier,  c'est  plus  ou  moins  :  c'est  le  fabricant  de 
dix-huit,  soulier  redevenu  nœuf  »,  Privât  d'Anglemont,  p.  155. 

2°  Nettoyer  et  lustrer  un  chapeau  (Littré). 

Les  sens  figurés  sont  nombreux  (tromper,  rabrouer,  etc.) 
dans  le  poissard  du  xviii"  siècle  -,  mais  ils  n'ont  laissé  que 
cette  acception  dans  le  bas-langage  parisien  :  regarder,  con- 
sidérer attentivement  :  «  Rebouiser.  Regarder  quelqu'un  de- 
puis la  tète  jusqu'aux  pieds,  l'examiner  d'une  manière  affec- 
tée et  de  mauvais  dessein  »  (d'IIautel). 

Certains  sens  poissards  du  verbe  sont  encore  vivaces  dans 
quelques  parlers  provinciaux  ;  en  Anjou,  rebouiser  signifie 
contrecarrer,  reprendre,  redresser  (Verrier  et  Onillon);  à 
Troycs,  rebouiser,  c'est  réprimander  sèchement  (Mulson). 

Ajoutons  que  la  forme  ribouis,  vieux  soulier  (qui  remonte  à  re- 

1.  Cf.  Philibert  Le  Roux  :  «i  On  dit  d'un  homme  adroit  qu'î7  entend  la  tua- 
nique  >. 

-.  Voir,  pour  ces  sens  poissards,  Ch.  Nisard,  Parisianismes,  p.  3i  à  37. 


CORDONNIERS  201 

boais)a.  produit  analogiquement  les  deux  synonymes  suivants  : 
Ripatin,  soulier  grand  et  large  {patin,  soulier  à  semelle  de 
bois),  à  côté  de  ripaton,  vieux  soulier  ',  et,  plaisamment,  pied, 
jambe  (jouer  des  ripatons,  décamper),  acception  passée  dans 
les  parlers  provinciaux  (Anjou,  Lyonnais,  etc.)  :  patoti  dési- 
gne le  morceau  de  cuir  qu'on  met  en  dedans  du  soulier,  au 
bout  de  l'empeigne  :  «  Alors,  lentement  traînant  sa  paire  de 
ripatons  éculés,  elle  descendit  la  rue...  »,  Zola,  Assommoir, 
p.  521. 

Rigadin,  gros  soulier,  à  côté  de  rigodon,  même  sens  (Rossi- 
gnol), proprement  soulier  en  bois  :  gadin,  godon,  bouchon  en 
liège  ou  en  bois  (au  jeu  de  bouchon),  répondant  au  synonyme 
galoche,  bouchon  et  gros  sabot  (Richepin,  Gueux,  p.  173)  : 
«  Mes  rigadins  font  des  risettes...  » 

Finissons  par  une  remarque  psychologico-linguistique.  On 
lit  dans  l'Histoire  de  la  cordonnerie  de  Senfelder  ce  passage: 
«  Une  chose  assez  curieuse,  c'est  que  chaque  mélier  imprime 
aux  artisans  qui  l'exercent  un  caractère  particulier,  une  na- 
ture spéciale.  Le  boucher  est  généralement  grave  et  plein  de 
son  importance,  le  peintre  en  bâtiment  est  étourdi  et  bambo- 
cheur,  le  tailleur  est  sensuel,  l'épicier  stupide,  le  portier  cu- 
rieux et  bavard,  le  cordonnier  et  le  savetier,  enfin,  sont  gais, 
égrillards,  parfois  ayant  toujours  un  refrain  à  la  bouche...  »  ^ 

Dans  une  farce  du  xyi*^  siècle,  celle  d'un  savetier  nommé 
Galbain  ^  celui-ci  ne  fait  que  chanter  et  répliquer  par  des  chan- 
sons aux  griefs  de  sa  femme. 

Et  le  fameux  savetier  Blondeau  de  Des  Périers  (Nouvelle  xix) 
«  qui  ne  fut  oncq  en  sa  vie  melancholié  que  deux  fois,  et 
comment  il  y  pourveut.  » 

Cette  constatation  n'est  pas  toujours  confirmée  par  la  lan- 

1.  De  là  ripatonner,  réparer  de  vieilles  chaussures,  terme  passé  à  l'Ecole 
Polytechnique  avec  le  sens  généralisé  de  «  raccommoder,  réparer  des  ha- 
bits »  et  même,  avec  l'acception  figurée  :  «  On  ripatonne  un  édifice  en  le  recré- 
pissant, on  ripatonne  un  livre  en  publiant  une  édition  revue  et  corrigée  i>, 
E.  de  la  BédoUiére,  l'Ecole  Polytechnique  (dans  Les  Français  peints  par  eux- 
mêmes,  18i0-1842,  t.  V,  p.  116).  Mais  lorsque  l'auteur  y  ajoute  :  «...  réparer, 
tâche  dont  s'acquittait  avec  succès  un  tailleur  nommé  Ripaton,  longtemps 
logé  aux  frais  de  l'Etat,  dans  les  combles  du  casernement  »,  c'est  là  un 
personnage  inventé  de  toutes  pièces  pour  le  besoin  de  l'étymologie,  et  dont 
l'Argot  de  l'X  s'en  est  fait  l'écho  :  «  Ripaton,  synonyme -de  tailleur...  Le  mot 
a  beaucoup  vieilli  ». 

2.  Cité  dans  Joseph  Barberet,  Le  Travail  en  France,  Paris,  1880-1890,  t.  V, 
p.  63. 

3.  Ancien  Théâtre  français,  t.  II,  p.  63.  La  farce  est  de  1548. 


202  FACTEURS    SOCIAUX 

gue  :  à  côté  de  chabrenas  K  étourdi  (comme  un  savetier)  du 
patois  havrais,  il  y  a  le  manceau  c/io.wnacre,  individu  triste, 
de  caractère  peu  ouvert  (Picard,  clioumaque,  savetier),  et 
déjà  au  xvi*^  siècle,  le  savetier  avait  cette  réputation  d'esprit 
chagrin.  Voici  de  quelle  façon  le  caractérise  M.  de  la  Porte, 
Parisien,  dans  ses  Epithètes,  1571,  f°  368  v°  :  «  Savetier,  Bo- 
belineux,  carreleur,  pauvre,  revaudeur,  mechanique,  rapetas- 
seur,  maussade,  incivil,  rapieceur,  mâcherive  et  gausseur». 

Nous  voici  loin  de  l'humeur  chansonnière  du  Savetier  du  fa- 
buliste (La  Fontaine,  1.  viii,  fable  2)  : 

Un  savetier  chantait  du  matin  jusqu'au  soir, 
C'était  merveille  de  le  voir, 
Merveille  de  l'ouïr,. . 

Il    s'agit   donc  plutôt  d'une  dillerence  de  tempéraments  et 
les  extrêmes  ici.  comme  ailleurs,  se  touchent. 


1.  Dans  la  Mayenne,  sabrenas  désigne  un  individu  d'une  conduite  peu  ré- 
gulière, attirant  l'attention  par  le  tapage,  le  désordre,  Cf.  Rigaud  :  «  Bouif, 
faiseur  d'embarras  ;  faire  du  houif,  prendre  de  grands  airs  î. 


IV 
BOUCHERS  ' 


De  tous  les  corps  de  métier,  celui  des  bouchers  est  le  seul 
qui  dispose  d'un  langage  conventionnel  ou  plutôt  d'un  procédé 
déformateur  des  vocables  de  la  langue  générale.  Ce  parler 
spécial  des  bouchers  ne  possède,  quant  au  vocabulaire,  aucun 
élément  original  et  consiste  uniquement  dans  la  modification 
formelle  des  mots  courants.  C'est  un  genre  particulier  de 
transposition  de  l'initiale  et  de  la  finale  de  certains  termes, 
une  sorte  d'anagramme  qui  se  complique  d'amplifications 
d'une  nature  spéciale. 

On  a  essayé  d'en  établir  les  modalités  %  dont  la  plus  géné- 
rale est  de  remplacer  la  consonne  initiale  par  un  l  et  de  la  re- 
porter à  la  fin  du  mot  avec  une  terminaison  aléatoire  (surtout 
ènié)  :  «  Boucher  »  devient  ainsi  louclierbèine  ;  «  truc  »,  luc- 
trème,  etc. 

Cet  ème  est  souvent  réduit  a  eou^'  :  «jargon  »  devient  alors 
largonji  ;  «  prince  »,  lincepré  (aujourd'hui,  inspecteur  des 
boucheries),  etc. 

Parfois,  mais  plus  rarement,  on  décompose  le  mot  en  deux 
éléments  séparés  par  du  :  nonzesse  du  <jon  pour  (jonsesse 
(Hayard). 

Ce  sont,  on  le  voit,  des  procédés  primitifs  pour  déguiser  les 
mots,  procédés  qui  ne  diffèrent  pas  essentiellement  de  ceux 
employés  par  les  écoliers  pour  arriver  au  même  but\ 

Des  altérations  analogues  au  loucherbème  se  retrouvent 
dans  l'argot  des  marchands  de  porcs,  des  marchands  de 
grains,  etc.  au  Tonkin  *.   Le  procédé  anagrammalique   tout 

1  Nous  avons  pu  contrôler  les  données  souvent  confuses  et  erronées  de 
nos  devanciers,  grâce  aux.  rensei;^neinents  obligeants  de  M.  François  Le- 
cpnte,  vice-président  du  Syndicat  des  bouchers  en  détail  de  Paris. 

2.  Voir  à  cet  égard  le  Dictionnaire  de  Bruant,  V  jargon,  et  la  préface  de 
Rossignol,  p.  vfi  à  xi. 

3.  Le  Dnchaten  fait  déjà  mention  dans  le  DicLionnaire  de  Ménage,  ^^  argot. 

4.  Voir  le  Bulletin  de  l' Ecole  française  de  VExtrême-Orient,  t.  V,  p.  47  et  suiv 


204  FACTETURS    SOCIAUX 

pur  est  d'ailleurs  très  usuel  dans  le  slang  anglais,  dans  la 
germa/lia  ei  dans  un  argot  savoyard '. 

On  a  étrangement  exagéré  chez  nous  la  portée  et  l'influence 
de  ce  jargon  des  bouchers. 

D'une  part,  on  en  a  isolé  les  procédés  pour  en  faire  autant 
de  jargons  qui  n'ont  jamais  existé  que  dans  l'imagination  de 
leurs  auteurs  -  ;  d'autre  part,  on  est  allé  jusqu'à  en  fabriquer 
des  vocabulaires  dans  lesquels  les  neuf  dixièmes  des  termes 
sont  purement  illusoires  ^ 

On  a  enfin  attribué  au  loucherbème  "plusiour s  mots  qui  n'en 
peuvent  mais  ^ 

Par  exemple,  loufoque,  fou,  -est  à  tort  envisagé  comme  une 
anagramme  :  c'est  une  simple  amplification  de  louf,  imbécile, 
emprunt  méridionnal,  qu'on  lit  déjà  dans  les  Scènes  de  la  vie 
de  Bohème  de  Murger,  ch.  xix  :  «  La  lettre  de  son  ancienne 
maîtresse  commençait  par  ces  mots  :  Mon  gros  Louf-Louf!  » 

Il  est  difficile  de  préciser  l'époque  où  les  bouchers  ont  com- 
mencé à  se  servir  de  ce  langage.  M.  François  Leconte  pense 
qu'il  remonte  à  1852,  lors  de  la  liberté  commerciale  de  la 
boucherie  qui  jeta  une  grande  perturbation  dans  un  com- 
merce où  la  concurrence  était  jusqu'alors  inconnue.  Les  mots 
furent  alors  déformés  pour  permettre  aux  bouchers  de  corres- 
pondre avec  leurs  garçons  et  de  leur  faire  écouler  à  la  clien- 
tèle les  morceaux  qu'ils  voulaient  voir  partir. 

Cependant  les  témoignages  positifs  nous  autorisent  à  le  faire 
remonter  plus  haut  et  à  en  fixer  l'usage  vers  1823,  date  où 
nous  pouvons  relever  les  premières  traces  dans  la  langue  des 
malfaiteurs  \ 

1.  Cf.  notre  Argot  Ancien,  p.  48. 

2.  Dans  le  journal  L'Eclair  du  24  janvier  1897,  M.  Alph.  Huiiibert  distin- 
gue le  jar,  ou  argot  pur,  de  l'arlogig  des  loucherbems,  argot  des  bouchers,  et 
de  Varno  de  go,  ou  argot  routier,  l'argot  des  saltimbanques  et  des  péniten- 
ciers militaires.  — D'autre  part,  Larchey  (préf.,  p.  viii,  et  Dict.)  mentionne, 
un  parler  en  lem,  un  autre  en  lom,  un  troisième  en  loque,  un  quatrième  en 
luche,  un  cinquième  en  dun,  etc.  Cf.  Nyrop,  Grammaire  historique,  t.  I,  p.  149  : 

«  Il  y  a  eu  aussi  des  parlers  en  lem,  en  rama,  en  mard  et  en  gue...  » 

3.  Voir,  dans  le  Supplément  de  Larchey,  le  Vocabulaire  du  largonji,  p.  261 
à  279.  Il  suffit  d'en  citer  cet  exemple  :  Lobem,  lontiebem,  lonblem  pour  «  bon  » 
—  trois  formes  également  erronnées,  au  lieu  de  l'unique  lonbem  qu'on  lit 
dans  une  lettre  argotique  de  1852  (cf.  nos  Sources,  t.   II,  p.  194). 

4.  Dans  l'article  Jargon,  d'ailleurs  intéressant,  du  Dictionnaire  àe  Bruant, 
p.  274  à  278,  figurent,  entre  autres  exemples  douteux,  focard  et  tingo,  préten- 
dues déformations  de  fou  (alors  qu'il  s'agit  de  termes  provinciaux)  et  les- 
bombe,  mis  à  tort  en  rapport  avec  femme  (cf.  ci-dessus,  p.  118). 

5.  Feu  Marcel  Schwob  s'était  étrangement  fourvoyé  en  cherchant,  dans 
le  loucherbème  de  nos  jours,  une  des  ressources  pour  éclairer  les  obscurités 
de  l'ancien  jargon.  Voir  notre  Argot  Ancien,  p.  46-47 


BOUCHERS  205 

Le  Nouveau  Dictionnaire  d'argot  de  1829  donne,  en  ellet, 
lanterne,  fenêtre  (pour  vanterne)  et  tousse,  gendarme  (pour 
pousse)  ;  on  lit  Lorcefé,  prison  (pour  La  Force),  dans  les  Mé- 
moires do  Vidocq  de  1829,  et  le  Vocabulaire  du  môme  (1837) 
renferme  linspré,  prince,  et  largue,  femme  (c'est-à-dire  lar- 
gue pour  marque);  Halbert  d'Angers  ajoute,  en  1849,  lauiuir, 
perdre  (pour  cliaumir),  etc. 

En  somme,  une  demi-douzaine  de  termes  de  cette  source.  Ce 
petit  stock  fut  plus  tard  augmenté  par  quelques  intrusions  nou- 
velles. Dans  le  Mémoire^  de  Beauvilliers.  garçon  boucher  de- 
venu apache,  on  lit  ce  passage  :  «  Mon  mignon  (ma  maîtresse) 
connaissait  l'anglais,  l'allemand,  très  bien  le  français,  l'au- 
vergnat et  Vargot  que  je  lui  apprenais  de  la  boucherie...  »; 
et  plus  loin  :  «  iMon  Dartagnan  -  file  le  luclrème  dans  la 
porte...  »,  c'est-à-dire  la  clé,  déformation  de/rac^ 

On  a  beaucoup  exagéré  le  nombre  de  ces  infiltrations.  Tan- 
dis que  les  Etudes  d'argot  (1891)  d'Oscar  Méténier,  qui  a  connu 
de  près  les  milieux  criminels,"  en  sont  presque  dépourvues,  les 
fragments  suspects,  insérés  par  Macé  dans  son  Musée  criminel 
(1890),  abondent  en  pareilles  déformations,  dernière  ressource 
dos  malfaiteurs  pour  échapper  à  la  curiosité  importune. 

Les  lexiques  d'argot  n'ont  pas  peu  contribué,  par  leur  man- 
que de  critique,  à  multiplier  artificiellement  ces  prétendus 
emprunts.  On  lit  arantqué  et  argongi,  à  coté  de  larantquë  et 
largonji  (ces  deux  derniers  seuls  exacts)  dans  Larchey,  Dele- 
salle  et  Virmaîlre,  tandis  que  Delvau  donne  rancké.  pièce  de 
doux  francs  (pour  larantequé,  quarante  sous)  ;  Hector  France 
insère  les  mêmes  termes  à  la  fois  aux  lettres  i  et  l. 

Rossignol,  seul,  nous  en  donne  un  relevé  exact,  dans  lequel 
dominent  presque  exclusivement  les  noms  dénombre:  leudé{2)-, 
loitré  (3),  latqué  (4),  lincé  (o),  lixdé  (10),  linoé  (vingt)  et  la- 
rantequé (40). 

Ajoutons-y  graoudjem,  ou  graou*.  charcutier,  forme  abré- 
gée de  gras-double  ;  latronspème,  patron,  ei  lope  %  pédéraste 

1.  Publié  dans  le  Figaro  du  4  août  1873,  sous  le  titre  :  «  Notes  d'un  voleur  >>. 

2.  Nom  d'un  garçon  des  halles,  complice  de  Beauvilliers. 

3.  Voir  les  hypothèses  fantaisistes,  sur  l'origine  de  luclrème,  dans  liigaud, 
Larchey  {Supplém.}  et  Delesalle. 

4.  a  Le  vendredi  saint,  les  loucherbènies  et  les  g r nous  îont  la  bombe  »  (cité 
dans  Bruant,  Dict.,  p.  98). 

5.  La  déformation  latronspème  se  lit  dans  Bruant  (Rue,  t.  II,  p.  178)  ;  celle 
de  lope,  dans  Hirsch  (Le  Tigre,  p.  132  et  341).  —  Dans  le  langage  du  soldat 
genevois,  lope  désigne  par  dénigrement  le  premier  lieutenant,  et  demi-lope, 
le  simple  lieutenant  (Henri  Mercier). 


206  FACTEURS    SOCIAUX 

(=:  cope,  pour  copaille)  —  tout  au  plus  une  douzaine  de  pareil- 
les déformations  ^  qui  n'ont  d'ailleurs  laissé  aucune  trace  dans 
le  bas  langage. 

Si  l'influence  du  largonji  a  été  insignifiante  sur  le  jargon 
des  voleurs  et  à  peu  près  nulle  sur  le  langage  populaire  pari- 
sien, il  a  par  contre  laissé  quelques  vestiges  en  littérature. 

Tout  une  partie  de  la  Chanson  des  gueux  de  Richepin  est 
intitulée  :  «  Au  pays  de  largonji  »  et  son  autre  «  Sonnet  bi- 
gorne »  se  termine  par  ces  vers  : 

Je  me  camouffle  en  pélican. 
J'ai  du  pellard  à  la  tignasse. 
Vive  la  ïampagne  du  cam! 

11  en  explique  le  mécanisme  dans  le  glossaire  argotique  qui 
clôt  ses  poèmes. 

Catulle  Mendès,  dans  son  roman  Gog  (1896),  a  tiré  un  cu- 
rieux .parti  du  largonji.  Un  gueiix  ivre,  du  nom  de  Ratier,  y 
parodie  affreusement  les  litanies  de  la  Vierge.  Tandis  que  le 
Père  Prémice  psalmodiait  (t.  I,  p.  277)  : 

Sainte  Marie,  priez  pour  nous, 
Sainte  Mère  de  Dieu, 
Sainte  mère  de  sVierges, 
Mère  de  Jésus-Christ, 
Mère  de  la  divme  grâce. 
Priez  pour  nous  ! 

l'ivrogne  éjaculait  à  son  tour  : 

Sainte  Lariemuche,  jacte  pour  nosorgues  : 

Sainte  daronne  du  Dabuche, 

Daronne  très  lurepoi^ue, 

Daronne  gironde, 

Daronne  épatante, 

Marmite  remplie  des  thumes  de  la  Sainte-Essence, 

Jacte  pour  nosorgues  ! 

Nous  avons  reproduit  cette  page  pour  montrer  jusqu'où  peut 
aller   la    fantaisie   de   certains    auteurs...    Tout    le    morceau 


1.  Mentionnons  encore  ces  curieuses  déformations  analogiques  qu'on 
trouve  dans  le  Supplément  de  Larchey  :  Fif/nedé,  anUs,  mot  qui  a  subi  l'in- 
fluence de  lif/nedé  (zr  digne),  comme  phalangehes,  doigt  (rr  phalange),  celle  de 
luillerkès  {=■  cuiller)  :  «  Je  lui  trempi;  une  phalangekés  dans  la  niirette  j,  Le 
Bourg  (dans  le  Gaulois,  3  oct.  1881). 


BOUCHERS  207 

est  un  exemple  grotesque  d'uu  prétendu  argot  que  l'auteur 
met  dans  la  bouche  d'un  truand.  Rendre  : 

Mère  de  la  divine  grâce, 
par  : 

Marmite  remplie  des  thunes  de  la  Sainte-Essence, 

est  le  comble  de  l'absurde...  Ajoutons  que  Jacter,  parler,  n'a 
jamais  eu  le  sens  de  «  prier  »,  et  il  est  piquant  de  faire  re- 
marquer qu'Hector  France  corrobore  ce  sens  fictif  par  l'em- 
ploi (ju'en  fait  Catulle  Mendès  ^  ! 

Tandis  que  les  poèmes  de  Jehan  Rictus  ignorent  totalement, 
et  pour  cause,  le  larcjoriji.  Bruant  a  cru  devoir  en  émailler  ses 
chansons  :  lacromuche,  maquereau  {Rue,  t.  II,  p.  62)  ;  laran- 
tequé,  quarante  (t.  II.  p.  93);  latronspèmes,  patrons  (t.  II, 
p.  178);  lirondgème,  gironde  (t.  II,  p.  73)  ;  naquer  du  fia, 
flasquer  (t.  II,  p.  97),  etc.  - 

Actuellement  ce  jargon  est  beaucoup  moins  employé  dans 
les  boucheries  parisiennes  ;  les  jeunes  bouchers  l'ignorent. 

Si  le  jargon  récent  des  bouchers  n'a  eu  aucune  action  réelle 
sur  le  bas-langage,  leur  vocabulaire  spécial  y  a  laissé  quelques 
termes  professionnels  qui  ont  pris,  dans  ce  milieu,  une  exten- 
sion plus  ou  moins  importante.  Tels  sont  : 

Gobet,  quartier  de  bœuf  (Rigaud),  morceau  de  rebut  que  se 
disputent  à  vil  prix  les  gargotiers  de  bas-étage  (Larchey, 
Supplément),  proprement  bouchée,  ce  qu'on  gobe. 

Jacques,  mollets  (Virmaître),  et  jacquots,  même  sens  (Dele- 
salle),  appellation  plaisante  déjà  ancienne  :  «  Un  Jacques,  une 
pièce  de  rosty,  qu'a  traisné  longtemps  à  la  broche,  qui  est 
dure  et  vieille  cuitte.  C'est  ainsi  que  nos  rostisseurs  l'appellent 
entre  eux  »,  Oudin,  lôi-O. 

Nioet,  déchets  d'abattoir  et  de  boucherie,  est  donné  par 
Bescherelle  avec  cette  acception  spéciale  :  «  Bénéfice  illicite  et 
caché  qu'un  agent,  un  mandataire,  obtient  sur  un  marché  qu'il 
fait  pour  autrui  ». 

1.  Cf.  aussi  le  chapitre  final  des  Messieurs  les  Ronds-de-cuir  par  Gourteline  : 
«  Et  pourquoi  donc  laquépem?  —  C'est  de  l'argot  des  bouchers.  Ça  veut 
dire  paquet  ». 

2.  Ajoutons  :  Libi,  le  membre  (^  bitte)  :  «  Peau  de  libi,  non,  ne  pas,  dans  le 
jargon  du  régiment  »  (Rigaud);  —  lubé,  chosette,  affaire  (=  but)  :  «  Faire  le 
petit  lubé,  faie  l'amour  »  (Hayard);  —  loubé,  le  membre  (=r  bout)  et  chose, 
machin  (Brnant,  Rue,  t.  II,  p.  97)  :  «  J'en  ai  mon  pied  de  ce  loubé-là...  » 


208  FACTEURS    SOCIAUX 

Réjouissance,  os  que  les  bouchers  pèsent  avec  la  viande. 
Autre  appellation  ironique  passée  dans  le  bas-langage  pour 
désigner  une  femme  maigre. 

Par  contre,  c'est  le  bas-langage  qui  a  fourni  aux  bouchers 
de  la  halle  le  mot  pampine,  viande  de  qualité  inférieure  (Lar- 
chey,  S uppL).  En  effet,  ce  mot  est  déjà  donné  par  d'Hautel  : 
<(  Pampine,  terme  bas  et  trivial,  surnom  que  l'on  donne 
parmi  le  peuple  à  une  fille  de  mauvaise  vie.  »  Aujourd'hui,  le 
même  terme  désigne,  ironiquement,  la  sœur  de  charité  (Ri- 
gaud).  Son  acception  primordiale  est  babine  '  :  «  Sa  bouche 
comme  les  pampines  d'une  vache  qu'a  la  foire»,  Riches  en- 
gueule, 1821.  p.  30. 

Comme  on  le  voit,  le  parler  artificiel  des  bouchers  est  resté 
à  peu  près  isolé.  On  peut  à  la  rigueur  en  faire  abstraction 
dans  une  apprécation  générale  de  l'influence  que  les  facteurs 
professionnels  ont  exercée  sur  le  développement  du  langage 
parisien. 

\.  Cf.  le  manceau  papiner,  remuer  souvent  les  lèvres,  prier  en  remuant 
les  lèvres. 


LIVRE    TROISIEME 

VOCABULAIRE.    —   FACTEURS    SOCIAUX 

(suite) 


SECTION    DEUXIEME 

EN     MARGE     DE     LA     SOCIÉTÉ 

Les  classes  cliLes  dangereuses  —  malfaileiirs,  gueux,  filous, 
souteneurs,  etc.  —  ont  exercé  une  influence  considérable  sur 
le  vocabulaire  du  langage  populaire  parisien  de  nos  jours. 
Elles  lui  ont  fourni  le  contingent  le  plus  abondant  et  le  plus 
original.  Comment  l'argot  des  voleurs,  qui  a  conservé  son  ca- 
ractère strictement  fermé  jusque  dans  la  première  moitié  du 
xix*^  siècle,  s'esL-il,  dans  sa  seconde  moitié,  torrenticllement 
déversé  dans  le  parler  vulgaire  de  la  capitale?  C'est  là  un 
fait  social  et  linguistique  du  plus  haut  intérêt.  Il  y  a  eu 
certes,  à  toutes  les  époques,  des  infiltrations  isolées  entre  ces 
deux  langages  essentiellement  différents,  mais  ce  n'est  qu'au 
xix^  siècle  qu'ils  se  sont  fondus  à  peu  près  intégralement,  en 
ne  constituant  qu'un  seul  idiome  parlé  par  toutes  les  basses 
classes  de  la  population  parisienne. 

Le  fait,  en  lui  même,  ne  saurait  nous  surprendre.  Lo  même 
phénomène  s'est  passé  chez  les  autres  peuples  romans,  Ita- 
liens et  Espagnols,  dont  les  dictionnaires  ont  absorbé  la  plu- 
part des  vocables  argotiques  du  fourbesqiie  et  de  la  fjennania. 
Il  ne  s'est  pas  d'ailleurs  produit,  chez  nous,  ni  d'un  seul  coup 
ni  sans  intermédiaires.  Les  principaux  facteurs  en  ont  été  les 
filles,  les  soldats,  les  ouvriers,  les  professionels  de  la  rue  — 
saltimbanques,  camelots,  etc.  —  et  cet  enfant  perdu  du  pavé, 
le  voyou. 

Essayons  de  démêler  le  rôle  joué  par  chacun  do  ses  agents 
de  propagande  dans  la  constitution  du  parler  vulgaire. 

14 


CHAPITRE    PREMIER 

APACHES 


Chaque  siècle  a  fourni  un  nom  particulier  aux  malfaiteurs, 
aux  larrons.  Le  plus  usuel  aujourd'hui,  celui  de  voleur,  ne 
date  que  du  début  du  xvi''  siècle  :  «  Audict  an...  couroient 
parmy  le  royaume  de  France  plusieurs  maulvais  garçons  ap- 
pelez voleurs  »,  lit-on  dans  le  Journal  d'un  bourgeois  de  Pa- 
ris, sous  l'année  1516.  C'était  jusqu'alors  un  terme  de  volerie 
ou  de  fauconnerie,  art  qui  a  fourni  nombre  de  métaphores 
(déluré^  leurrer^ piper,  etc.).  Ce  sens  technique  du  mot,  «  chas- 
seur au  vol  avec  des  oiseaux  de  proie  »,  est  encore  sensible 
dans  ce§  vers  de  Guillaume  Coquillart  (t.  II,  p.  207)  : 

Danseurs,  mignons,  fringans  et  gentz, 
Chasseurs,  vollcurs,  tous  telles  gens... 

Cette  appellation  a  empiété  de  plus  en  plus  sur  l'ancien  sy- 
nonyme larron,  sans  pourtant  réussir  à  le  supplanter  entière- 
ment. Ce  n'est  que  tout  récemment  que  voleur  a  vu  apparaître 
un  nouveau  rival,  Vapache,  qui  est  d'ailleurs  un  voleur  doublé 
d'un  souteneur  et  d'un  assassin.  Ce  nom  ne  figure  encore  dans 
aucun  dictionnaire  avant  1906,  lorsqu'il  est  donné  par  le  Sup- 
plément du  Nouveau  Larousse  illustré  ;  et  quant  aux  recueils 
de  l'argot  parisien,  on  le  lii  pour  la  première  fois  en  1910  dans 
l'Appendice  au  Vocabulaire  d'Hector  France. 

On  en  est  redevable  à  un  reporter  du  Matin,  Victor  Moris, 
qui  le  lança  en  1902.  11  fit  rapidement  fortune,  bien  que 
la  vogue  du  roman  de  Cooper,  les  Apaches  (tribu  de  Peaux- 
Rouges  fameuse  par  sa  férocité),  fut  passée  depuis  bien  long- 
temps. Le  nom  est  aujourd'hui  universellement  admis.  Aris- 
tide Bruant  lui  donne  encore,  en  1897,  son  acception  ethnique 
de  «  sauvages  d'Amérique  »  (Tioute,  p.  114)  : 

Et  (les  loucherbèmes  en  sauvages 
Qui  vont  guincher  le  soir  en  pince-cul 
Avec  des  gonzcsses  en  Apaches... 


APACHES  211 

En  1905,  E.  Villiod  consacre  la  première  étude  aux  Apaclies 
parisiens  cl  un  des  derniers  romans  de  Rosny  aîné,  Les  Ra- 
fales, porte  comme  sous-titre  «  Mœurs  apaclies  ».  ' 

Passons  sur  les  vicissitudes  antérieures  du  jargon  -  et  abor- 
dons immédiatement  son  état  actuel  'K 

A  partir  do  1850,  ou  à  peu  près,  l'ancien  argot  des  malfai- 
teurs se  fond  de  plus  en  plus  dans  la  langue  populaire  pari- 
sienne. Plusieurs  termes  du  jargon  tombent  en  désuétude, 
d'autres  subissent  des  modifications  formelles  plus  ou  moins 
curieuses.  L'argot  moderne  n'est  plus  constitué  que  de  simples 
réminiscences  dupasse  ou  d'expédients  externes  comme  l'alté- 
ration des  finales.  11  est  môme  allé,  sous  ce  dernier  rapport, 
jus(iu'à  s'approprier  certaines  déformations  de  l'argot  des  bou- 
chers, mais  qui  ne  semblent  avoir  eu  qu'une  durée  éphémère. 

En  ce  qui  touche  l'altération  des  finales,  il  ne  s'agit  pas  de 
suffixes  proprement  dits,  mais  plutôt  de  croisements,  de  fu- 
sions analogiques.  Voici  quelques  exemples  : 

Balanstiquer,  jeter  (contamination  de  balancer  et  ramasti- 
quev,  ramasser)  :  «  On  balaiistique  un  vieux  chapeau  »  (Rossi- 
gnol) ;  de  là,  analogiquement,  chanstiquer,  changer  :  «  A  cha- 
que coup  qu'on  nous  chanstique  de  condition  »,  Liard-Courtois, 
Souvenirs  de  bagne,  p.  137. 

BalinstruKjuer,  jeter  de  haut  en  bas  (^Larchey,  Suppl.),  fu- 
sion de  balancer  et  bàstringuer. 

Galetoiue,  argent,  fusion  de  galette  et  de  talmouse  («  gâ- 
teau »  =  argent)  :  «  Quand  la  galetouse  a  rappliqué,  aurait 
fallu  tortorer  »,  Méténier,  La  Lutte,  p.  120. 

Morningue,  bourse  (H. -France),  fusion  des  synonymes  mor- 
nifle  et   j^ingue,   à  côté   de  morlingue,    monnaie  (Rigaud)  et 

i.  E.  Villiod,  Les  Plaies  sociales.  Conunent  on  nous  lue.  Commenl  on  nous  vole, 
Paris,  1905,  p.  309  à  320  :  les  Apaches. 

2.  Voir  Appendice  E  :  Coup  d'œil  en  arrière. 

3.  Oscar  Méténier,  La  Lutte  pour  l'Amour,  Paris,  1891.  —  Beauvillier,  Notes 
d'un  voleur,  mémoire  autobiographique  (dans  le  Figaro  du  4  août  1S73),  et  Le 
Bourg,  dans  le  Gaulois  dn  3  oct.  1881  («  Conversation  entendue  chez  un  char- 
cutier de  la  rue  des  Martyrs  »). 

Les  Mémoires  de  Canler  (1862),  de  Claude  (1881),  de  Goron  (1897-1899),  de 
Rossignol  (1900),  anciens  chefs  ou  inspecteurs  de  la  Sûreté,  sont  dénués  de 
valeur  linguistique. 

Le  chapitre  que  Maxime  du  Camp  consacre  aux  malfaiteurs  (dans  son  Pa- 
ris, ses  fondions,  ses  organes,  sa  vie,  1876,  t.  III,  p.  3  à  50)  est  un  tissu  de  don- 
nées superficielles  et  d'étymologies  absurdes.  L'article  de  Louis  Latzarus 
sur  les  Malfaiteurs  parisiens  (Revue  de  Paris,  1912,  t.  III,  p.  525-546)  est  pu- 
rement descriptif. 


21^  FACTEURS    SOCIAUX 

surtout  porte-monnaie  :  «  Je  fouille  mon  morlingue,  rien  ! 
j'étais  meule  !  »  Méténier,  Lutte,  p.  122. 

Tortorei\  manger  (de  tortiller  et  picorer,  becqueter)  :  «  J'ai 
pas  besoin  de  saigner  pour  tortorer  »,  Méténier,  Lutte,  p.  117. 

Au  bagne  de  la  Nouvelle,  cabot,  caporal,  devient  cab^^ir 
(cf.  vi^ir),  et  fagot,  forçat,  analogiquement,  y'a^Jt/';  «  Pour  un 
fag^ir,  vous  n'avez  pas  l'air  débrouillard  »,  Boissac,  p.  S6. 

Quant  aux  enrichissements  ultérieurs  à  1830,  ils  sont  plu- 
tôt factices  et  nous  allons  en  examiner  les  différents  aspects. 

1.  —  Procédés  artificiels. 

La  création  des  termes  nouveaux  par  des  procédés  artifi- 
ciels est  de  nature  éminemment  livresque.  Leur  action  réelle 
est  restée  à  peu  près  insignifiante,  mais  ils  n'en  ont  pas  moins 
continué  à  encombrer  les  recueils  d'argot  moderne.  On  y  re- 
marque tout  d'abord  une  tendance  de  plus  en  plus  accusée  à 
la  synonymie,  véritable  germination  factice,  œuvre  en  grande 
partie  des  argotistes  de  nos  jours. 

Pour  désigner  l'ancien  forçat  ou  le  camarade  du  bagne,  Vi- 
docq  donne  exclusivement  le  tonne  fagot  ;  un  petit  diction- 
naire d'argot  de  1844  ajouta  les  synonymes  coteret  et  fa- 
lourde,  obtenus  par  simple  réflexion  analogique.  Ces  termes, 
•transcrits  depuis,  par  tous  les  recueils  argotiques,  n'en  sont 
pas  moins  restés  confinés  dans  le  domaine  livresque.  Le  Dic- 
tionnaire de  Rossignol,  qui  reflète  seul  la  réalité,  ignore  cette 
floraison  artificielle. 

La  surveillance  de  la  haute  police,  remplacée  aujourd'hui  par 
l'interdiction  de  séjour,  porte,  chez  Vidocq,  le  nom  de  canne. 
On  y  ajouta  :  trique  et  bâton  (le  premier,  seul,  se  trouve  chez 
Rossignol). 

La  dernière  édition  du  Jargon,  celle  de  1849,  donnait  :  lam- 
pion, sergent  de  ville  (d'après  son  attitude  raide  et  sa  mission 
de  guider  le  passant).  Les  recueils  d'argot  moderne  ont  ajouté 
bec  de  ga^,  chandelle  et  cierge  (ces  deux  derniers  dans  le  lexi- 
que suspect  de  Macé),  mais  aucun  de  ces  synonymes  ne  se 
trouve  chez  Rossignol.  L'expression  bec  de  gcu,  calquée  sur 
celle  de  lampion,  paraît  seule  en  usage  :  «  Si  j'y  trouvais 
deux  becs  de.gas...  »,  Méténier,  Lutte,  p.  196.  —  «  Tu  devrais 
savoir  que  je  ne  parle  pas  pour  les  becs  de  gas  »,  Rosny,  Rues, 
p.  79. 


APACHES  213 

Vidocq  donne  à  l'agent  de  police  le  nom  de  'raille,  c'est-à- 
dire  racloir  ou  râteau  à  long  manche.  On  en  a  ultérieurement 
induit  raclette  et  râteau,  l'un  et  l'autre  chez  Rossignol. 

Ajoutons  que  certains  de  ces  décalques  sont  d'ailleurs  de 
fausses  inductions  ou  de  simples  jeux  de  mots  :  Bourrique, 
agent  de  police,  calqué  d'après  .l'ancien  synonyme  roussin, 
qui  signifie  proprement  perfide  (comme  les  hommes  aux  che- 
veux roux,  selon  la  croyance  populaire),  n'a  rien  de  commun 
avec  l'âne,,  le  roussin  d'Arcadie  ^  De  même,  casserole,  dénon- 
ciateur, se  rattache  réellement  à  casser  (le  morceau),  avouer, 
dénoncer,  proprement  manger,  d'où  plaisamment  remuer  la 
casserole,  faire  une  fausse  déclaration. 

Les  recueils  et  écrits  d'argot  contemporain,  par  leur  man- 
que de  critique,  ont  beaucoup  contribué  à  fausser  le  véritable 
aspect  des  choses.  Ils  ont  souvent  déguisé  le  manque  d'origi- 
nalité du  parler  des  voleurs  de  nos  jours  par  une  richesse 
lexique  apparente,  formée,  soit  par  des  transcriptions  erro- 
nées, soit  surtout  par  des  vocables  suspects,  douteux  ou  faux. 

Déjà  la  dernière  édition  du  Jargon  de  18i9,  œuvre  d'un  il- 
lettré, fait  montre  d'une  ignorance  surprenante  dont  un  seul 
exemple  pourra  donner  idée  : 

«  Bois  au  dessus  de  Vœil-jard,  savoir  et  entendre  l'argot  », 
qui  n'est  autre  chose  que  la  transcription  absurde  de  ce  pas- 
sage du  Dictionnaire  de  Boiste  de  1843  :  «  Argot,  s.  m.,  langage 
particulier  des  filous...  ;  (fam.)  entendre  U argot,  se  dit  d'un 
homme  adroit,  intelligent,  mais  sans  probité.  —  T.  de  jard. 
bois  au  dessus  de  V œil...  »,  c'est-à-dire,  qu'en  terme  de  jardi- 
nage, argot  désigne  le  bois  au  dessus  de  l'œil  ou  du  bourgeon. 

Notre  éditeur  a  ainsi  amalgamé  deux  sens  foncièrement  dif- 
férents pour  en  faire  un  assemblage  inextricable  -. 

De  beaucoup  plus  funeste  a  été  l'influence  des  écrits  suspects 
du  policier  Gustave  Macé  (mort  en  190i). 

Nous  avons  montré  ailleurs  ^  la  source  absolument  trouble 

1.  De  même,  flèche,  flécliard,  sou,  semblent  calqués  sur  flique,  flifiiiaixl,  sou 
(dans  Vidocq  :  fligadier,  sou  et  flir/ue  à  dard,  sergent  do  ville),  proprement 
ser'gent,  à  l'instar  de  soldat,  sou  :  «  Vous  n'avez  pas  une  flèche  à  mettre  dans 
le  commerce  »,  Méténier,  p.  246.  —  «  Ça  ne  coûte  que  cinq  fléc/tards  »,  Bris- 
sac,  p.  56. 

Le  nom  a  passé  des  malfaiteurs  aux  ouvriers  et  aux  soldats  :  «  Doux  flè- 
ches de  semper  »  (Rigaud). 

2.  On  doit  l'explication  , de  ce  galimatias  à  M.  Esnault,  dans  la  Revue  de 
philologie  française,  t.  XXVII,  p.  163. 

3.  Voir  Sources  de  l'Argot  ancien,  t.  II,  p.  45  à  51  et  74  à  75  (la  plupart  des 
vocables  qu'on  y  cite  remontent  à  Macé). 


214  FACTEURS    SOCIAUX 

du  lexique  inséré  dans  son  ouvrage  Mes  Lundis  en  prison 
(1889).  Ce  vocabulaire  est  le  résultat  d'une  mystification  de  la 
part  d'un  détenu  espagnol  Pastilla,  qui  a  servi  à  notre  policier 
un  singulier  mélange  delà  gerniania  de  son  pays  et  d'un  argot 
de  fantaisie.  Voici  un  fragment  du  dialogue  entre  le  jnysti- 
ficateur  et  sa  victime  (p.  263)  : 

PASTILLA,  —  L'argot  espagnol  se  rapproche  de  l'argol  français. 

MAGE.  —  Dans  ce  glossaire,  je  constate  la  présence  d'expressions 
nouvelles  et  peu  répandues. 

l'ASTiLLA.  —  En  voulez-vous  une  copie  ?  Vos  agents  le  compléte- 
ront. 

Comme  ce  recueil  a  eu  une  influence  absolument  désastreuse 
dans  le  domaine  de  la  lexicographie  argotique,  on  ne  saurait 
assez  insister  sur  son  caractère  fantaisiste.  Nous  résumerons 
plus  loinf  ceux  de  ces  éléments  erronés  ou  aventureux  qui  ont 
passé  dans  les  Dictionnaires  de  Delesallo  -  et  de  Bruant.  On  y 
trouvera  en  même  temps  le  relevé  de  quelques  autres  échan- 
tillons d'un  jargon  purement  imaginaire,  qui  témoignent  avec 
quelle  désinvolture  certains  écrivains  de  nos  jours  ont  traité 
l'argot  des  malfaiteurs. 

En  parcourant  les  tableaux  correspondants  de  notre  Appen- 
dice^ et  les  témoignages  que  nous  venons  d'alléguer,  on  peut 
se  convaincre  qu'en  ce  qui  concerne  les  voleurs,  l'argot 
moderne  ne  le  cède  guère  à  l'ancien  :  l'invention  et  les  er- 
reurs des  copistes  ignorants  s'y  rencontrent  de  part  et  d'au- 
tre. On  pourrait  môme  dire  que  la  tendance  à  la  fiction  est 
plus  forte  de  nos  jours,  et  pour  cause.  Les  voleurs  modernes 
ne  disposent  pas,  comme  les  anciens,  d'une  langue  spéciale; 
ils  se  servent,  comme  les  autres  classes  professionnelles,  du 
bas-langage,  quitte  à  le  compléter  par  quelques  termes  de 
métier  qui  d'ailleurs  n'ont  rien  d'original. 

2.   —   Mots  nouveaux. 

Ce  qui  distingue  ces  mots  nouveaux,  c'est  leur  manque  d'ori- 
ginalité, la  plupart  n'étant  que  de  simples  réminiscences  ou 
des  rapprochements  analogiques  avec  l'ancienne  nomenclature. 

1.  Voir  l'Apiiondico  F  :  Erreurs  et  fanlaisies  arr/otifjxes. 

2.  Dans  la  partie  argot-français  ou  français-argot. 

o.  Voir  Appendice  F  :  Erreurs  et  fa?iUrisies  argotif/iies. 


APACHES  215 

La  notion  d'  «  assassiner  »,  par  exemple,  est  rendue  par  : 

Apaiser,  terme  favori  de  Lacenaire,  répondant  à  soulager, 
assassiner,  d'un  glossaire  argotique  de  1850  el  rappelant  la 
grande  soûlasse,  Sissa-ssinai,  proprement  le  grand  soulagement, 
expression  du  fameux  voleur  Cornu  (cité  dans  Vidocq). 

Dégringoler,  terme  parallèle  à  descendre,  abattre  d'un  coup 
de  fusil,  en  parlant  des  chasseurs  :  «  Pour  lors  les  Anami- 
tes  usent  de  tous  les  trucs  pour  descendre  nos  petits  soldats  », 
Père  Peinard,  10  novembre  1889,  p.  3, 

Saigner,  expression  qui  sent  l'abattoir  (elle  appartient  aux 
bouchers),  à  côté  de  sonner,  assommer  en  cognant  la  tête 
contre  le  mur  ou  le  pavé,  ce  qui  produit  un  retentissement 
analogue  au  battant  d'une  cloche. 

La  notion  d'((  arrêter  »  est  représentée  par  : 

Ceinturer,  c'est-à-dire  entourer  d'une  ceinture,  sangler  : 
«  Obligé  de  les  ceinturer  iouies  deux  »,  Méténier,  Lutte,  p.  217. 

Cercler,  proprement  pincer  .au  demi-cercle,  ce  qu'on  expri- 
mait avant  par  arquepincer  :  «  Ils  ont  tout  de  même  réussi  à 
en  cercler  trois  »,  Bercy,  XXXIF  lettre,  p.  7. 

Ramasser,  c'est-à-dire  cueillir  dans  le  tas  (Richepin,  Gueux, 
p.  175). 

La  prison  est  désignée  par  : 

Ballon,  terme  nouveau,  tandis  qu'emballer,  arrêter,  se  lit 
déjà  dans  un  glossaire  argotique  de  1829  et  est  encore  popu- 
laire ^  :  «  Y  a  pas  quatre  jours  qu'elle  sort  du  ballon  »,  Mé- 
ténier, Lutte,  p.  31. 

Case,  dans  l'expression  vulgaire  bouffer  de  la  case,  être 
emprisonné,  qu'on  lit  dans  Bruant  {Rue.  t.  II,  p.  48). 

Les  malfaiteurs  appelaient  en  outre  bonde,  c'est-à-dire  bon- 
don,  une  sorte  de  fromage  rond,  fabriqué  à  Neuchâtel,  qui  est 
le  fromage  réglementaire  dans  les  prisons  (suivant  Virmai- 
tre)  :  de  là  le  nom  de  la  prison  centrale,  appelée  aussi  la  Cen- 
trouse  aux  bondes. 

La  notion  de  «  voler  »  —  si  abondamment  représentée  dans 
l'ancien  argot  —  compte  à  peine  quelques  innovations  :  Effa- 
roucher.  c'est-à-dire  faire  disparaître,  se  lit  dans  la  dernière 
édition  de  Cartouche  (1827)  et  chez  Henri  JVIonnier  (v.  Rigaud); 
J'aire,  et  surtout  fabriquer  sont  usuels  (Rictus.  Doléances, 
p.  10): 

1.  «  Elle  envoie  chercher  un  sergot  et  le  fait  emballer  »,  Almanach  du  Père 
Peinard,  1897,  p.  44. 


316  FACTEURS    SOCIAUX 

Le  pègre  s'échine 
A  fabriquer  les  porte-monnaie... 

Les  différents  genres  de  vol  ne  diffèrent  pas  aujourd'hui  de 
ceux  de  l'époque  de  Vidocq.  La  nomenclature  a  peu  varié  :  lo 
fourche,  ou  pickpocket  de  nos  jours,  s'appelait  jadis  four- 
chette, car  il  fouille  les  poches  avec  deux  doigts  seulement; 
le  monte- en- r air,  ou  cambrioleur  moderne,  rappelle  le  cheva- 
lier grimpant  de  Vidocq,  ces  cambrioleurs  opérant  d'habi- 
tude dans  les  chambres  de-  domestiques  situées  aux  étages 
supérieurs  :  «  Les  monte- en-V air  ^oui  des  zigues  et  j'en  suis  », 
Méténier,  Lutte,  p.  123.    - 

Cambrioler,  c'est  faire  une  condition,  c'est-à-dire  dévaliser 
une  chambre  :  «  Nous  faut  le  valant  et  le  carouble  pour  faire 
condition  d'un  farfouillard  chic  »,  Méténier,  Lutte,  p.  122. 

Cette  dernière  expression  est  tirée  du  langage  des  domesti- 
ques :  Etre  en  condition,  c'est-à-dire  en  service  mensuel  ou 
annuel,  à  des  conditions  convenues,  par  opposition  à  l'ouvrier 
occupé  à  la  journée.  Le  mot  fut  adopté,  sous  la  forme  abrégée 
condice,  tout  d'abord  par  les  filles  et  les  souteneurs  (Bruant, 
Rue,  t.  II,  p.  118)  :  «  Et  tu  l'amènes  à  la  condisse...  » 

De  là  il  passa  chez  les  apaches  et  les  forçats,  chez  ces  der- 
niers avec  le  sens  spécial  de  cellule  de  bagnard  pendant  le 
transport  à  la  Nouvelle-Calédonie. 

Certains  genres  de  vol  ont  laissé  des  traces  isolées,  tout  par- 
ticulièrement le  vol  à  l'échange  :  Charrier,  voler  quelqu'un 
en  le  mystifiant  (Vidocq),  s'est  généralisé  avec  le  sens  de 
«  plaisanter  »  (Rictus,  Cœur,  p.  88)  :  «  Sans  charrier...  nous 
voilà  chez  nous...  » 

Et  le  compagnon  du  charrieur,  V américain,  escroc  qui  feint 
d'arriver  d'Amérique  avec  de  l'argent,  a  fourni  l'expression 
œil  américain,  pour  œil  vif,  attentif,  perspicace  ^ 

La  police  de  sûreté  est  appellée  tantôt  renifle  ou  reniflette 
(Hayard)  et  tantôt  renâcle  (Rossignol),  c'est-à-dire  celle  qui  a 
le  flair.  Préoccupation  constante  des  malfaiteurs,  ils  lui  donnent 
les  épithètes  les  plus  désobligeantes,  comme  pestaille  et  sur- 
tout vache  ;  parfois  les  mêmes  noms  —  poule,  sonne,  tante 
—  désignent  à  la  fois  le  pédéraste  et  la  police  (Ricbepin, 
Gueuse,  p.  176). 

1.  Cf.  Balzac,  Père  Goriot  (1834):  «  Vous  me  faites  l'œil  américain  j  (Œuvres, 
1843,  p.  445). 


APAGHKS  217 

L'ancienne  appellation  rousse  a  subi  la  mémo  déconsidéra- 
tion, sous  les  formes  dérivées  :  rousselette,  rien,  moins  que 
rien  (Ilayard);  roustampontie,  chose  vilaine  ou  qui  ne  vaut 
rien  (Rossignol),  mot  composé  de  rousse,  police,  et  tampon- 
ner, battre  à  coups  de  poing  (Delvau)  :  «  Des  jobards  pré- 
tendent que,  pour  ramasser  des  rentes,  y  a  pas  de  truc  qui 
vaille  l'élevage  des  lapins;  tralala,  c'est  de  la  roustam- 
ponne!  »  Almancich  du  Père  Peinard,  1897,  p.  38. 

La  môme  appellation  ancienne  a  fourni  d'autres  dérivés  à 
la  langue  parisienne  : 

Rouspéter,  résister  en  grommelant,  proprement  faire  du 
pétard  contre  la  rousse  ou  la  police.  Terme  familier  aux 
agents  et  passé  de  ceux-ci  aux  soldats,  aux  filles,  aux  ou- 
vriers (Rictus,  Doléances,  p.  18)  :  «  A  quoi  bon  de  rous- 
péter ?...  » 

Rouspétance,  résistance  indignée  faite  à  un  agent  de  police: 
«  L'individu  qui  fait  rébellion  lorsqu'on  l'arrête,  fait  de  la 
rouspétance  »  (Rossignol). 

Terme  policier  généralisé  dans  la  langue  populaire. 

Chez  les  troupiers  :  «  Vous  êtes  une  forte  tôte,  à  ce  que  je 
vois;  vous  voulez  faire  de  la.  rouspétance  »,  Courteline,  Gaietés, 
p.  164. 

Chez  les  ouvriers  :  «  Rouspétance,  mauvaise  humeur,  dans 
le  jargon  des  ouvriers  »  (Rigaud). 

Ajoutons  les  vocables  : 

Batte,  bath,  beau,  joli,  proprement,  battant  (neuf),  mot 
d'apache  et  do  fille:  «  Ben,  tu  sais  que  t'as  été  hath...  C'est 
batli!  déclara  Rosalie  »,  Rosny,  Rues,  p.  14  et  47. 

Ce  vocable  a  fait  fortune  en  passant  successivement  : 

Chez  les  troupiers:  «  Ah  bah!  une  bath  garnison  hein?  » 
Courteline^  Train,  p.  156. 

Chez  les  typos  :  Batte,  très  bien  (Boutmy). 

Chez  les  ouvriers  en  général  :  «  Et  les  gas  lui  ont  donné 
un  bat/i  coup  d'épaule  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894, 
p.  36. 

On  lit  pour  la  première  fois  ce  mot  *  dans  une  pièce  argo- 
thique  en  vers,  l'Assommoir  de  Belleville,  de  1850.  C'est  une 
forme  abrégée  de  batif  (dans  Vidocq),  parallèle  à  battant, 
même  sens  (dans  Oudin),  expression  vulgaire  d'origine  tech- 

1.  Il  niauifue  encore  à  Fr.-Michnl  (1856). 


218  FACTEURS    SOCIAUX 

nique  :  cf.  battandier,  batteur  de  chanvre,  et  dans  l'ancienne 
langue,  battre  comme  toile. 

Gomme  ses  synonymes  chouette  et  rupin,  le  mot  bath  est 
partout  populaire  :  «  Un  bon  patron  est  bath,  du  bon  vin  est 
bath,  le  bon  fricot  est  bath;  être  bien,  c'es-t  être  bath  »  (Ros- 
signol). 

Blase,  nom  patronymique,  proprement  blason  (ironique- 
ment) :  «  Je  prends  la  piaule  sous  faux  blase  »,  Méténier, 
Lutte,  p.  195. 

Bingre,  bourreau  («  qui  n'est  pas  petit-fils  de  bourreau  », 
Rossignol),  nom  euphémique  :  c'est  la  forme  nasalisée  de  bi- 
gre, parallèle  à  l'angevin  bouingre,  pour  bougre  (Bruant,  Bue, 
t.  Il,  p.  76). 

Bourrache,  la  Cour  d'Assises,  qui  fait  suer  le  malfaiteur 
comme  la  plante  sudorifique  de  ce  nom;  par  contre,  la  Cour 
de  Cassation  s'appelle  Rebectage,  c'est-à-dire  réconfort,  guéri- 
son  :  le  voleur  en  attend  l'amélioration  de  sa  situation  critique. 

Centrée,  nom  propre  (Rossignol),  point  capital  pour  la  sûreté 
du  voleur. 

Mastic,  individu,  synonyme  de  mastoc  (cf.  au  Canada,  une 
face  de  mastic,  pour  une  figure  replète  et  d'un  jaune  pâle)  : 
«  Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  être  que  ce  mastic-lk  ?  »  Hirsch, 
Le  Tigre,  p.  252. 

Pâmeur,  poisson  («  hors  de  l'eau  il  se  pâme  »,  Rigaud)  : 
<(  Pas  plus  de  traînée  qu'un  becquant  dans  l'air  ou  qu'un  pâ- 
meur en  Seine  »,  Hirsch,  Le  Tigre,  p.  172. 

Père  la  Tuile,  Dieu,  par  allusion  aux  tons  rouges  de  la  bri- 
que, même  représentation  que  son  synonyme  plus  ancien  Ha- 
riadan  Barberousse  '  :  «  Tiens,  regarde  donc  le  ratichon  qui 
bécote  le  Père  la  Tuile  qui  pionce  sur  l'arbalète  »  (Virmaitre, 
Suppl.). 

Poteau,  chef  de  bande,  représentant  moderne  de  l'archisup- 
pôt  du  royaume  de  l'Argot. 

Badiner,  rentrer,  arriver,  verbe  tiré  de  radin,  gousset, 
comme  les  synonymes  engalner,  arriver  (Hayard)  et  rengai- 
ner, rentrer  (Rigaud)  :  «  L'autre  soir...  je  radinais  à  la  piaule  », 
Méténier,  Lutte,  p.  226. 

Terme  passé  chez  les  troupiers  ;  «  Nous  radinons  à  Saint- 
Mihiel,  des  canassons  à  ramener  »,  Courteline,  Train,  p.  73. 

I.  Voir,  sur  ce  nom,  nos  Sources  de  l'Argot  ancien-,  t.  II,  p.  373. 


àPACHES  219 

Et,  par  l'intermédiaire  de  ceux-ci,  généralisé  dans  le  peu- 
ple (Bruant,  Rue,  t.  I,  p.  182). 

Rigolo,  revolver,  proprement  joyeux  compère  (appellation 
ironique)  :  ((  Qu'on  m'embête,  je  regarde  pas  à  un  coup  de  lin- 
gue ni  à  faire  aboyer  le  rigolo  »,  Rosny,  Marthe,  p.  6. 

Sucre  de  pomme,  pince  à  effraction  (Rossig^nol),  allusion  à 
la  forme  de  l'outil. 

Le  jargon  des  forçats  est  le  môme  que  celui  des  voleurs, 
quelque  ternies  spéciaux  mis  à  part  ^  Contentons-nous  de 
mentionner  les  deux  suivants  qui  ont  vu  s'élargir  leur  sphère 
primitive  : 

Perpète,  perpétuité,  dans  l'expression  à  perpète,  condamné 
à  perpétuité,  a  passé  dans  le  bas-langage  :  «  Vous  voudriez 
que  ça  dure  à  perpète  »,  Père  Peinard,  20  mars  1891.  —  «  Tous 
les  jours  on  voit  monter  le  bouillon  salé  (il  s'agit  de  l'Océan)... 
puis  il  se  baisse  pour  se  relever  à  nouveau,  et  ainsi  à  per- 
pète »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  30. 

Tirer,  terme  de  bagne,  pour  subir  une  condamnation,  une 
peine,  proprement  tirer  des  longes,  faire  plusieurs  années  de 
prison  :  «  Le  ratichon,  qu'a-t-il  mangé  (=  avoué)  pour  tirer 
vingt  longes?  »  Mémoires  d'un  forban,  1829,  p.  84.  —  «  Je 
tire  cinq  berges  à  la  Centrouse  de  Melun  »  (Virmaître). 

Terme  passé  tout  d'abord  chez  les  troupiers  :  «  L'idée  de 
tirer  quinze  jours  à  l'ombre...  Oui,  comme  ça,  je  tire  de  la  cel- 
lule... »  —  «  Ne  te  fais  donc  pas  de  bile!  Pus  que  quatre  ans  à 
tii^er  et  tu  seras  de  la  classe  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  219  et  306. 

Ensuite  généralisé  :  «  11  y  a  tiré  quatre  berges,  le  malheu- 
reux »,  Père  Peinard,  3  janvier,  1892,  p.  2. 

3.    —  Termes  spéciaux. 

La  décapitation  par  la  guillotine,  adoptée  le  20  mars  1792, 
produisit  toute  une  nomenclature,  d'origine  en  grande  par- 
tie vulgaire,  qui  fit  rapidement  fortune. 

1.  Voir  H.  Brissac,  Souvenirs  de  prison  et  de  bague,  Paris,  1880  (livre  d'un 
journaliste  qui  a  pris  part  à  la  Commune).  —  Liard  Courtois,  Souvenirs  de 
bagne,  190j  (l'auteur,  anarchiste,  fut  condamné  à  cinq  ans  de  travaux  forcés). 
—  Alph.  Hximhert,  Montagne,  1912  (journaliste  et  homme  politique,  condamné 
eu  1871  aux  travaux  forcés  à  perpétuité,  fut  amnistié  en  1879). 

Les  ouvrages  de  Jean  Carol  (Le  Bagne,  Nouvelle  Calédonie,  1903)  et  de  Paul 
Mirmande  {Forçais  et  Proscrits,  1897),  ce  dernier,  ancien  directeur  de  la  Nou- 
velle, n'ont  qu'une  valeur  pittoros(iue. 


330  FACTEURS    SOCIAUX 

Le  terme  le  plus  général,  raccourcir,  g-uillotiner,  remonte  à 
cette  époque'  :  «  Raccourcir.  Mot  révolutionnaire  qui  signifie 
trancher  la  iôte  à  quelqu'un,  lui  faire  subir  le  supplice  de 
la  guillotine  »  (d'Hautel). 

On  le  lit  fréquemment  dans  le  pamphlet  d'Rébert  :  «  Grand 
jugement  du  Père  Duchêne  qui  condamne  Louis  le  Traître  à 
être  raccourci  avec  l'infâme  Antoinette  et  toutes  les  bêtes  fé- 
roces de  la  ménagerie,  pour  avoir  voulu  mettre  la  France  à 
feu  et  à  sang  et  fait  égorger  les  citoyens  y),  Père  Duchêne, 
n°  165,  p.  1. 

Et  dans  les  Pièces  du  procès  Babeuf  de  la  même  époque,  t. 
I,  p.  134  : 

Nous  vous  raccourcissons, 
Vos  tètes  tomberont, 
Dansons  la  carmagnole  ! 

Aujourd'hui,  ce  terme  est  encore  très  usuel:  «  Ohl  la  cra- 
pule, quelle  canaille,  en  voilà  un  qui  ne  l'aura  pas  volé  si  on 
le  raccourcit  »,  Poulot,  p.  161.  —  «  Tous  poussèrent  un  cri 
d'horreur.  En  voilà  un,  par  exemple,  qu'ils  seraient  allés  voir 
raccourcir  avec  plaisir  !  »  Zola,  Assommoir,  p.  278. 

€'est  un  sens  éminemment  populaire;  cf.  Oudin  (1640)  :  «  On 
lui  a  accourci  d'un  pied,  c'est-à-dire  on  lui  a  tranché  la  teste  »  ^. 

A  coté  de  racourcir,  on  lit  de  nombreux  synonymes  dans  la 
feuille  d'Hébert,  dont  la  plupart  accusent  une  origine  vul- 
gaire incontestable.  Citons  les  suivantes  qui  sont  universelle- 
ment connues  : 

Mettre  la  tête  à  la  fenêtre,  c'est-à-dire  à  la  fenêtre  de  la 
guillotine,  dont  le  châssis  peut  se  mouvoir  verticalement  dans 
une  coulisse  (variante  :  mettre  la  tête  à  la  lunette)  :  «  Que  la 
Convention  établisse  une  douzaine  de  tribunaux  pour  faire 
mettre  promplemont  la  tête  à  la  fenêtre  à  la  louve  autrichienne, 
à  l'infâme  Brissot  et  aux  autres  CQquins  qui  ont  trahi  le  peu- 
ple et  allumé  la  guerre  civile...  Que  la  Convention  fasse  promp- 
tement  mettre  la  tête  à  la  lunette  à  l'infâme  Brissot,  à  la  louve 
autrichienne...  »,  Père  Dur/iêne,  n"  278,  p.  i  et  n"  286,  p.  1. 

1.  Aucun  recueil  lexicographique  de  l'époque  révolutionnaire  ne  donne  ce 
terme  (il  manque  au  Dictionnaire  général). 

2.  David  Martin,  Parlement  Nouveau,  Strasbourg,  1637,  ch.  LX  («  Du  Bour- 
reau »),  cite  cette  expression  avant  Oudin  :  «  L'office  du  bourreau  est  de... 
leur  {aux  malfaiteurs)  trancher  la  teste,  les  décapiter,  décoller  ou  faire  car- 
dinaux en  Grève,  accourcir  d'un  demi-pied...  » 


APAGHES  231 

Expression  encore  vivace  :  «  Oh  !  faut  avoir  un  rude  cœur 
au  ventre  pour  pas  caner  qu'on  va  mettre  le  nés  à  la  fenê- 
tre ..  »,  Méténier,  Lutte,  p.  289. 

Cette  locution  est  également  d'origine  vulgaire.  David  Mar- 
tin mentionne  une  expression  analogue  relative  à  la  pendai- 
son :  «  L'office  du  bourreau  est  de  pendre  iiaut  et  court  les 
criminels  ou  malfaiteurs,  les  brancher,  les  noyer  sur  un  noyer, 
les  faire  danser  sous  la  corde,  leur  donner  le  moine  par  le  col, 
les  {q.\tq  regarder  par  une  fenêtre  àQ  corde,  les  estrangler...  '  » 

Sébastien  Mercier,  à  propos  des  fêtes  de  la  Raison,  attribue 
cette  métaphore  et  quelques  autres  aux  Montagnards  :  «  L'air 
retentissait  du  rugissement  de  ces  tigres  ;  les  mots  de  guillo- 
tine, de  rasoir  national  ^  de  mettre  la  tête  à  la  petite  fenêtre, 
de  raccourcissement  patriotique,  termes  mignons  des  mon- 
tagnards, frappoient  tour  à  tour  toutes  les  oreilles^  ». 

Mercier  a  oublié  une  autre  expression  devenue  également 
populaire  :  rouler  sa  tête  clans  le  sac.  aujourd'hui  cracher  (ou 
éternuer)  dans  le  sac  (ou  dans  le  son),  c'est-à-dire  dans  le  sac 
de  sciure  destiné  à  étancher  le  sang  du  supplicié. 

On  la  lit  dans  la  feuille  d'Hébert  :  «  Braves  Sans-culottes, 
vous  allez  voir  aujourd'hui  (16  octobre  1793)  sauter  la  tête  de 
l'abominable  furie  qui  vouloit  vous  accabler  de  fers...  Ne 
l'abandonnez  pas  jusqu'à  ce  que  sa  tête  ait  roulé  dans  le  sac  », 
Père  Duchêne.  n"  298,  p.  7. 

Elle  subsiste  toujours:  «  Ce  malin,  à  quatre  plombes  et  mè- 
che, Guigne-à-Gauche  a  craché  dans  le  sac,  place  de  la  Ro- 
quette »,  Méténier,  Lutte,  p.  288.  —  «  J'éternuerai  dans  le  son 
et  on  me  conduira  ensuite  au  Champ  de  navets  »,  Beauvillier, 
Mémoire  (dans  le  Figaro  du  4  août  1873). 

Hébert  emploie  finalement,  avec  le  même  sens,  deux  autres 
métaphores  tirées  des  noms  do  jeux  d'enfants  :  jouer  à  la  boule 
et  jouer  à  la  main  chaude,  allusion  à  la  posture  du  patient, 
le  condamné,  rais  sur  la  bascule,  ayant  les  mains  attachées 
derrière  le  dos  :  «  Je  craindrais  toujours  les  têtes  couronnées 
jusqu'à  ce  ([uo  je  joue  à  la  boule  ^  avec  elles...  Les  bons  avis 

1.  Ouvr.  elle.  Cf.  Oudin  (1640),  v  fenestre  :  «  Regarder  par  une  fenestre  de 
chanvre,  i.  e.  estre  pendu  ». 

2.  Tonne  qu'on  lit  souvent  dans  le  Père  Duchêne. 

3.  S.  Mercier,  Le  Nouveau  Paris,  1799,  t.  YI,  ch.  GLXVl  :  Fêtes  de  la  Rai- 
son. 

4.  ('.ette  expression  se  rencontre  fréquemment  dans  le  vocabulaire  des  bri- 
gands Chauffeurs  de  l'an  1800  (voir  nos  Sources,  t.  II,  p.  92  et  96). 


222  FACTEUKS'SOC[AUX 

à  la  Convention  pour  qu'on  fasse  promptement  yoïier  le  géné- 
ral à  la  main  chaude,  attendu  qu'il  est  le  chef  de  tous  les  bri- 
gands», Père  Dachêne,  \V'  174,  p.  7,  et  n""263,  p.  1. 

Cette  dernière  expression  est  donnée  par  d'Hautel  :  «  Jouer 
à  la  main  chaude.  Au  propre,  mettre  une  main  derrière  son 
doSj  comme  au  jeu  de  la  main  chaude.  Le  peuple,  dans  les 
temps  orageux  de  la  Révolution,  disait,  en  parlant  des  nom- 
breuses victimes  que  l'on  conduisait  à  la  guillotine,  les  mains 
liées  derrière  le  dos,  ils  vont  Jouer  à  la  main  chaude  ». 

Elle  a  également  survécu  :  «  Encore  un  que  je  voudrais  voir 
Jouer  à  la  main  chaude  »,  Méténier,  Lutte,  p.  290. 

L'unique  survivance  du  passé  est  veuve,  potence  ou  gibet  ', 
terme  appliqué  à  la  guillotine  après  l'abolition  de  la  pendai- 
son :  «  Je  trouverai  des  guibolles  pour  marcher  devant  la 
veuve  »,  Méténier,  Lutte ^  p.  149. 

Ajoutons  que  les  termes  policiers  encore  vivaces  remontent 
également  à  un  passé  plus  ou  moins  éloigné  :  Violon  et  souri- 
cière sont  déjà  usuels  à  l'époque  révolutionnaire  et  le  premier, 
au  sens  de  corps  de  garde,  accuse  une  association  d'idées  très 
ancienne';  ligotte  ei  panier  à  salade  sont  dans  Vidocq  et  ont 
passé  dans  la  langue  générale  :  «  Ce  surnom  de  panier  à  sa- 
lade vient  de  ce  que,  primitivement,  la  voiture  était  à  claire- 
voie  de  tous  côtés,  les  prisonniers  devaient  y  être  secoués 
absolument  comme  des  salades^  ». 

L'argot  des  voleurs  de  nos  jours  ne  vit  donc  que  de  souve- 
nirs du  passé,  de  décalques  de  l'ancien  vocabulaire  ou  d'ex- 
pédients purement  formels.  En  fait,  il  n'existe  plus  à  l'état  de 
langue  spéciale,  mais  tout  simplement  comme  un  des  nom- 
breux aspects  de  l'idiome  populaire  parisien. 

Depuis  que  le  jargon,  avant  de  disparaître  comme  langage 
fermé,  a  trouvé  un  dernier  refuge  dans  le  bas-langage,  on 
peut  dire  que  l'argot  proprement  dit,  celui  dont  les  malfai- 
teurs se  sont  servis  pendant  des  siècles,  est  mort,  bel  eT  bien 


1.  Victor  Hugo  donne  à  ce  mot  le  sens  de  corde  à  pendre  [Misérables,  I.  V, 
p.  a06)  :  i  Grimper  par  ce  tuyau  avec  cette  veuve  »),  et  cette  acception  erro- 
née a  passé  chez  Kigaud  et  ailleurs. 

2.  Voir  nos  Sources,  t.  I,  p.  73  à  74.  Cf.  Balzac,  Splendeur  des  Courlisanes. 
1841),  IIIc  partie,  p.  4  (éd.  1855)  :  «  Les  inculpés  sont  emmenés  au  corps-de- 
garde  voisin,  et  mis  dans  ce  cabanon  nommé  par  le  peuple  violon,  sans  doute 
parce  qu'on  y  fait  de  la  musique  ;  on  y  crie  et  on  y  pleure  ». 

3.  Balzac,  oiivr,  cité,  p.  2. 


APACHES  223 

mort.  Les   apaches  parlent   essentiellement  la  môme  langue 
que  les  autres  basses  classes  de  la  société  parisienne. 

Ce  n'est  pas  là  confondre  le  jargon  avec  le  bas-langag-e, 
comme  le  croyait  Darmesteter '.  Il  ne  s'agit  nullement  d'une 
confusion,  mais  de  la  fusion  effective  de  ces  deux  catégories 
linguistiques.  Elles  ne  forment  aujourd'hui  qu'un  seul  idiome 
populaire,  qu'un  organe  unique,  commun  à  tous  les  groupe- 
ments sociaux,  légalement  ou  illégalement  constitués. 

1.  «  Confondre  la  langue  populaire  avec  l'argot,  parce  qu'elle  renferme  des 
mots  d'argot,  c'est  commettre  la  même  erreur  que  si  on  la  confondait  avec 
la  langue  savante  sous  prétexte  que  des  mots  savants  y  sont  entrés  »,  Ar- 
sène Darmesteter,  La  Créalion  des  mois  nouveaux,  1877,  p.  39. 


CHAPITRE    II 

GUEUX 


Les  mendiants  ont  fourni  à  toutes  les  époques  des  contin- 
gents aux  bandes  de  malfaiteurs.  Ils  ont  eu  de  bonne  heure 
une  organisation  hiérarchique  qui  a  passé  au  royaume  de 
l'Argot.  Leurs  fausses  maladies  pour  apitoyer  les  âmes  sensi- 
bles ont  provoqué  à  différentes  reprises  les  protestations  indi- 
gnées des  écrivains.  Eustache  Deschamps  fulmine  contre  eux 
au  xiv*^  siècle  et  au  début  du  xvi",  le  célèbre  Corneille  Agrippa 
les  crible  de  son  ironie  indignée  : 

«  Il  y  a  un  autre  genre  de  scélérats  qui  professent  la  mendi- 
cité :  ce  sont  ceux  qu'on  nomme  par  dérision  Gueux  à  mira- 
cles, par  la  raison  qu'ils  sont  sains  ou  malades,  quand  il  leur 
plaît.  En  effet,  ces  marauds  des  saints  n'ont-ils  pas  les  secrets 
pour  se  blesser,  pour  s'estropier,  pour  enfler,  pour  se  couvrir 
tout  le  corps  de  plaies,  de  chancres  et  d'ulcères  ?  Tous  ces 
maux-là  ne  durent  que  le  jour;  et  il  n'est  pas  sans  exemple, 
qu'on  ait  quelquefois  surpris  la  nuit  ces  impotens  dansant,  bu- 
vant, faisant  grande  chère  et  bonne  vie  aux  dépens  de  leurs 
bienfaiteurs,  à  la  sottise  et  à  la  crédulité  desquels  ils  choquent 
le  verre  sans  se  lasser  »  '. 

Dès  cette  époque,  leur  langage  secret  se  confond  avec  celui 
des  voleurs,  et  le  mystère  dauphinois  des  Trois  Doms,  repré- 
senté en  1509  à  Romans  (Drôme),  nous  en  fournit  un  curieux 
témoignage.  Des  bêlitres,  comblés  d'aumônes  par  les  trois 
doms  ou  seigneurs,  se  félicitent  de  leur  aubaine  (v.  4983  et 
suiv.)  : 

LE    PREMIER  PAUVRE. 

Que  te  semble  de  nostre  advoir  ? 
Avons  nous  pour  fere  grant  chère  ? 
N'esse  pas  pour  fere  debvoir, 
Et  gaudir  broucr  sus  l'encliiere  ? 

1.  De  Vanitate  Scietitiarum,   Cologne,  1527,   ch.    LXV  («  Mendicité  »)  ;  nous 
citons  d'après  la  version  de  Guedeville,  Leyde,  1726,  p.  830  à  847.  Cette  page 


«UEUX  225 


Si  nostre  millo  nn  n'est  tiere, 
Nous  luy  remplirons  sa  fouillouse. 
Que  te  sambie  de  la  matière  ? 

Lie  SKCOND  PAUVRE. 

Je  ne  scey  sus  ([uoy  Ton  proupose, 
S'on  pouvoit  avoir  une  louse. 
Pour  aitbert  qu'on  mist  sus  la  dure, 
Nous  serions  bi<^n. 

Les  vocables  relevés  se  trouvent  déjà  dans  le  jargon  des 
Coquillards  dijonnais  de  1433  et  dans  les  Ballades  en  jargon  de 
Villon  do  1437.  ^ 

Termes   spéciaux. 

Le  nombre  dos  termes  particuliers  aux  mendiants  qui  ont 
passé  dans  le  bas-langage  parisien  n'est  pas  considérable, 
mais  caractéristique.  Voici  les  plus  significatifs  : 

Arlequin,  rogatons  ramassés  dans  les  restaurants  et  vendus 
dans  les  marchés  aux  miséreux:  «  C'est  avec  les  rogatons 
qu'on  compose  les  arlequins.  Le  nom  vient  de  ce  que  ces  plats 
sont  composés  de  pièces  et  de  morceaux  assemblés  au  hasard, 
absolument  comme  l'habit  du  citoyen  de  Bergame  »,  Privât 
d'Anglemont,  183i,  p.  43.  —  «  Elle  tombait  aux  arlequins, 
dans  les  gargotes  borgnes,  où,  pour  un  sou,  elle  avait  des  tas 
d'arêtes  de  poisson  mêlées  à  des  rognures  de  rôti  gâté  », 
Zola,  Assommoir,  p.  416. 

Ce  mot  se  lit  pour  la  première  fois,  en  1828,  dans  les  Mé- 
moires de  Vidocq  (t.  IV,  p.  93)  :  «  Un  arlequin  qu'il  avait  acheté 
au  marché  de  Saint-Jean,  »  avec  cette  note  :  «  Petit  tas  de 
viandes  mélangées  que  l'on  vend  à  la  halle  pour  les  chats, 
pour  les  chiens  et  pour  les  pauvres  ». 

Balader  ou  hallader,  aller  demander  l'aumône,  mot  de  gueux 
par  excellence:  «...  qui  permettent  que  les  frères  puissent 
truchcr  et  hallader  cinq  ou  six  luysaiis  (  =  mois)  »,  lit  on  dans 
le  Jargon  de  V Argot  réformé  de  1628,  p.  30. 

Ce  verbe  qui  signifie  proprement  chanter  des  ballades  (sens 
usuel  en    moyen   français)   fait   allusion   à   une   pratique   des 

peu  connue  peut  être  ajoutée  aux  nombreux  textes   sur  la  Cour  des  Miracles 
qu'on  trouvera  dans  nos  Sources,  t.  I,  p.  54  à 'o6,  245  et  297. 

1.  Rappelons  sur  les  Gueux  les  recueils  poétiques  de  Richepin,  Bruant  et 
Jehan  Rictus. 

15 


22G  FACTEURS    SOCIAUX 

incndianls  cl o  jadis  :  ils  conlretaisaionl  les  a\Guglps  et  allaient 
par  les  villes  jouant  de  la  vielle  et  chantant  dos  ballades  dans 
les  carrefours.  Le  Liber  Varj  ctorum  do  lolO  parle,  dans  son 
XXVllT'  chapitre,  des  musiciens  aveugles  qui  jouent  sur  lo 
luth,  devant  les  ég-lises,  chantant  des  airs  relatifs  à  des  pays 
qu'ils  n'ont  jamais  vus  et  font  un  conte  sur  l'orig'ine  de  leur 
cécité. 

Du  sons  de  mendier,  en  allant  d'un  endroit  à  l'autre,  bala- 
de/' acquit  l'acception  générale' de  se  promener  sans  but,  ac- 
ception devenue  populaire  V.  donnée  comme  telle  déjà  par 
Vidocq  (1837)  et  aujourd'hui  courante  à  Paris  et  dans  les  pro- 
vinces'. 

Engueuser ,  séduire  par  do  belles  paroles,  à  la  manière  des 
g'ueux  qui,  pour  s'attirer  la  bienveillance  charitable,  ali'ec- 
taient  des  airs  humbles  et  cajoleurs.  Ce  verbe  se  lit  fréquem- 
ment dans  lo  poissard  du  xviii''  siècle,  et  tout  particulièrement 
chez  Vadé  :  «  A  c'te "heure-ci  que  Cadet  Hustache  vous  a  en-' 
gueusée,  y  sembe  quand  je  vous  parle  d'amiquié,  ça  vous 
dévoyé  »,  Lettres  de  la  Grenoalllère,  p.  92. 

De  même  dans  lo  pamphlet  révolutionnaire  d'Hébert  : 
«  Ceux  qui  vous  engueusent  avec  leurs  complimens..,  vous  ont- 
ils  jamais  parlé  ce  lang'ag'e  ?  »  PcVe  Duc/iéne,  n°  Hl,  p.  5. 

Le  mot  était  très  populaire  dans  le  premier  quart  du 
xix"  siècle,  d'où  la  censure  répétée  des  g^rammàiriens  :  «  En- 
gueuser,  pour  amorcer,  enjôler,  bercer,  empaumer,  etc.  Ne 
dites  plus  :  Il  m'a  engueusé,  c'est  un  homme  qui  cherche-  à 
engueuser  tout  le  monde  »,  Michel,  1807.  • —  «  Ce  joli  mot  ■ 
d'engueaser  n'a  jamais  trouvé  grâce  qu'aux  oreilles  de  nos 
Midas  du  bas  peuple  »,  Dosgrànges,  1821. 

Littré  le  qualifie  de  «  terme  populaire  et  bas  »  et,  comme 
tel,  il  est  absent  du  Dictionnaire  général  ;  mais  il  continue  à 
être  vivace  dans  le  peuple,  à  Paris  et  en  Franco. 

Pays,  compatriote,  sens  aujourd'hui  usuel  surtout  parmi  les 
soldats,  était,  au  début  du  xyiii»^  siècle,  un  terme  favori  des 
gueux  :  «  Pays  est  aussi  un  salut  de  gueux,  un  nom  dont  ils 

1.  C'est  à  tort  qu'on  y  voit  un  emprunt  méridional:  «  L'argot  de  Paris 
connaît  ballade,  déguisé  sous  la  graphie  balade,  au  sens  de  flânerie...  Il  pa- 
rait emprunté  au  Midi  où  balado  signifie  fête  patronale  où  l!on  danse...  », 
Nyrop,  Grammaire  historique,  t.  IV,  p.  339.  —  La  forme  balade,  ))allade,  est 
archaïque  :  c'est  celle  du  xv^  siècle  (Charles  d'Orléans). 

2.  Le  Glossaire  de  la  Mayenne,  de  Dottin,  donne  à  la  fois:  se  balader,  flâner, 
courir  les  boutiques,  et  balauder,  colporter  une  nouvelle.  • 


GUEUX  227 

s'appellent  l'un  rauLre  quand  ils  sont  du  même  pays.  Ainsi, 
ils  disent,  pour  signifier  bonjour  un  tel,  bonjour  pays  !  adieu, 
pays  !  adieu  un  tel  »  (Philibert  Le  Roux). 

Plusieurs  autres  de  ces  termes  spéciaux  se  rapportent  aux 
noms  donnés  par  les  mendianls  aux  petites  pièces  qu'ils  re- 
cevaient comme  aumùue  : 

Pied,  denier,  mot  qu'on  lit  dans  la  Vie  généreuse  (1596)  et 
dans  le  Jargon  de  V Argot  (1628),  proprement /«/cd  de  nés,  ap- 
pellation ironique  qui  exprime  le  désappointement  des  men- 
diants espérant  recevoir  d'avantage:  cf.  «  avoir  un  pied  de 
nej,  estre  ou  demeuré  fort  cstonné;  Jaii'e  un  pied  de  nés,  faire 
une  lionte  ou  un  affront  »  (Oudin,  16i0).  Ce  mot  de  gueux  a 
survécu,  au  xix*'  siècle,  tout  d'abord  chez  les  voleurs  (  «  rete- 
nue faite  par  les  .tireurs  »,  Yidocq)  ;  ensuite,  part,  compte  : 
«  J'ai  quatre  atouts  dans  mon  jeu,  j'ai  mon  pied  »  (Ros- 
signol). 

Pelot,  sou  (écrit  à  tort  pelaud),  forme  parallèle  à  pelot, 
petit  poil,  c'est-à-dire  un  rien,  une  bagatelle  :  «  11  ne  s'en 
fauldra  un  pelet,  »  lit-on  dans  Rabelais  (1.  III,  ch.  xii). 

Chez  les  mendiants  :  «  Une  infirmité...  de  quoi  ramasser  des 
pélos  à  pleine  sébile  »,  Richepin,  Truandaille,  p.  113. 

Chez  les  apaches  :  «  Piaule  pas,  dit-il,  pour  dix  pélos,  je  lui 
rendrai  vingt  ronds  »,Rosny,  Rues,  p.  77. 

Chez  les  troupiers  :  «  Ça  y  est...  fais  voir  les  pélauds  ». 
Courteline,  Gaietés,  p   256. 

Sens  généralisé  :  «  J'avais  quelques  pélos  en  poche,  je  ris- 
quai le  pa({uet  »,  Almanacli  du  Père  Peinard,  18!)4,  p.  31. 

Récite,  sou,  prop^'ement  âpre  au  toucher,  répondant  à  l'an- 
cien synonyme  des  gueux  Jierpe  ou  herpelu,  liard,  qu'on  lit 
dans  la  Vie  généreuse  (1596)  et  dans  Guillaume  Bouchel  (1598). 
Le  mot  est  familier  aux  apaches  et  aux  filles  :  «  Toutes  ces 
histoires  de  quatre  rèches  ne  mènent  à  rien  »,  Rosny,  Rues, 
p.  Ii9. 

Il  est  devenu  d'un  usage  général  :  «  Je  suis  sans  le  sou,  je 
n'ai  pas  un  rèche  »  (Rossignol). 

Rotin,  sou,  proprement  déconvenue  (de  roter,  être  étonné 
ou  dans  une  grande  colère),  rappelant  l'ancien  synonyme  pied 
(v.  ci-dessus).  Mot  passé  chez  les  voleurs  (Vidocq),  les  ouvriers 
et  le  bas  peuple  (Bruant,  Route,  p.  110)  :  «  T'as  pas  le  rond, 
t'as  pas  le  rotin  f  » 

Le  bâton  a  joué  un  rôle  important  dans  la  vie  du  gueux  : 


228  FACTEUR    SOCIAUX 

il  lui  servait  à  la  fois  comriio  appui  dans  ses  courses  vagabon- 
des et  comme  insLruinent  pour  faire  ses  tours  ou  subtilités  de 
métier.  De  là  cette  double  notion  : 

1"  Mendier  ou  vagabonder,  sens  de  l'ancien  mot  bilUcr, 
mendier,  proprement  aller  avec  son  bâton  ou  bille,  qu'on  lit 
dans  le  Roman  de  la  Rose  : 

10471.  Lors  s'i  puéent  aler  hillier... 

De  même,  (rucher,  gueuser,  du  Jargon  (1()28),  répond  au 
fourbesque  truccare,  vagabonder  (de  trucco,  bâton  de  gueux). 

2°  L'expression  tour  de  bâton  remonte  à  la  môme  source. 
Elle  a  passé  dans  la  langue  littéraire  dès  le  xvi'-  siècle.  On  la 
lit  dans  les  Joyeux  Devis  de  Des  Périers  (nouv.  XVI)  :  «  Beau- 
fort  qui,  de  son  costé,  entendoit  le  tour  de  baston,  voyant  la 
grande  privante  que  luy  faisoit  le  mary  et  le  gracieux  accuril 
que  luy  faisoit  la  jeune  femme,...  trouve  aisément  l'occasion, 
en  devisant  avec  elle,  de  la  conduire  au  propos  d'aimer  ». 

La  Monnoye,  en  commentant  l'expression,  l'explique  ainsi  : 
«  qui ...  entendoit  le  tour  dubaston,  c'est-à-dire  qui  étoit  adroit. 
Proverbe  tiré  du  petit  bâton  avec  lequel  les  joueurs  de  gobe- 
lets font  des  tours  de  passe-passe  »  *. 

Moisant  de  Brieux,  dans  son  opuscule  Les  origines  de  plu- 
sieurs façons  de  parler  triviales  (1672),  pense  que  notre  expres- 
sion fait  allusion  au  bâton  des  maîtres  d'bôtel  :  «  Elle  peut 
tout  aussi  bien  faire  allusion  au  bâton  d'huissier  ou  mieux 
encore  au  bâton  des  juges  suppléants,  qui,  toutes  les  fois  qu'ils 
étaient  appelés  à  remplacer  les  titulaires  dans  le  temps  de  la 
féodalité,  grevoient  les  plaideurs  de  quelque  dépense  surero- 
gatoire  ». 

Borel,  dans  son  Trésor  (16G5),  est  d'un  autre  avis  (v°  ^a^'- 
ton)  :  «  Tour  du  baston,  c'est-à-dire  du  bas  ton.  parce  qu'on  pro- 
met tout  bas  et  dit  à  l'oreille  à  celuy  avec  qui  on  traite,  que 
s'il  fait  réussir  l'affaire,  il  y  aura  quelque  chose  pour  luy  au- 
delà  de  ses  prétentions  ». 

Remarquons  qu'à  partir  du  xyii«  siècle,  notre  expression  a 
subi  une  évolution  de  sens. 

Oudin  la  définit  ainsi  dans  ses  Curiosités  (16i0)  :  «  Le  tour 

1.  Cette  explication  se  lit  encore  dans  le  Dictionnaire  des  proverbes  de  Qui- 
tard  (Paris,  1S42,  p.  123),  dans  Bescherelle  et  dans  Littré  (v°  bâton)  :  i  II  s.iit 
bien  le  tour  du  bâton,  il  est  fin  et  adroit,  il  sait  faire  sa  main,  location  prise 
des  joueurs  de  passe-passe,  qui  ont  d'ordinaire  en  main  un  petit  bâton  ». 


GUEUX  329 

de  baston,  c'est-à-dire  ce  que  l'on  tire  d'un  office,  par  subtilité 
ou  invention  ». 

Philibert  Le  Roux  est  plus  explicite  dans  son  Dictionnaire 
comique  (1718)  :  «  Tour  de  bâton,  c'est  le  savoir  faire  d'une 
personne,  les  profits  qu'elle  a  l'adresse  de  faire  dans  son  mé- 
tier. En  France,  les  fermiers  généraux,  les  intendans,  les  gens 
de  robe  appellent  tour  de  bâton,  ce  qu'est  friponnerie,  volerie, 
et  voilà  sa  véritable  signification  ». 

Et  d'Hautel  répète  à  son  tour  (1808)  :  a. Tour  de  bâton,  es- 
pèce de  correctif  que  l'on  donne  aux  monopoles,  aux  exactions, 
aux  friponneries  que  se  permettent  certaines  gens  dans  leur 
emploi.  L'homme  probe  a  en  horreur  le  tour  de  bâton  ». 

Mais  la  signification  primordiale  est  celle  qu'on  lit  chez 
Des  Périers,  à  savoir  subtilité,  finesse.  Le  tour  de  bâton  était 
en  effet  un  des  trucs  des  mendiants  du  bon  vieux  temps,  et 
voici  ce  qu'on  lit  à  ce  sujet  dans  la  Vie  généreuse  des  Merce- 
lots,  Gueu^  et  Boesniiens,  contenant  la  façon  de  vivre,  subti- 
lités et  gergon  (Lyon,  L596,  p.  9),  à  propos  de  l'initiation  d'un 
jeune  mercelot  : 

fjors  me  présentent  un  baston  à  deux  bouts  et  une  balle,  voir  si 
je  mettrois  bien  ma  balle  sur  le  dos,  me  défendre  des  chiens  d'une 
main,  et  de  l'autre  mettre  la  balle  sur  le  dos  en  mesme  temps,  et 
aussi  si  je  sçavois  Jouer  du  baston  à  deux  bouts  selon  r antique  cous- 
tume,  en  disant:  Je  desroberaij  bien.  Je  ne  sçavois  rien  alors,  mais 
ils  me  monstrerent  fidèlement  et  avec  beaucoup  d'affection  ce  que 
dessus  et  outre  m 'appri mirent  à  faire  de  mon  baston  le  faux  mon- 
tant, le  râteau,  le  quigehabin,  ^  le  bracelet,  Vendosse,  le  courbier,  et 
plusieurs  autres  bons  tours. 

Ce  sont  là  de  «  subtiles  et  sublimes  tours  de  baston,  qui  se 
peuvent  comprendre  par  l'expérience,  »  ajoute  en  note  l'édi- 
teur qui  signe  «  Pechon  de  Ruby,  gentilhomme  breton  ». 

Le  passage  cité  d'un  des  monuments  du  jargon  du  xvi''  siècle 
explique  à  la  fois  le  sens  de  «  tour  subtil  »  ou  «  finesse  de 
métier  »  que  tour  du  bâton  a  dans  la  nouvelle  de  Des  Périers, 
ainsi  que  son  acception  ultérieure  notée  par  nos  lexicographes. 

Cette  expression  proverbiale,  —  comme  cette  autre  subti- 
lité de  gueux,  l'art  àc  plumer  la  poule  sans  crier  ^  qui  remonte 

1.  Propreiiient  attrape-chien  :  tour  subtil  du  bâton  pour  faire  taii-e  les 
chiens. 

2.  Cette  expression  se  lit  fn'iqueniment  aux  xvi«-xvii'^  siècles,  dans  Bran- 
tôme, ïalleniant  des  Réaux,  etc.  Voir  ces  textes  dans  le  Dictiomiaire  de  Fr. 


230  FACTEURS    SOCIAUX 

également  au  xvi''  siècle  et  dérive  de  la  même  source  —  est 
un  curieux  souvenir  de  la  vie  des  gueux  du  passé,  lorsqu'ils 
constituaient  une  véritable  hiérarchie,  ayant  leurs  coutumes 
spéciales,  leurs  rites  d'initiation  et  leur  enseignement  pro- 
fessionnel. 

Mendiants  et  malfaiteurs  ont  do  tout  temps  été  en  rapports 
intimes.  Aux  xv'^-xvi*^  siècles  ils  se  sont  souvent  associés  et 
confondus,  en  adoptant  mutuellement  leurs  langues  spéciales. 
De  nos  jours,  par  leur  vie  vagabonde,  les  gueux  ont  été  un  des 
facteurs  intermédiaires  les  plus  efficaces  pour  l'expansion  des 
termes  de  jargon  dans  l'argot  parisien. 

Michel,  au  mot  nguige-ornie,  goujat:  proprement  attrape-poule  (dans  la  Vie 
r/cnéreuse  de  1596). 


CHAPITBE    III 

TRICHEURS 


Les  jeux  de  hasard  sont  souvent  mentionnés  dans  le  dossier 
des  Coquillards  dijonnais  de  1455  et  leur  jargon  renferme  de 
nombreuses  appellations  pour  désigner  les  filous  chargés  de 
dépouiller  les  naïfs.  Les  vocables  duper  ai  piper,  qui  ont  passé 
dans  la  langue  générale  dès  le  xvi'^  siècle,  ont  été  primitive- 
ment des  termes  de  jargon,  do  même  que  fourbe  et  pigeon^. 
Voleurs,  gueux  et  filous  sont  inséparables. 

L'argot  des  tricheurs  ou  des  joueurs  sur  le  tapis  vert  porte 
le  nom  de  langue  verte,  expression  qu'on  lit  pour  la  première 
fois  dans  le  prologue  d'un  mélodrame  de  Marc  Fournier,  Les 
Nuits  de  la  Seine,  joué  en  juin  1852  à  la  Porte-Saint-Martin. 
Dans  ce  prologue,  intitulé  Le  Professeur  de  Langue  verte, 
un  personnage,  nommé  Ronccveaux,  s'exprime  ainsi:  «  Ah! 
oui,  à  propos,  parlons  d'argot!  Vous  ne  savez  pas?  Depuis  no- 
tre séparation  j'ai  fait  des  progrès  étonnants  dans  les  mystères 
de  la  roulette.  D'un  bout  de  l'Allemagne  à  l'autre,  on  m'a  pro- 
clamé docteur  en  langue  verte.  On  appelle  ainsi.  Madame,  la 
langue  cabalistique  du  tapis  vert.  Je  l'enseigne  à  tous  les  fils 
de  famille  de  Bade  et  de  Brunswick.  J'ai  eu  l'honneur  de  l'ex- 
pliquer même  à  des  têtes  couronnées  ». 

On  sait  que  Delvau  en  a  abusivement  étendu  le  sens  spécial 
à  tout  le  vulgaire  parisien  dans  son  Dictionnaire  de  la  langue 
verte  (1866),  et  cette  acception  nouvelle  a  fait  fortune. 

L  —  Nomenclature. 

Le  plus  ancien  synonyme  du  tricheur  Qsi  f loueur  qu'on  lit 
dans  les  Ballades  en  jargon  de  Villon^^ous  la  forme  môme  de 
floar,  h  côlé  de  celle  phis  fréquente //'oa/'/. 

1.  Cf.  Oudin  (1640)  :  «  Un  piqeon,  une  dupe,  un  homme  qui  se  laisse  attra- 
per ou  tromper  en  quelque  breland  ou  bordel.  Métaphore,  Le  pir/eon  est  au 
Colombie!',  il  est  attrapé,  il  est  pris  ». 


232  FACTEURS    SOCIAUX 

L'une  et  l'autre  '  remontent  au  verbe  f rouer,  tricher  au  jeu, 
qu'on  r-enconlre  également  dans  les  Ballades  : 

Pour  double  de  frouer  aux  arques, 
Gardez-vous  des  coffres  massis  ! 

Ce  verbe  représente  une  métaphore  tirée  du  cri  des  oiseaux 
nocturnes — froa !  J'rou !  —  et  particulièrement  de  la  chouette, 
association  d'idées  du  même  ordre  que  piper  :  on  froue  avant 
de  piper  pour  leurrer  les  oiseaux  "-. 

Les  mots^YoMer,  filouter  au  jeu,  ci  f  loueur  soni  restés  confi- 
nés dans  le  jargon,  d'où  ils  passèrent,  dans  la  première  moitié 
du  XIX''  siècle,  dans  le  bas-langage  parisien.  Bescherelle  ne  les 
donne  que  dans  son  Supplément  (18i5),  et  ce  n'est  qu'en  1878 
qu'ils  passèrent  dans  le  Dictionnaire  de  V Académie^. 

Le  synonyme  piper,  également  métaphore  d'oiseleur,  avec 
le  sens  de  tromper  aux  dés,  se  lit  tout  d'abord  dans  le  dossier 
des  Coquillards  (1455)  et  dans  les.  Ballades  en  jargon  de  Vil- 
lon (1457),  avant  de  faire  son  apparition  dans  des  textes  litté- 
raires du  dernier  quart  du  xv!"  siècle. 

Les  voleurs  étaient  donc  en  môme  temps  des  iloueurs.  C'est 
ce  que  prouve  également  le  mot  filou,  qui  a  commencé  par 
désigner  le  voleur  subtil  avant  de  devenir  le  synonyme  de 
triclieur  :  «  Un  filou,  c'esl-à-dire  un  pippeur  ou  voleur  »  (Ou- 
din,  1640). 

•  Le  idY ma  filou  est  moderne.  11  remonte  au  début  du  xvii"'  siè- 
cle^, et  sa  finale  nous  renvoie  à  la  Bretagne,  à  l'instar  de  gabelou 
et  de  voyou  :  c'est  la  prononciation  provinciale  de  Jileur,  c'est- 

1.  L'alternance  des  liquides  est  un  des  phénomènes  les  plus  fréquents, 
commun  à  la  fois  au  vulgaire  parisien  et  aux  parlers  provinciaux  (v.  ci-des- 
sus, p.  93). 

2.  Gomme  frouer-floiier  ne  remonte  pas  au-delà  du  xv«  siècle  (terme  fonciè- 
rement différent  de  l'ancien  homonyme  fvoer,  briser),  il  est  illusoire  de  le 
rattacher  au  lat.  fraudare  (v.  Meyer-Liïbke,  Dklionnaire,  n"  3487). 

3.  Balzac  s'en  est  le  premier  servi  :  «  Nous  sommes  floués  »,  Cousine  Bette 
(dans  Œuvres,  1846,  t.  XVII,  p.  173). 

4.  Vers  la  même  époque,  on  rencontre  un  liomonyme,  filou,  "au^sens  d'air 
do  chanson  (v.  Fr. -Michel),  qu'on  lit  également  dans  la  Comédie  des  Chan- 
sons de  1640,  acte  V,  se.  5  : 

Pour  vous  endormir  la  belle, 
J'ay  dit  cent  fois  le  filou... 
C'est  également  un  dérivé  de  filer,  dont  le  sens  correspondant  ressort  de 
ces  vers  de  Ricliepin  {La  Mer,  p.  217)  : 

Ecoute  filer  dans  la  nuit 
L'air  qui  brise,  le  Ilot  (jui  luit, 
""  '  Et  le  bateau  qui  se  lialance, 

Et  tâche  à  filer  des  cha?isons. 


TRICHEURS  233 

à-dirc  de  Jîlear  de  laine,  que  Philibert  Le  Roux  donne  comme 
synonyme  do  notre  mot.  Un  Jlleav  de  laine,  c'était  un  voleur 
de  manteaux,  un  détrousseur  de  passants  dans  les  rues,  ce 
qu'on  appelait  au  xvi'^  siècle  un  tire-laine. 

Un  arrêt  du  Parlement,  en  date  du  16  août  1623,  qualifie 
les  voleurs  d'  «  hommes  hardis  se  disant  ^/z/oas  ».  Aux  témoi- 
gnages groupés  par  Fr. -Michel  ajoutons  celui-ci  à  peu  près 
contemporain  de  l'apparition  même  du  mot  et  tiré  de  la  Comé- 
die des  Proverbes,  acte  II,  se.  II  :  «  Et  voyant  qu'il  me  faisait 
la  moue,  je  l'ay  appelle...  chien  defllou,  preneur  de  tabac  ». 

Aujourd'hui,  les  tricheurs  portent  généralement  le  nom  de 
Grecs,  appellation  déjà  attesté  au  xviii^  siècle,  dans  le  Tréooux 
de  1732:  «  Grec,  terme  de  bonneteur  ou  de  filou.  Ils  appellent 
Grecs  ceux  qui  suivent  leurs  tours  infâmes,  et  qui  les  prati- 
quent ».  Au  XIX''  siècle,  le  nom  est  donné  par  Vidocq  (1837)  et 
il  figure  en  français  pour  la  première  fois  dans  le  Supplément 
de  Bescherelle  (1850). 

II.  —  Variétés. 

De  nos  jours,  la  tricherie  se  pratique  surtout  dans  les  foires 
et  les  marchés.  Les  jeux  d'adresse  par  excellence  y  sont  : 

l*"  Le  bonneteau,  jeu  de  trois  cartes  (deux  rouges  et  une 
noire),  dernier  truc  de  l'ancien  bonneteur,  nom  du  xviii®  siècle 
ainsi  défini  par  leTréooux  de  1732:  «  Bonneteur,  filou,  trom- 
peur, surtout  au  jeu...  Apparemment  on  a  appelé  ainsi  ces 
filous,  parce  qu'ils  bonnettent  les  gens  pour  les  engager  au  jeu 
et  les  filouter,  c'est-à-dire  qu'ils  leur  font  des  civilités,  qu'ils 
les  préviennent  d'honnêtetés  pour  les  attirer  au  jeu  », 

Dans  le  «  bonneteau»,  le  compère  qui  amorce  la  proie,  porto 
le  nom  de  comtois,  c'est-à-dire  comte,  appellation  ironique  de 
la  dupe,  devenue  analogiquement  baron  et  marcpàs  et,  par 
corruption,  contre. 

Pour  opérer,  les  bonneteurs  sont  généralement  au  nombre 
de  trois:  le  bonneteur,  qui  tient  le  jeu,  trouvant  presque  tou- 
jours le  moyen  de  dissimuler  la  bonne  carte;  Vengayeur,  qui 
ponte  pour  allécher  les  naïfs  (v.  ci-dessous),  et  le  nonneur, 
qui  guette  l'arrivée  de  la  police. 

2°  Le  calot,  îcu  de  trois  coquilles  creuses  sous  l'une  desquel- 
les le  teneur  place  une  petite  boule,  le  représentant  moderne 
du  biribi. 


234  FACTEURS    SOCIAUX 

Ce  mot  calot  est  d'origine  provinciale  :  dans  le  patois  de 
l'Ouest,  il  désigne  la  coquille  de  noix  et  la  noix  elle-même. 

La  boule  de  liège,  dans  ce  jeu,  est  dite  aussi  rohignolle 
(proprement  testicule),  nom  passé  au  jeu  lui-même;  do  là, 
rohignol,  très  amusant  (Rigaud),  comme  les  boniments  des 
compères  pour  attirer  les  dupes  :  «  Rohignol.  Mot  employé 
comme  superlatif  d'admiration  pour  une  chose  extraordinaire 
qui  dépasse  l'imagination  :  Une  évasion  audacieuse,  c'est  rohi- 
gnol »  (Virraaître). 

Le  terme  général,  pour  désigner  le  truc  qui  empêche  de  ga- 
gner dans  les  jeux  de  hasard,  c'est  arnaque  :  «  Faut  avoir 
l'atout  et  Varnaque  et  du  fil  et  un  tas  de  choses  »,  Richepin, 
^Truandaille,  p.  71.  C'est  un  dérivé  d'arnaquer,  frauder,  ma- 
chiner, prononciation  vulgaire  do  renâcler:  la  tricherie  est 
conçue  comme  une  subtilité  qui  fait  rechigner  la  dupe. 

Varnaque  se  joue  sur  la  voie  publique  et  sur  les  boulevards 
extérieurs'.  Ce  jeu  de  hasard  est  une  vraie  duperie,  le  gagnant 
étant  presque  toujours  Vengayeur  (v.  ci-dessous),  qui  partage 
le  profit  avec  ses  complices. 

III.  —  Termes  spéciaux. 

Le  plus  ancien  terme  de  tricheur  est  truc,  qui  a  acquis  de 
nos  jours  un  développement  considérable  et  appartient  pro- 
bablement au  môme  ordre  d'idées.  On  le  rencontre,  au  sens 
de  «  ruse  »  dès  le  xii"  siècle,  dans  les  Miracles  de  Gautliier  de 
Coincy,  foi.  204  v°  : 

De  truc  savoit  plus  et  de  guile 
Que  toutes  celés  de  la  ville... 

sens    conservé    au    xv"    (Le    Franc,    Champion    des    dames, 
fol.  100  r°): 

Soyez  sagement  escolée 
De  faire  le  trucq  si  couvert, 
Que  chascun  ait  la  bien  alée, 
Et  fust  il  diable  de  Vauvert. 

Et  aujourd'hui  encore  vivace  :  «  Truc.  Façon  d'agir,  bonne 
ou  mauvaise,  synonyme  de  ruse,  tromperie  «(Boutmy)  :  «  Leur 
charité  est  un  fameux  truc...  »,  Mirbeau,  p.  338. 

i.  Voir  la  description  dans  Virmaîtro,  p.  13. 


TRICHEURS  235 

Lo  sens  initial  du  mot  a  dû  être  coup,  coup  d'adresse,  peut- 
être  au  jeu  de  billard  (appelé  truc  dans  certains  endroits). 

Suivons  maintenant  l'évolution  du  terme  dans  le  parler 
vulgaire,  où  il  a  acquis  les  acceptions  suivantes  : 

1°  Habileté,  savoir-faire;  avoir  le  trac,  savoir  s'y  prendre  : 
«  J'ai  le  truc  do  chaque  commerce»,  Balzac,  L'illustre  Gaudis- 
sart,  1832,  t.  VI,  p.  328. 

2°  Ficelle,  secret  du  métier,  chez  les  saltimbanques  :  débiner 
le  truc,  révéler  le  secret  d'un  tour  (Delvau). 

3"^  Entreprise,  métier  qui  fait  vivre. 

Chez  les  voleurs  :  Truc,  manière  de  voler,  profession  de  vo- 
leur (Vidocq). 

Chez  les  tricheurs  :  Truc,  jeu  de  hasard,  pratiqué  dans  la 
banlieue  :  «  On  appelle  truqueurs  ces  gens  qui  passent  leur 
vie  à  courir  de  foire  en  foire,  de  village  en  village,  n'ayant 
pour  toute  industrie  qu'un  petit  jeu  de  hasard  »,  Privât  d'An- 
glemont,  p.  96. 

Chez  les  filles  :  Truc,  raccrochage (Richepin,  Gueux,  p.  187). 

Chez  les  troupiers  :  équipement  (synonyme  de /0M/*6i)  :  «  J'ai 
mon  truc  à  matriculer  pour  à  ce  soir  ;  si  c'est  pas  fait,  je 
ramasserai  de  la  boîte  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  84. 

4°  Commerce  infime  en  plein  air,  petit  trafic  de  toute  sorte 
d'objets  de  vieux-neuf,  d'antiquités  :  «  Le  gamin  de  Paris  fait 
tous  les  petits  commerces  qu'on  désigne  sous  l'appellation  de 
trucs  »  (cité  dans  Rigaud). 

5°  Objet  quelconque,  choseen  général  (synonyme  de /om/'60  : 
«  Nous  arrivons  dans  une  espèce  de  sale  truc,  grand  à  peu  près 
comme  vlà  la  chambre  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  23. 

Les  deux  termes  suivants  remontent  également  au  passé  : 

Eclairer,  miser  au  jeu,  c'est-à-dire  éclairer  le  tapis,  mettre 
les  enjeux  en  évidence  sur  la  table,  sens  attesté  dès  lexvi^  siè- 
cle ^  à  côté  à'éclaireur,  compère  du  grec  chargé  de  dénicher 
des  dupes  (Rigaud).  Le  verbe  a  acquis  le  sens  général  de  : 

1"  Donner  de  l'argent,  payer  d'avance  (dans  l'argot  des 
filles). 

2^  Payer  en  général:  «  Tu  me  dois  trois  francs,  éclaire!  As- 
tu  éclairé  la  dépense?  »  (Rossignol).  —  «  Y  faut  éclairer,  c'est 
six  francs,  sans  compter  la  casse  »,  Monselet,  Voyous,  p.  48. 

1.  Esclairer,  donner  de  l'argent,  se  lit,  au  xvie  siècle,  dans  (lyre  Foucault 
(v.  F.  Brunot,  ie  xvi''  siècle,  p.  241,  note). 


336  FACTEURS   SOCIAUX 

Ce  terme  a  produit  plusieurs  vocables  analogiques  :  Allumer  * , 
payer  :  «  Celui  qui  solde  une  dépense,  allume  »  (Rossignol)  ; 
—  Bougie,  pièce  de  cinq  francs  en  argent  :  «  Combien  qu'i  y 
faudrait  des  bougies  pour  s'éclairer  ?  »  (cité  dans  Bruant,  p.  27). 
—  Veilleuse,  pièce  d'un  franc,  et  demi- veilleuse,  pièce  de  cin- 
quante centimes  :  «  Je  trouve  une  demi-veilleuse  »,  Monselet, 
Voyous,  p.  48. 

Engailler  ou  engager,  allécher  au  jeu,  faire  du  boniment 
(Hayard),  d'où  engayeur,  complice  du  bonneteur  qui  mise  pour 
engager  les  pontes  à  jouer;  il  est  aussi  indispensable  aux  ca- 
melots pour  faire  valoir  leur  marchandise  truquée. 

L'engayeur^  est  le  descendant  moderne  de  l'ancien  gailleux, 
filou,  qu'on  lit  déjà  dans  les  Ballades  de  Villon  : 

Gayeux,  bien  faictz  en  piperie, 
Pour  fuer  les  ninars  au  loing. .. 

Engrainer,  allécher  au  jeu,  proprement  répandre  les  grains 
dans  un  champ  pour  attirer  les  oiseaux,  image  analogue  à 
cell^  des  synonymes  frouer  et  piper  :  «  Autour  des  jeux  de 
hasard,  dans  les  fêtes,  il  y  a  toujours  des  compères  qui  misent 
pour  engrainer  le  jeu,  le  mettre  en  train  et  engager  les  poires 
à  faire  de  même  »  (Rossignol). 

De  là,  le  sens  général  d'attirer  quelqu'un,  de  s'insinuer  près 
de  lui,  sens  depuis  longtemps  populaire  ^ 

Flancher,  jouer,  spécialement  un  jeu  de  hasard,  le  bonne- 
teau ou  le  calot,  proprement  jouer  franchement  ou  à  la  (bonne) 
f languette  ^  sens  ironique;  de  là:  jouer  aux  cartes  ou  à  tout 
autre  jeu  sur  les  places  publiques  (Rossignol)  ;  flancher  au  ga- 
din,  jouer  au  b;juchon  (Delvau);  —  tricher;  —  blaguer,  plai- 
santer (Rossignol),  sens  déjà  donné  par  un  glossaire  argotique 
de  1846. 

Le  dérivé  flanche  a  acquis  un  grand  développement  ;  il  si- 
gnifie : 


1.  On  dit  aussi,  analogiquement,  illuminer  pour  payer  (v.  un  exemple  dans 
H. -France).  C'est  là  une  formation  analogique  purement  livresque. 

2.  Un  autre  sens  est  consigné  dans  Rossignol  :  a  Engayeur,  individu  qui 
par  ses  plaisanteries  arrive  à  faire  mettre  quelqu'un  en  colère.  Engayer  est 
synonyme  de  faire  endéver,  taquiner  ».  C'est  le  saintongeais  engailler,  met- 
Ire  en  colère,  proprement  faire  prendre  la  chèvre  (de  gaille,  chèvre),  verbe 
qu'on  lit  déjà  chez  d'Aubigné  :  «  Mes  désirs  s'engaillenl  sans  cesse...  >  (Œu- 
vres, t.  III,  p.  306). 

?>.  Voir  Nisard,  Etude,  p.  307. 

4.  Vidocq  donne  à  la  fois  flancher  et  flanquer  pour  jouer  franchement. 


TRICHEURS  337 

1'^  Jeu,  surtout  clandestin:  grande  flanche,  ian  do  roulellc 
et  de  trente-et-un  (Vidocq). 

2*^  Boniment  de  camelot:  «  Pour  faire  le  camelot,  pas  besoin 
d'apprentissage,  il  est  vrai  ;  de  l'aplomb,  du  bagou,  voilà  ce 
qu'il  faut;  être  assez  à  l'œil  pour  vanner  àQS  flanches  d'ac- 
tualités, brailler  par  les  rues  et  faire  le  boniment  au  public  », 
Père  Peinard,  23  février  1890,  p.  2. 

3"  Discours,  en  mauvaise  part,  article  de  journal  :  «  Mainte- 
nant que  j'ai  dégoisé  mon  petit  flanche  sur  la  kyrielle  d'an- 
nées »,  Almanac/i  du  père  Peinard,  1894,  p.  5.  —  «  Toutes  les 
semaines  le  Père  Peinard  y  va  de  ses  flanches  »,  Père  Pei- 
nard, 4  janvier  1891,  p.  2. 

4"  Blague,  plaisanterie  (dans  un  glossaire  de  184G). 

5"  Chose  mauvaise  (dans  le  même). 

6'^  Chose  quelconque  que  Ton  connaît  (Rossignol)  :  «  C'est 
mon  flanche:  fricot  et  vinasse  »,  Dçscaves,  Sous-offs,  p.  180. 

Ratisser,  décaver,  ruiner  au  jeu,  même  sens  que  nettoyer  ei 
rincer,  d'où  dépouiller  complètement  :  «  Elle  le  fouilla,  lui 
ratissa  la  nionnaie  »,  Zola,  Assoinnioir,  p.  427. 

Expression  synonyme  de  ratiboiser,  rafler  tous  les  enjeux 
(au  baccara),  d'où  ironiquement  maltraiter,  rouer  de  coups: 
(Rictus,  Doléances,  p.  38)  :  «  On  me  ratiboise,  on  me  saigne, 
on  me  viole...  » 

Ser  ou  sert,  signal  convenu  parmi  les  tricheurs  (mot  déjà 
donné  par  Vidocq),  forme  abrégée  de  service,  qui  a  un  sens 
analogu-e  :  «  facilité  de  filouter  au  jeu  »  (Larchey,  SappL). 
Un  synonyme  plus  récent  est  duce  :  «  Le  complice  d'un  escroc 
au  jeu  de  cartes  envoie  la  duce  à  son  compère,  pour  lui  dire 
la  carte  qu'il  doit  jouer  »  (Rossignol), 

Envoyer  la  duce  *  est  la  même  chose  que  faire  le  télégra- 
plie,  tricherie  de  grec  (Larchey,  Suppl.). 

Verre  en  fleurs,  ou  vert  en  fleur,  au  jeu  de  l'écarté,  jeu 
superbe,  la  main  pleine  de  belles  cartes  ou  d'atouts:  il  y  a 
quatre  ou  cinq  combinaisons  où  le  pigeon  est  toujours  attrapé.  - 
De  là:  monter  le  vert  en  fleur,  tendre  un  piège  (Rigaud),  se 

1.  On  pourrait  en  rapprocher  le  provençal  dusso,  conduit,  tube  par  lequel 
s'écoule  l'eau  d'un  vase  ou  d'une  fontaine. 

2.  Hogier-Grison,  Le  Monde  où  l'on  triche,  p.  212.  Dans  ses  Mémoires, 
ch.  Lxix,  Vidocq,  parle  déjà  du  verre  en  fleur,  et  dans  la  dernière  édition  du 
poème  de  Cartouche  (1827),  on  lit  :  «  Monter  un  ver  (sic),  mentir  pour  décou- 
vrir la  vérité  ». 


338  FACTEURS    SOCIAUX 

monter  le  vert  en  fleur,  s'illusionner  {Dellesale);  croire  que 
c'est  arrivé  (Virmaître).   Expression  d'origine  obscure  ^ 

Le  jeu  de  cartes  a  été  très  fécond  sous  ce  rapport  :  il  a 
fourni  nombre  d'applications  métaphoriques.  Retenons  celles 
qui  se  rapportent  à  notre  sujet. 

Arche,  prendre  Cardie,  prendre  en  faisant  une  levée,  par 
allusion  h  pont,  couper  une  carte  avec  l'atout;  de  là: 

i'^  Ennuyer,  importuner  quelqu'un  :  «  Moi,  ça  commençait 
à  me  fendre  l'arche  »,  Monselet,  Voyous,  p.  48. 

2°  Se  tourmenter:  «  Il  avait  bougrement  l'air  de  se  fendre 
Varche...^-  il  balançait  ses  châsses  »,  Méténier,  Lutte,  p.  291. 

Banque,  mise  de  celui  qui,  aux  jeux  de  hasard,  tient  le  jeu 
contre  tous  les  autres,  terme  passé  chez  les.  marchands  fo- 
rains : 

1"  Métier  de  saltimbanque:  «  Nous  verrons  si  tu  as  des  dis- 
positions pour  la  banque...  les  premiers  six  mois  tu  seras  bien 
nourri,  bien  vêtu;  au  bout  de  ce  temps,  tu  auras  un  sixième 
de  la  manche  »,  Vidocq,  Mémoires,  éd.  Villiod,  t.  1,  p.  H. 

De  là  l'expression /aire  de  la  banque,  aussi  avec  le  sens: 
faire  valoir  la  marchandise,  faire  le  boniment;  et  le  dérivé 
banquiste,  forain,  propriétaire  d'une  grande  baraque,  saltim- 
banque. 

2'-  Escroquerie,  tromperie  {banquiste,  escroc). 

Comète,  ancien  nom  de  la  manille  (une  des  cartes  y  portait 
la  figure  d'une  comète).  Le  carabin  de  la  comète  était  jadis 
le  joueur  qui  risquait  un  coup,  d'où  l'acception  de  filou  :  «  On 
nous  prends  bien  plus  tôt  pour  des  carabins  de  la  comète  !  », 
s'écrie  un  des  personnages  de  la  Comédie  des  Proverbes,  acte 
III,  se.  I.  Aujourd'hui  comète  désigne  le  grec  qui  opère  lui- 
même,  ensuite  le  vagabond,  le  sans-asile;  filer  (ou  refiler)  la 
comète,  c'est  se  coucher  à  la  belle  étoile  :  «  J'étais  fatigué  de 
filer  la  comète,  j'en  avais  assez  de  la  belle  »,  Méténier,  p.  121. 

Couper,  couper  dans  le  pont,  couper  le  jeu  de  cartes  à  l'en- 
droit oii  le  tricheur  lui  a  donné  une  courbure  imperceptible 
(cf.  être  heureux  à  la  coupe,  gagner  en  trichant);  de  là  : 

1"  Tomber  dans  un  piège  (sens  usuel  parmi  les  malfaiteurs): 
«  Il  y  en  a  deux  en  surbine  et  un  autre  tricard,  ils  n'y  cou- 
peront pas  »,  Méténier,  Lutte,  p.  196. 

1.  Voir,  pour  des  essais  d'interprétation,  le  Supplément  de  Larchey. 

2.  Le  condamné  à  être  guillotiné. 


TRICHEURS  339 

2"  Eviter  adruitomcnl  une  faliguo  ou  un  travail  (à  la  ca- 
serne) :  «  Tout  l'art  Je  celui  qui  la  connaît  consiste  à  couper 
à  tout  ce  qu'il  a  raison  de  craindre  »  (Ginisly)  ;  n'y  pas  cou- 
per, aller  en  prison  ou  à  la  salle  de  police.  —  «  Ils  trouvaient 
mille  prétextes  pour  couper  à  l'exercice  »,  Descaves,  Soas- 
OJfs,  p.  56.  —  «  Si  vous  êtes  pincé,  vous  n'y  coujjcj  pas  moins 
de  soixante  jours  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  41. 

3'^  Eviter,  en  général  :  «  Si  jamais  y  en  avait  un  de  vou.^ 
autres  qui  donnait  un  poteau,  je  promets  quil  n'y  coupera 
pas  d'avaler  sa  fourchette...  La  preuve,  c'est  que  les  traîtres 
n'y  couperaient  pas  d'avoir  mon  couteau  dans  le  ventre  », 
Rosny,  Rues,  p.  179  et  318. 

4'^  Croire  naïvement  :  «  Couper,  accepter  comme  vrai  une 
chose  qui  n'est  pas,  croire  à  la  véracité  d'un  récit  plus  ou 
moins  vraisemblable  ;  je  ne  coupe  pas,  je  n'en  crois  rien  » 
(Boutmy)  :  «  Dites  y  qu'e//e  ne  coupe  pas  dans  les  boniments 
d'Adolphe  »,  Méténior,  Lutte,  p.  91.  —  «  Faut-il  couper  dans 
les  prédictions  de  Nostradamus  ?  Evidemment  non  !  »  Alma- 
nach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  37. 

Faucher,  perdre  tout  son  argent  au  jeu,  par  allusion  au  ta- 
pis vert,  d'où  fauché,  ruiné,  sans  le  sou  (synonyme  de  coi^pe), 
sens  généralisé  (Rictus,  Doléances,  p.  12). 

Vade,  somme  avec  laquelle  un  des  joueurs  ouvre  le  jeu  de 
brelan,  a  acquis  le  sens  de  foule  de  curieux,  de  rassemblement  : 

Cliez  les  forains  :  «  Le  camelot  fait  un  vade  pendant  que 
des  complices  fouillent  les  poches  des  badauds  »  (Virmaître). 

Chez  les  malfaiteurs  (déjà  dans  Vidocq)  :  «  Toute  la  vade 
qui  grouillait  autour  de  moi  »,  Méténier,  Lutte,  p.  291. 

Ces  données  trouveront  un  complément  éventuel  dans  le 
chapitre  suivant. 


CHAPITRE   IV 

CAMELOTS  1 


Descendant  moderne  de  l'ancien  coesmelot,  pclit  mercier, 
le  camelot  -  en  a  essentiellement  gardé  le  métier:  il  est  avant 
tout  mercelot,  colporteur,  soit  ambulant  comme  marchand 
de  bimbeloteries  ou  d'habits  ^  soit  stable  comme  employé 
de  magasins  de  mercerie. 

Colporter  des  marchandises,  en  courant  les  rues  ou  la  cam- 
pagne, c'est  chiner,  proprement  s'éciiiner  en  portant  des  far- 
deaux, travail  pénible. 

De  là  des  acceptions  multiples: 

1"  Courir  les  rues,  pour  acheter  de  vieux  vêtements  ou 
pour  vendre  des  chiffons  (Rossignol). 

2"  Travailler  çà  et  là,  trimbaler  (Bruant,  Roule,  p.  51). 
«  Rémonencq...  allait  chiîier  (le  mot  technique)  dans  la  ban- 
lieue de  Paris...  Le  métier  de  chineur,  tel  est  le  nom  descher- 
clieurs  d'occasion,  du  verbe  chiner,  aller  à  la  recherche  des 
occasions  et  conclure  de  bons  marchés  avec  des  détenteurs 
ignorants  »,  Balzac,  Cousin  Pons  (18i7),  t.  XVII,  p.  467  et  468. 

3°  Travailler  avec  ardeur,  travailler  en  général  (Rictus, 
Cœur,  p.  28):  «  ...  de  malheureux  qui  chinent  et  peinent  sus 
la  terre  ». 

4°  Railler,  critiquer,  persifler  :  «  Blaguer,  plaisanter  quel- 
qu'un est  le  chiner  »  (Rossignol). 


1.  Voir  A.  Goffignon,  Paris  vivant.  Le  Pavé  parisien,  Paris,  s.  d.  ch.  IV:  Les 
Camelots  (p.  47  à  72).  —  Richepin,  Le  Pavé,  Paris,  18S6,  p.  Uî  à  369:  Les  Ca- 
melots. 

2.  On  ne  voit  pas  sans  surprise  Meyer-LiiJjlie  (Dictioiuiaire,  «"4021)  rattacher, 
d'après  Mistral,  notre  camelot  au  provençal  camalo,  portefaix,  mot  turc  d'in- 
troduction récente  et  exclusivement  usuel  dans  les  Alpes-Maritimes  où  il  a 
été  importé  par  les  marins. 

3.  «  Il  y  a  trois  variétés  de  chineurs  à  domicile  :  le  diineur  au  balladage,  au 
moyen  d'une  balladeuse  ou  petite  voiture  qui  se  déplie  et  forme  un  bazar 
ambulant  ;  le  chineur  en  ballot,  f[ui  offre  en  vente  des  articles  de  mercerie,  et 
le  chineur  à  la  hoiterne,  nom  d'un  petit  évenlaire  que  déjeunes  garçons  portent 
devant  eux  au  moyen  d'une  courroie  passée  en  bandoulière  »  (Coffignon). 


c  A  M  E 1, 0  r  s  24 1 

Ce  dernier  sens  rappelle  le  synonyme  ancien  froller  sui'  la 
balle,  médire  de  (juel(|u"un,  c'est-à-dire  frotter  snr  la  balle, 
du  jargon  des  mercelols.  qui  fut  adopt/'  au  xvii'"  siècle  par 
les  malfaiteurs. 

Le  mot  a  pénétré  dans  les  papiers  provinciaux,  où  il  a  ac- 
quis parfois  des  acceptions  plus  larges:  en  Anjou,  cldner  si- 
gnifie vendre  des. denrées  de  porte  on  porte  («  se  dit  des  gens 
qui  vont  de  ferme  en  ferme,  la  hotte  sur  le  dos,  chercher  des 
œufs,  des  poules,  etc.  pour  les  revendre  ».  Verrier  et  Onil- 
lon)  ;  dans  le  Bas-Maine,  cldner,  c'est  à  la  fois  travailler  avec 
ardeur,  faire  l'article  ou'atlirer  des  pratiques  dans  un  maga- 
sin et  demander  l'aumône  avec  instance  (Dottin);  en  Norman- 
die (Manche),  chiner,  quêter,  demander,  aller  à  la  recherche 
de  quelque  gain  ou  profit  (il  s'y  attache  un  certain  sentiment 
de  défiance),  quêter  pour  une  œuvre  commune  (Beaucoudrey). 

Une  autre  expression  familière  aux  camelots  est  fusiller, 
vendre  à  vil  prix  des  marchandises  volées,  c'est-à  dire  les 
écouler  en  coup  de  fusil,  h  n'importe  quel  prix. 

Les  marchands  d'habits  ambulants,  les  chineurs,  après  leur 
ronde,  venaient  dégorger  leurs  marchandises  dans  le  grand 
réservoir  du  Temple  V,  dans  le  quatrième  carré  appelé  jadis 
Forêt  noire,  affecté  aux  fripiers.  On  y  parlait  un  argot  spé- 
cial :  un  franc,  c'était  un  point  ;  une  pratique,  un  gonse,  et 
marchander,  se  disait  râler  :  «  Les  râleuses  sont  les  courtiè- 
res lâchées  par  le  marchand  du  Temple  sur  le  gonse  pour  le 
forcer  à  acheter  ».  C'est  de  là  que  vient  l'expression  courante, 
un  décroclie.^-nioiçà,  qui  désignait  à  la  fois  la  boutique  du  fri- 
pier et  sa  marchandise. 

Les  habits  en  mauvais  état  y  portaient  différents  noms: 

Fripe,  vêtement  usé,  chiffon,  mot  archaïque  ifrepe)  et  dia- 
lectal (fripe),  devenu  un  terme  injurieux  :  «  Oh!  la  vieille //v/je, 
disait-elle,  se  servant  d'un  mot  qu'elle  retrouvait  soudain 
dans  l'air  de  la  brocante  »,  A  Daudet.  Rois  en  exil,  p.  276. 

De  là  fripouille,  gueux,  canaille  (sens  déjà  familier  à  Vi- 
docq),  parisianisme  très  répandu  (v.  Mary  Burns,  p.  81),  passé 
dans  les  parlers  provinciaux  :  «  Il  y  a  trop  de  fripouilles  à 
côté  de  quelques  bons  ouvriers  »,  Poulot.  p.  41. 

Panas,  habit  usé  jusqu'à  la  trame  et  ne  pouvant  servi)- 
qu'aux  chiffons  (la  langue  littéraire  ne  conaait  que  le  dérivé 

1.  Félix  Mornand,  La  Vie  de  Paris,  1833,  p.  179-180  :  L'argot  du  Temple. 
Voir  notamment  p.  180.  Le  marché  dn  Temple  datait  de  1,809. 

16 


2V2  FACTEURS    SOCIAUX 

penaille.  tas  ilc  lu(|ues),  d'où  panaillcux ,  hrocanleur,  surtout  en 
dehors  des  forùlications  où  se  liennenl  les  inarcliés  au.\  puces 
ou  marché  pouilleux  (comme  les  appelle  le  peuple  de  Paris). 

Patouille,  habit  à  l'état  de  cbiftou  (sens  du  bourguignon  ' 
et  lyonnais  pa^'e):  «  A  Paris,  il  ne  faudrait  pas  songer  à  écou- 
ler la  patouille  »,  Goffignon,  p.  78. 

Les  camelots  stables  ou  employés  de  nouveautés  ont  fourni 
l'expression  dans  les  grands  prix  (ou  dans  les  grandes  largeurs), 
employée  tout  d'abord  aux  qualités  des  draps  ou  soieries,  1 1 
ensuite  à  l'excellence  d'une  chose  :  «  Il  finit  par  être  convaincu  ; 
sur  quoi,  retourné  comme  un  gant,*il  s'amusa  dans  les  grands 
prix,  gloussant,  toussant...  »,  Courtcline,  Train,  p.  162. 

Les  camelots  se  divisent  en  nombreuses  catégories  suivant 
les  produits  qu'ils  vendent  —  les  baveux,  par  exemple,  ven- 
dent du  savon  à  détacher,  surtout  le  long  des  quais  —  ou 
selon  l'habileté  avec  laquelle  ils  travaillent. 

Un  mot  cher  aux  calTielots  est  vanne  ou  vanneau,  article 
vendu  au  rabais  et  à  perte  (alhision  à  la  vanne  de  décharge)  : 
«  Le  camelot  forain  met  son  article  en  vente  au  moyen  des 
vanneaux-»,  Goffignon,  p.  62.  —  «  Les  camelots  disent  /'atre 
une  vanne,  lorsqu'ils  vendent  un  journal  qui  annonce  une 
fausse  nouvelle  à  sensation  »  (Virmaître). 

Le  mot  désigne  également  le  jeu  truqué  du  grec:  «  Faire 
gagner  quelqu'un  à  un  jeu  arnaqué  est  lui  faire  une  vanne  » 
(Rossignol).  Ce  sens  est  déjà  donné  par  Vidocq  :  «  Faire  un 
vannage,  faire  gagner  d'abord  celui  qu'on  veut  duper  plus 
tard.  Ce  terme  n'est  employé  que  par  les  voleurs  et  joueurs 
de  province  ».  Môme  image  que  la  précédente,  tirée  du  van- 
neur qui  nettoie  les  grains  en  les  secouant. 

Ce  vocable  de  camelot  a  fait  fortune  pour  désigner  tout  ce 
qui  est  faux.  On  dit,  dans  ce  sens,  pousser  le  vanne  ou  casser 
un  vanne  :  «  C'est  comme  quand  on  nous  pousse  le  vanne 
qu'on  va  démolir  Mazas...  A  me  cassait  un  vanne  qui.  va  t'é- 
trangler  »,  Bercy,  III"  lettre,  p.  6,  et  XV  lettre,  p.  7. 

Le  camelot  doit  encore  être  envisagé  sous  un  autre  aspect  : 
nous  voulons  dire  dans  ses  rapports  intimes  avec  le  forain. 
Mais  alors  il  se  confond  avec  cette  nouvelle  classe  sociale,  que 
nous  allons  aborder. 

1.  Pour  la  Lorraine,  le  mot  est  déjà  relevé  pur  Michel  (1807)  :  «  Patle,  pour 
haillon,  vieux  linge,  n'est  pas  français  ». 


CHAPITRE   V 

SALTIMBANQUES 


Au  moyen-àgo,  les  saltimbanques  élaienl  parfois  représen- 
tés par  des  jongleurs,  menant  en  laisse  des  ours,  des  singes, 
et  débitant  sur  les  places  publiques  des  drogues  merveilleuses.  ' 
Ils  attiraient  les  passants  par  des  boniments  semblables  à 
ceux  de  nos  camelots  forains. 

Le  type  du  jongleur,  au  xiii''  siècle,  est  Rutebeuf,  auteur  du 
premier  boniment  que  nous  connaissions  :  Le  Dit  de  VHerberie, 
pastiche  des  parades  que  débitaient  les  marchands  d'orvié- 
tan. En  voici  le  début  : 

Seigneur  qui  ri  estes  venu, 
Petit  et  grant,  jone  et  chenu, 
Tl  vos  est  trop  bien  avenu  ! 

Sacliiez  de  voir. 
Je  ne  vos  vuel  pas  desovoir  :  ' 

Bien  le  porrcz  aparsouvoir 

Ainz  que  m'en  voize.     / 
Asceiz  vos  !  Ne  faites  noise. 
Si  escouteiz,  c'il  ne  vos  poize. 

Je  suis  uns  mire. .. 

Suit  rénumération  des  pays  éloignés  ou  fictifs,  jusqu'aux 
confins  du  monde,  d'où  le  jongleur  a  rapporté  des  pierre^ 
précieuses  qui  ressuscitent  de  la  mort  et  des  herbes  merveil- 
leuses qui  guérissent  instantanément  la  fièvre,  la  goullo,  la 
pierre,  la  surdité  : 

Et  ce  voz  saveiz  homme  sort, 
Faites  le  venir  à  ma  cort  : 
Ja  iert  touz  sainz. 

Rutebeuf  nous  a  laissé  un  autre  boniment  en  prose  qui  mé- 
rite d'être  cité  comme  le  plus  ancien  modèle  du  genre  : 

Bêle  gent,  je  ne  suis  pas  de  ces  povres  preecheors  ne  de  ces  po- 
1.  Edmond  Faral,  Les  Jongleurs  en  France  an  moyen-âge,  Paris,  1910. 


2'i4  FACTEURS    SOCIAUX 

vres  herbiers  qui  vont  par  devant  ces  mostiers...  Or,  ostez  les  cha- 
perons, tendez  les  oreilles,  regardez  mes  herbes...  Ces  herbes  vos 
ne  les  mangerez  pas...  Vos  me  les  métrez  trois  jors  dormir  en  bon 
vin  blanc  ;  se  vos  n'avez  blanc,  si  prenez  vermeil  ;  se  vos  n'avez 
vermeil,  prenez  chastain;  se  vos  n'avez  chastain,  prenez  de  la  bêle 
yaue  clere  ;  quar  tel  a  un  puis  devant  son  huis,  qui  n'a  pas  un  tonel 
de  vin  dans  son  celier...  Et  je  vos  di  par  la  passion...  que  vos  serez 
gariz  de  diverses  maladies  et  divers  mehainz,  de  totes  fièvres  quar- 
taines,  de  totes  gotes  sans  palazine,  de  l'engeleure  du  cors,  de  la 
vaine  du  cul  s'ele  vos  débat  ;  quar  se  mes  pères  et  ma  mère  estoient 
au  péril  de  la  mort,  il  me  demandoient  la  meillor  herbe  que  je  lor 
peusse  doner,  je  lor  doneroie  ceste.  En  tel  manière  vens  je  mes  her- 
bes et  mes  oignemenz  ;  qui  voldra  si  en  preingne,  qui  ne  voldra  si 
les  lest.  * 


Dans  la  seconde  moitié  du  xvi^  siècle,  nous  trouvons  un 
autre  échantillon  du  genre,  ires  peu  connu  et  qui  mérite  de 
l'être.  Il  se  trouve  dans  le  dernier  des  Mystères,  dans  la  Vie 
de  Saint  Chvistophle  du  poète  dauphinois  Antoine  Chevalet, 
Paris,  1530  {Maulouë  y  est  le  nom  du  bateleur): 

Le  Roy  i)e  D.\mas 

Sces  tu  nulles  chançons  nouvelles  ? 
Voulentiers  les  vouldrois  ouyr, 
Pour  la  jcompaignie  re.sjouyr. 
Si  tu  sces  rien,  que  Ton  voye. 

M.\ULQUÉ 

Je  faiz  d'une  chievre  une  oye, 
D'ung  pourceau  un  molui  à  vent, 
Et  d'un  franc  diz  sols  bien  souvent. 

Et  en  s'adressant  aux  auditeurs  de  la  Cour,  il  leur  débite 
ce  boniment  (IV  journée,  fol.  K  v")  : 

Seigneurs,  voici  la  pourtraiclure 
Du  glorieux  sainct  Alipantin . 
Qui  fut  escorché  d'un  patin 
Le  jour  do  karesme  prenant  ! 

Après  voici  sainct  Pimponant 
Avec  sainct  Tribolandeau, 
Qui  furent  tous  deux  d'un  seau  d'eau 
Decillez,  dont  ce  fut  dommage... 


i.  Nous  en  citons  le   texte    d'après  l'édition   récente  d'Kilm.  Faral,  dans 
Mimes  français  du  xiu=  siècle,  1910,  p.  61  à  68. 


SALTIMBANQUES  245 

Si  vous  aviez  intention 
De  les  avoir,  je  vous  les  baille 
Les  deux  pour  trois  deniers  et  maille. 

Au  xvii-xviii''  siècle,  le  lieu  d'élcclion  des  saltimbanques 
est  le  Pont-Neuf,  où  des  charlatans  débitent  des  drogues,  de 
l'orviélan.  C'est  l'âge  dor  des  fêtes  et  des  spectacles  fo- 
rains. 

De  nos  jours  ^  les  exhibitions  sont  à  peu  près  les  mêmes, 
et  le  principal  attrait  de  la  foire  reste  toujours  la  parade,  le 
boniment.  On  en  trouvera  de  nombreux  échantillons  dans  les 
écrits  mentionnés  en  note.  Bornons-nous  à  citer  le  suivant 
qu'on  lit  dans  Richepin  : 

Accroupi,  les  doigts  tripotant  trois  cartes  au  ras  du  sol,  le  pif  en 
l'air,  les  yeux  dansants,  un  voyou  en  chapeau  melon  glapit  son  bo- 
niment d'une  voix  à  la  fois  traînante  et  volubile...  «  C'est  moi  qui 
perds.  Tant  pire,  mon  petit  père  !  Rasé  le  banquier  !  Encore  un 
tour,  mon  amour.  V'iàle  cœur,  cochon  de  honheur  !  C'est  pour  finir. 
Mon  fond  qui  se  fond.  Trèfle  qui  gagne.  Carreau,  c'est  le  bagne. 
Cœur,  du  beurre  pour  le  voyeur.  Trèfle  c'est  tabac  !  Tabac  pour 
papa.  Qui  qu'en  veut  ?  Un  peu,  mon  neveu  !  La  v'ià  ?  Le  trètle  gagne  ! 
Le  cœur  perd.  Le  carreau  perd.  Voyez  la  danse  !  Ça  recommence.  Je 
le  mets  là.  Il  est  ici,  merci.  Vous  allez  bien  ?  Moi  aussi.  Elle  passe. 
Elle  dépasse.  C'est  moi  qui  trépasse,  hélas.  Regardez  bien  !  C'est  le 
coup  de  chien.  Passe.  C'est  assez  ?  Enfoncé  !  Il  y  a  vingt-cinq  francs 
au  jeu  !  etc..  »  {Le  Pavé,  p.  353). 

Le  monde  des  forains,  la  banque,  est  nettement  divisé  en 
deux  classes  :  la  (ji'ande  banque,  sorte  d'aristocratie  foraine 
dont  l'exploitation  exige  d'importants  capitaux  et  qui  dirige 
des  ménageries,  des  cirques,  des  manèges,  etc.  ;  et  la  petite 
banque,  composée  de  marchands  forains,  de  camelots,  de  mer- 
lifiches,  etc. 

Les  éléments  sont  nombreux  et  variés.  Léon  de  Bercy  les 
a  résumés  dans  ces  vers  (cités  dans  Bruant,  Dlct.,  p.  61)  : 

1.  Privât  d'Anglemont,  F^aris  anecdote,  1834,  p.  92  et  suiv.  —  .fuies  Vallès,  La 
Rue,  1866,  p.  91  à  176,  et  Richepin,  Le  Pavé,  —  Victor  Fournel,  Ce  qu'on  voit 
dans  les  rues  de  Paris.  II»  éd. 1867,  p.  132  à  134  :  Industriels  et  saltimbanques. 
Tous  ces  auteurs  citent  des  exemples  pittoresques  de  boniments. 

Les  écrits  d'Escudier  (Les  Saltimbanques,  1814),  do  Gampardon  {Les  Spectacles 
de  la  foire,  1877)  et  de  Hugues  Le  Roux  (Les  Jeux  de  cirque  et  la  vie  foraine,  1889 
n'ont  qu'une  valeur  teclinique. 

Daux  forains,  MM.  Alexandre  («  le  roi  des  bonisseurs  »)  et  Pérodin,  nous 
ont  fourni  oralement  de  précieux  renseignements  complémentaires. 


24G  FACTEURS    SOCIAUX 

Dans  la  banque  ils  sont  tous  frangins  ; 
Guincheurs  de  tortouse,  manouches, 
Arnaqueurs,  postigeurs,  mangins, 
Légriors,  géants,  fausses-couches, 
Tarottières,  nègres,  flambeurs, 
SoUiceurs  de  vannes- à  la  manque, 
Bicots,  merlifiches,  tombeurs...  * 
Ils  sont  tous  franghis  dans  la  banque. 

,De  même,  les  exhibitions  :  Hercules,  femmes  phénomènes, 
avaleiirs  d'épées,  mangeurs  de  feu,  nains,  g-Bants,  etc. 

Les  forains  ont  exercé  une  action  importante  sur  le  déve- 
loppement du  bas-lang'ag'e  qu'ils  ont  enrichi  d'une  nomencla- 
ture originale  et  pittoresque.  Les  bateleurs  avaient  jadis  laissé 
des  traces  isolées  dans  la  langue:  en  italien,  batjatella  signifie 
à  la  fois  tour  de  bateleur  et  bagatelle;  en  français,  ihani- 
(jance,  manœuvre  artificieuse,  signifie  proprement  tour  de 
manche,  par  allusion  aux  escamoteurs  qui  font  disparaître 
liabilement  dilférents  objets  dans  leur  manclie  (on  dit  encore, 
au  Languedoc,  faire  entre  inan  et  manif/ue,  faire  entre  la 
main  et  la  manclie,  c'est-à-dire  rapidement,  subtilement). 
Manigance  est  un  terme  méridional  (dérivé  àainanigo,  Nice, 
manigue,  manche)  qui  a  passé  en  français  au  xvi«  siècle. 

Tout  autrement  considérable  a  été  de  nos  jours  l'influence 
des  forains,  dont  nous  allons  passer  en  revue  les  éléments 
constitutifs. 

1.   —  Termes  de  jargon. 

Les  forains  ont  de  bonne  heure  adopté  l'argot  des  malfai- 
teurs. Voici  un  témoignage  curieux  de  la  première  moitié  du 
XIX"  siècle  :  «  Argot.  Langage  usité  généralement  parmi  les 
bateleurs,  les  baladins,  les  sauteurs,  les  escamoteurs,  les 
chanteurs  et  parmi  tous  les  autres  sallii;nbanques  qui  com- 
posent la  classe  nomade  des  l)anquistes...  Ce  langage  sert  aux 
saltimbanques  dans  toutes  les  circonstances  qui  n'admettent 
pas  la  publicité  ou  qui  intéressent  les  secrets  de  leur  profes- 
sion »  '.  Voici  ces  termes  de  jargon  : 

i?ow/me,  quête  simulée  faite  dans  les  foires  par  les  truqueurs 
p.)ur  stimuler  le  zèle  des  badauds  (Rigaud):  «  Alors  les  Iru- 

* 

1.  La  plupart  de  ces  termes  seront  expliqués  au  cours  de  ce  chapitre. 

2.  Elouin,  Trébuchct  et  Labaf,  Nouveau  Dictionnaire  de  police.  Taris,  1.^35, 
t.  I,  p.  39. 


SALTIMBANQUES  247 

qiieurs  font  ce  qu'ils  appellcnl  une  bouline,  c'est-à-dire  une 
collecte  entre  eux  »,  Privât  d'Anglemont,  Paris  anecdote, 
1854,  p.  96.  Le  mot  signifie  «  bourse  »  dans  Vidocq. 

Cainhrousier,  paysan,  campagnard  (la  dupe  habituelle  du 
forain):  «  M.  llébard -captivant  Tattention  dos  cainbroasiers  : 
c'est  ainsi  que  les  forains  nomment  les  paysans...  Le  tour  est 
fait,  le  canibrousier  a  été  mis  dedans  »,  Privât  d'Anglemont, 
p.  93  et  97.  Le  mot  désigne,  dans  Vidocq,  le  marchand  forain 
lui-même  ainsi  que  le  voleur  de  campagne. 

Condé.  permission  de  tenir  des  jeux  de  iiasard  dans  les  fê- 
tes foraines  ou  sur  la  voie  publique  (sens  déjà  donné  par  Vi- 
docq) :  «  Avoir  un  condé,  c'est  être  autorisé  à  stationner  sur 
une  place  publique  pour  y  débiter  de  la  marchandise  ou  y 
exercer  un  métier  »  (Rossignol). 

Landière.  boutique  d(,'  foire  (  «  terme  des  marchands  forains 
et  des  voleurs  de  campagne  »,  Vidocq). 

Lègre,  fêle  foraine,  et  lëgrier,  marchand  forain  (les  deux 
dans  Vidocq),  à  coté  de  légreur,  forain  qui  tient  un  jeu  dans 
les  foires  et  qui  annonce,  pour  allécher  le  public,  des  lois 
imaginaires  (Virmaître). 

Lègre  est  abrégé  d'allègre  (sous-entendu  endroit),  les  mar- 
chés étant  pour  les  malfaiteurs  une  source  de  revenus,  de 
joie:  dans  la  germania,  alegria  désigne  le  cabaret  et,  dans 
l'argot  roumain,  oeselie,  c'est-à-dire  allégresse,  est  le  nom  de 
toute  réunion  publique  K 

Miquel,  dupe  :  «  On  appelle  monter  niiquel,  prendre  une 
dupe  et  la  vider...,  lui  faire  croire  qu'on  va  l'enrichir  et  la 
ruiner  »,  J.  Vallès,  Rue,  p.  165. 

Rabouins,  surnom  donné  par  les  forains  sérieux  aux  rou- 
loltiers  bohèmes,  proprement  diables  (sens  du  mot  dans  Vi- 
docq). 

Sutou,  matériel  du  forain,  proprement  du  bois  (sens  du  mot 
en  jargon). 

Tortouse,  corde,  d'où  gainbilleur  de  tourtouse,  danseur  de 
corde,  acrobate  (déjà  dans  Vidocq), 


1,  Behrens  {Beilvlirje  zur  franzosischen  Worlgeschichte,  1910,  p.  148)  trouve 
notre  élymologie  peu  probante  et  propose,  à  son  tour,  l'alloin.  Lù'rjev,  dépôt, 
dépôt  de  mrircliaiidisos  :  «  r^'acception  ultérieure  de  foire  —  ajoule-t-il  — 
que  le  mot  possède  en  roinan{«  iin  Pioinaiiischon  »)  est  facilement  comprélion- 
sijjle  ».  —  Lo  vocable  est  exclusivement  jargonnesque  (il  figure  pour  la  [ire- 
mière  fois  dans  Vidocq)  et  le  jargon  ignore  tout  emprunt  allemand. 


248  FACTEURS    SOCIAUX 


2.   —   Bohémiens. 


Les  Bohémiens  sont  nombreux  parmi  les  forains,  qui  les  ac- 
cablent de  leur  mépris,  en  les  considérant  comme  indignes 
d'appartenir  à  la  corporation.  Ils  n'ont  laissé,  dans  ce  voca- 
bulaire technique,  que  les  traces  de  leur  nom  ethnique:  Ma- 
nouches ou  Romanichels  \  ce  dernier,  abrégé  en  Romani  et 
Romanigo,  désigne  particulièrement  les  bohémiens  forains. 
Ceux-ci  parcourent  les  campagnea  en  qualité  de  vanniers, 
rétameurs,  marchands.de  vieilles  ferrailles,  mais  en  réalité 
ils  vivent  en  exploitant  la  population  rurale.  Leurs  femmes 
disent  aussi,  à  la  foire,  la  bonne  aventure,  la  bonne  ferte, 
c'est-à-dire  la  bonne  fortune  :  «  Si  le  paysan  est  défiant  à 
l'égard  du  camelot,  il  craint  les  romanigos  ou  romanichels, 
ces  bohémiens  qui  s'en  vont  par  les  routes,  en  volant  à  la  tire, 
sous  prétexte  de  dire  la  bonne  ferte  »,  Coffignon,  p.  S8. 

3.    —    Italiens. 

Parmi  les  étrangers  qui  pullulent  dans  la  corporation  foraine, 
les  Italiens  et  les  Espagnols  sont  les  plus  nombreux.  Leur  ac- 
tion a  été  féconde  et  les  termes  dont  ils  ont  enrichi  le  voca- 
bulaire des  forains  sont  frappants  et  ont  fait  fortune  '.  Voici 
tout  d'abord  les  emprunts  italiens  : 

Palque,  tréteau  (de  l'italien /»a/co)  :  flamber  ou  flancher  en 
palqne,  travailler  eu  foire  sans  baraque  ni  voilure(lI. -France). 

Postiche,  ou  postige,  parade  de  forain.  C'est  le  prologue  que 
les  saltimbanques  jouent  devant  leur  baraque  pour  allécher  le 
public  en  l'amusant  aux  bagatelles  delà  porte  et  qui  finissait 
invariablement  ainsi  ...  «  Entrez,  messieurs,  mesdames,  en- 
trez; vous  y  verrez  ce  que  vous  n'avez  jamais  vu  ;  et  cola  ne 
coûte  que  deux  sous.  Deux  sous  !  Il  faudrait  ne  pas  avoir  deux 
sous  dans  sa  poche,  etc.  »  ^ 

1.  On  lit  dans  le  Dictionnaire  de  police,  déjà  cité,  au  mot  Romamichel  (sic) 
cette  explication  déconcertante  :  «  Maison  où  logent  ordinairement  les  sal- 
timbanque-^, les  voleurs  ».  Elle  est  d'ailleurs  tirée  du  glossaire  des  Mémoire;; 
d'an  Forçai  (1828).  —  e  Le  mot  romanichel  (fiii,  dans  l'argot  ))arisit'n,  désigne 
le  bohémien,  est  la  corruption  de  romani  Ichnve,  gars  Ijohémiens  »,  P.  Mé- 
rimée, Carmen,  fin. 

2.  V'oir,  à  titre  de  comparaison,  l'argot  des  forains  de  Rome,  dans  Nice- 
foro  et  Sighele,  La  mala  vila  a  Borna,  Turin,  1898. 

3.  Privât  d'Anglemont,  p.  !J2.  De  là  les  dérivés  : 

Posliger,  faire  la  postige,  rassembler  la  foule  sur  la  voie  publique,  allé- 
cher les  passants  et  leur  vendre  un  article  quelcomiue  à  un  jnix  qui  semble 


SALTIMBANQUES  249 

Le  moi  postiche  est  déjà  donné  par  Vidocq.  Comme  plusieurs 
autres  termes  de  cette  catégorie,  le  vocable  a  fait  fortune  en 
dehors  du  monde  forain  où  il  signifie: 

Chez  les  typographes  :  «  Postiche,  ou  parade,  plaisante- 
rie en  parole  ou  en  action,  bonne  ou  mauvaise;  quelquefois 
faire  une  postiche,  c'est  chercher  noise,  faire  des  reproches  » 
(Boutmy). 

Dans  le  bas-langage  en  général,  terme  synonyme  de  bo- 
niment: «  Faut  voir  les  postiches  qu'il  (le  politicien)  va  débi- 
ter entre  le  café  et  le  pousse-café,  dans  des  gueuletons  où  l'on 
bouffe  bien  »,  Père  Peinard,  2i  mars  1889,  p.  2. 

4.   —  Espagnols.  ' 

L'espagnol  a  fourni  aux  forains  un  des  nombreux  synony- 
mes du  boniment  : 

Pallas,  dans  l'expression  faire  pallas,  faire  montre  ou  pa- 
rade, répond  à  l'espagnol  vulgaire  hacer pala,  se  mettre  devant 
quelqu'un  pour  occuper  son  attention  pendant  qu'on  le  vole, 
image  tirée  du  jeu  de  la  paume,  proprement  recevoir  et  ren- 
voyer la  paume  avec  le  battoir  (pala),  sans  la  laisser  rebon- 
dir par  terre  :  «  Son  pallas  na  variait  pas  :  Voulez- vous, 
disait-il,  vous  amuser  en  société  ?  achetez  ma  poudre,  c'est 
un  secret  que  m'a  légué  un  de  mes  aïeux...  »,  Ch.  Virmaître, 
Paris  oublié  (cité  dans  IL-France).  —  «  Finis,  les  bonisscurs 
époilants,  qui  faisaient  la  parade  devant  des  baraquettes  gon- 
dolantes... Ils  vous  envoyaient  des  palas  (jui  n'étaient  pas 
dans  un  sac...  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  22. 

Ce  terme  de  forain,  qui  fait  allusion  aux  boniments  des  ca- 
melots, a  également  élargi  sa  splière  en  franchissant  son  mi- 
lieu spécial.  Il  a  passé  : 

Chez  les  typographes  :  «  Pallas,  discours  emphatique  ou 
plutôt  amphigourique  ;  pa^/asser,  faire  des  phrases,  discourir 
avec  emphase; /Ja//assear,  qui  a  l'habitude  de  faire  des  pallas  y> 
(Boutmy). 

dérisoire,  mais  qui  en  réalité  est  largement  rémunérateur  ((Jloffignon,  p.  49). 
Poslicheur,  nom  du  camelot  qui,  sur  la  voie  pulîlique,  fait  du  boniment 
pour  attirer  les  passants  et  leur  vendre  sa  camelote.  On  dit  anssi  postijaleur, 
ce  dernier  répondant  à  l'italien  vulgaire  poslegffiatore,  charlatan  («  en  jar- 
gon »,  Oudin,  1642).  Le  poslijalcur,  le  premier  dans  la  hiérarchie  des  came- 
lots, est  naturellement  tloué  d'une  grande  facilité  d'éloculion  et  d"un  aplomb 
imperturbable. 


250  FACTEURS    SOCIAUX 

Dans  le  bas -langage,  en  général  :  «  Mossieu  le  nnaire 
débâgouline  un  pallas  patrioticard  »,  Alnianach  du  Père  Pei- 
nard, 1894,  p.  40. 

L'expression  faire  pallas  signifie  (déjà  chez  Vidocq)  faire 
le  grand  seigneur,  de  l'embarras  avec  peu  de  chose  ;  aujour- 
d'hui, faire  des  manières  (Rossignol).  On  la  lit  déjà  dans  une 
cfianson  argotique  de  1835  \  et  de  nos  jours,  dans  Bruant 
{Rue,  t.  II,  p.  28)  :  «  Vrai,  c'est  pas  pour  faire  du  pallas...  » 

Ce  mot  pallas,  remarque  Hayard,  a  deux  significations  : 
comme  substantif,  il  veut  dire  discours,  boniment  ;  comme 
adjectif,  il  sigviiifie  beau,  superbe  :  «  C'était  un  couple  pa- 
las...  »,  Richepin,  Truandaille,  p.  52. 

5.   —.Français. 

Le  contingent  français  est  naturellement  le  plus  important 
et  quelques-unes  de  ces  contributions  ont  profondément  péné- 
tré dans  la  langue  (cf.  boniment)  : 

Battre  comtois,  servir  de  compère  (comtois)  à  un  forain, 
c'est-à-dire  feindre  le  niais  pour  mieux  attraper  la  dupe  : 
«  Dans  les  fêtes,  aux  abords  des  baraques  de  lutteurs,  il  y  a 
toujours  des  spectateurs  qui  demandent  un  gant  ou  caleçon 
pour  lutter  avec  le  plus  fort  de  la  troupe  ;  on  s'imagine  que 
c'est  un  adversaire  sérieux,  mais  ce  n'est  qu'un  compère  qui 
bat  comtois,  et  qui  se  laisse  toujours  tomber  pour  avoir  sa  re- 
vanche à  la  représentation  suivante  afin  d'attirer  le  public  » 
(Rossignol).  —  «  J'avais  alors  pour  passetemps...  de  battre 
comtois  devant  la  baraque  de  lui  tour  tenue  par  Dubois  »,  Riche- 
pin,  Truandaille,  p.  15. 

Cette  expression  est  calquée  sur  la  locution  jargonnesque 
battre  l'antijfe,  feindre  le  niais,  dissimuler,  proprement  battre 
l'estrade  pour  demander  l'aumône,  d'où  la  notion  de  «  feinte  » 
attachée  au  verbe  battre  -. 

De  là,  feindre,  mentir,  sens  généralisé  : 

Chez  les  malfaiteurs  :  «  Un  voleur  bat  comtois  lorsqu'il 
ne  veut  pas  comprendre  les  questions  qu'on  lui  fait  et  ne  dit 


1.  Voir  nos  Sources  de  /'Argot  cuv^ien,  t.  II,  p.  185. 

2.  Victor  Ilugo  (Les  Misérables .  1.  VII.  ch.  II)  se  trompe  donc  en  soutenant  : 
«  Pas  une  métaphore,  pas  une  étymologin  de  l'argot  qui  ne  contienne  une 
leçon.  Parmi  ces  hommes  hallre  veut  dire  fp.indre;  on  bat  une  maladie  ;  la 
ruse  est  leur  force  ». 


SALTIMBANQUES  251 

ce  qu'il  pense  »  (Rossignol).  —  «  En  altcndanl,  je  vais  baiire 
comtois...  »,  Vidocq,  Mémoires,  t.  III,  p.  2o  ^ 

Dans  le  bas-langage  :  «  Une  femme  bai  comtois  lors- 
qu'elle fait  des  infidélités  à  son  homme  et  qu'elle  jure  qu'elle 
lui  est  fidèle  »  (Rossignol). 

Aussi,  sous  la  forme  abrégée  battre,  mentir  :  «  Ne  t'in- 
quiète pas,  je  battrai  si  bien  que  je  défie  le  plus  malin  de  ne 
pas  me  croire...  T'as  beau  battre,  on  ne  m'en  conte  pas  à 
moi  »,  Vidocq,  Mémoires,  t.  III,  p.  29  -. 

La  locution  battre  comtois  est  parfois  altérée  en  chiquer 
contre  (de  chiquer,  battre),  mentir,  simuler,  également  deve- 
nue populaire  :  «  Tu  n'as  pas  besoin  de  me  chiquer  contre  on 
plaidant  le  faux  pour  savoir  le  vrai  »  ^Rossignol). 

Boniment,  long  discours  de  forain  pour  attirer  le  public  dans 
une  baraque  ,  parade  de  pitre  dont  nous  avons  cité  des  échan- 
tillons :  «  L'ouvrier  mixte  aime  les  fêtes  de  banlieue  et  écoute 
le  boniment  de  Paillasse  »,  Poulot.  p.  59. 

Ce  terme  de  forain  est  devenu  très  populaire,  au  sens  de  dis- 
cours artificieux  pour  convaincre  ou  séduire  :  «  Depuis  le  dé- 
puté en  tournée  électorale  jusqu'à  l'épicier  qui  fait  valoir  sa 
marchandise,  tout  le  monde  lance  son  petit  boniment  »  (Ri- 
gaud). 

Chez  les  malfaiteurs  :  «  Je  lui  détaillerai  mon  petit  bo- 
niment.... »,  Méténier,  Lutte,  p.  146.  — «  J'ai  prêté  loche 
pour  entraver  le  boniment  du  garçon  qu'on  allait  brancher  », 
Lettre  argotique,  1837  (dans  Sources,  t.  Il,  p.  191).  —  «  On  me 
prenait  pour  un  mylord  et  j'envoyais  bien  mes  boniments  », 
Drissac.  Moti  bagne,  p.  44. 

Chez  le  peuple,  qui  l'applique  surtout  aux  candidats  élec- 
toraux :  «  Ceux  qui  prennent  la  parole,  dégoisent  leur  boni- 
ment sans,  magnes,  ni  flaflas...  »,  Almanach  du  Père  Peinard, 
1890,  p.  31. 

Ce   terme,  déjà  donné  par   Vidocq  (1837),  manque  encore  à 

1.  Dans  l'édition  des  Mémoires  par  Villiod  {191i),  t.  II,  p.  17,  on  lit  fautive- 
ment :  ballve  comptoir. 

2.  De  là,  battage,  mensonge,  batteur,  menteur,  dérivés  également  devenus 
populaires  : 

Chez  les  ouvriers  imprimeurs  :  «  Battage,  plaisanterie,  mensonge;  bat- 
teur, qui  fait  des  mensonges  »  (Boutmy.) 

Dans  la  langue  populaire  :  «  C'est  donc  des  menteries...  j'ai  coupé  dans 
le  pont...  c'est  donc  du  battage...  Ilein,  quel  battage  que  ces  fêtes  de  Tours 
et  ce  gueuleton  épastrouillant  donné  en  l'iionneur  des  chemins  de  fer  »,  /'ère 
Peinard,  .0  oct.  1890,  et  2  nov.  1890,  p.  2. 


252  FACTEURS   SOCIAUX 

Bescherelle  (i845).  Tandis  que  Littré  le  caractérise  comme 
«  mot  très  vulgaire  et  qui  est  presque  d'argot  »,  le  Diction- 
naire général  le  donne  déjà  à  titre  de  néologisme  familier. 

C'est  un  dérivé  de  bonir  ou  bonnir,  dire,  parler,  propre- 
ment dire  de  bonnes  histoires,  mot  adopté  par  les  voleurs  et 
qu'on  lit  déjà  dans  les  Mémoires  (1828)  de  Vidocq. 

Il  est  encore  vivace  chez  les  forains  :  «  Le  camelot  bonnit 
pour  vendre  sa  camelote...  »  (Rossignol),  d'où  il  a  passé  dans 
le  peuple  :  «  J'en  reviens  à  ce  que  je  te  bonissais  dans  le  com- 
mencement de  ma  babillarde  »,  Bercy,  X^  lettre,  p.  7^ 

Caravane,  réunion  de  voitures  d'une  tribu  de  nomades  ou 
d'un  grand  établissement  (cirque,  ménagerie),  a  aussi  le  sens 
de  voiture  de  forain,  de  roulote,  sorte  de  maison  roulante  où  il 
.vit  et  meurt  :  «  C'était  un  des  meilleurs  flambeurs  de  la  cara- 
vane ï)  (cilé  dans  Bruant,  Dict.,  p.  116). 

Elle  porte  souvent  le  nom  de  maringote  :  «  La  mdringote, 
dans  le  principe,  était  la  voiture  du  marchand  forain  courant 
la  province,  et  ce  n'est  que  par  extension  et  depuis  une  qua- 
rantaine d'années  que  l'appellation  a  été  donnée  à  la  voiture 
des  saltimbanques.  Cette  voiture  est  par  eux  quelquefois  nom- 
mée la  caravane,  la  che^  soi  »  ^ 

Le  mot  est  très  répandu  dans  les  parlers  provinciaux,  dans 
lesquels  maringote  désigne  habituellement  une  voiture  légère 
à  deux  roues  :  «  Cochard  dit  qu'on  les  nomme  ainsi  parce  que 
les  premières  se  sont  faites  à  Maringucs,  en  Auvergne  »^ 

Castelet,  baraque  de  polichinelle  ou  de  guignol,  proprement 
petit  caslel,  d'où  castelier,  imprésario  de  pareilles  baraques 
(H. -France), 

Drague,  fonds  de  saltimbanque,  baraque  de  foire,  table 
d'escamoteur,  (H. -France),  d'où  dragueur,  hanquisie,  esca- 
moteur, qui  drague  ou  soutire  l'argent  des  badauds,  des 
dupes. 

Entresort,  baraque  de  forain  (on  y  entre  et  on  en  sort  conti- 
nuellement) :  «  On  appelle  entresort,  dans  le  monde  des  saltim- 
banques, le  tliéâtrc'cn  toile  ou  en  planches,  voiture  ou  baraque, 


i.  De  là  bonisseur,  no.u  du  pitre  qui  fait  le  boniment,  et,  ironiquement, 
beau  parleur  (Ilayard)  :  «  Les  entendez-vous  sur  les  tréteaux?  Le  bonisseur 
aboie,  la  paillasse  glapit.  .  s  Vallès,  Rue,  p.  93. 

2.  Note  d'Edmond  de  Goncourt,  au  chapitre  VII  des  Frères  Zeingano  (1879), 
roman  de  saltimbanques. 

3.  Cité  par  Nizier  du  ruilsindii,   !,<■  Litirc  de  la  Grand'Coie,  1903. 


SALTIMBANQUES  253 

dans  laquelle  se  tiennent  les  monstres...  Le  mot  est  caracté- 
ristique... On  entre,  on  sort,  voilà  »,  Vallès,  Rue,  p.  119. 

Flambeau,  comédie  foraine,  parade,  avec  de  nombreuses 
acceptions  secondaires  : 

1"  Savoir  faire,  expérience  :  «  Avoir  le  flambeau,  c'est  èlro 
1res  habile  dans  un  métier  »  (Virmaîtrc). 

2"  Nœud  d'une  affaire  :'  Je  sais  où  est  \q  flambeau  (Idem). 

3"  Jeu  de  cartes  :  «  Fais  voir  ton  flambeau,  je  vais  te  dire 
si  tu  as  gagné  »  (Rossignol). 

4°  Affaire,  chose  quelconque  que  Pon  connaît  (Hayard  :  «  Ce 
qu'il  a  fait  n'est  pas  un  chouette //a/?ii»eaa  (Rossignol).  —  «  Ça 
sera  toujours  el  même  flambeau  »,  Bercy,  IX^  lettre,  p.  5. 

Avec  les  dérivés  :  Flamber,  installer  un  établissement  fo- 
rain, jouer  la  comédie,  amuser  le  public;  flambeur,  comé- 
dien de  foire,  flamboter ,  jouer  aux  jeux  de  hasard  (Rossignol), 
et  flamboieur ,  tricheur  (Hogier-Grison). 

Merliflche,  forain  ambulant,  proprement  mirifique,  mer- 
veilleux (anc.  fr.  et  pop.  mirUfjque),  terme  qu'on  lit  dans  Ri- 
chepin.  Gueux,  p.  H  :  «  On  nous  prend  pour  des  m,erli fiches...  » 

Merligaudier,  vagabond  qui  est  un  peu  saltimbanque  :  «  Ce 
n'est  pas  pour  des  prunes  qu'on  m'appelle  Merlijîche;  mon  père 
était  merlitjauclier  »,  Richepin  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  435). 

En  Picardie,  merligaude  a  le  sens  de  mélangé,  en  parlant  des 
aliments  non  solides  et  des  boissons  (cf.  arlequins);  dans  la 
Dole  (Jura),  mirlicodin  désigne  une  personne  naïve  et  co- 
casse (Leconte). 

Pélican,  paysan,  proprement  homme  long  et  dégingandé 
(allusion  à  la  taille  du  pélican)  :' 

Je  me  tiens  souvent  les  jours  de  foire, 
Sus  la  place  où  se  trouve  el  marché, 
Je  fais  le  boniment  à  l'auditoire, 
Au  pélican  endimanché  K 

Pëtrousquin,  sobriquet  donné  au  paysan  et  au  bourgeois 
(par  les  troupiers),  désigne  le  badaud,  le  public,  dans  l'argot 
des  saltimbanques:  «Lorsque  les  autres  enfants  balbutient  papa, 
maman,  et  jouent  à  la  poupée,  lui  —  l'enfant  des  forains  — 
il  entortille  déjà  le  pëtrousquin,  en  faisant  la  manche,  il  sait 
attraper  le  public  en  -faisant  la  quête...  Alors,  malheur  aux 
pauvres  pétrousquins,  partfculiers  qui  s'aventurent  à  jouer! 

1.  Henry  Bagaet,  Autour  de  Jaquemart,  Chansojis  et  monologues  Moulinais, 
suivis  de  la  Purée  et  d'an  glossaire  argotique,  Moulins,  1906,  p.  106. 


20%  FACTEURS    SOCIAUX 

Ils  sont  rançonnés  sans  merci  »,  Privât  d'Anglemont,  1854, 
p.  94  et  96. 

Pingouin,  public,  proprement  tas  d'imbéciles  (l'oiseau  a  une 
apparence  stupide;  :  «  Vois-tu  le  pingouin,  comme  il  s'al- 
lume? »  Eugène  Suc  (cité  dans  Rigaud). 

Pitre,  paillasse  de  foire,  aide  de  saltimbanque  (forme  rouer- 
gâte  de  piètre,  chétif,  misérable,  gueux)  :  «  Le  père  Godard 
avec  son  pitre...  »,  Yidojq,  Mémoires,  éd.  Villiod,  t.  I,  p.  17. 

Terme  généralisé  au  sens  de  bouffon,  d'amuseur  do  société. 

Tomber,  terrasser,  vaincre  un  adversaire  en  luttant,  verbe 
neutre  passé  de  bonne  heure  au  sens  transitif  ;  de  là  tombeur, 
lutteur  qui  terrasse  tous  ses  adversaires,  athlète  forain:  «  un 
tombeur  d'hercules  ». 

Trèpe,  treppe,  affluence,  foule,  proprement  trépignement 
(du  français  ancien  et  dialectal  -,  treper,  trépigner),  terme 
commun  aux  saltimbanques  et  aux  voleurs  parisiens  (Vidocq)  : 
«  Boniment  susceptible  de  faire  un  treppe,  c'est-à-dire  un  ras- 
semblement autour  du  camelot  »,  Coffignon,  p.  92.  —  «  Le 
trèpe  a  pas  rendu  aujourd'hui,  faut  le  repincer  par  ailleurs  ». 
Méténier,  Lutte,  p.  249. 

Le  terme  est  devenu  populaire  :  «  Treppe.  rassemblement  de 
monde...  Dans  un  café  où  il  y  a  beaucoup  de  clients,  il  y  a  du 
treppe  »  (Rossignol).  —  «  Y  a  guère  que  la  Toussaint  qu'y  a  du 
tr^èpe  dans  les  cimetières  »,  Bercy,  XXXIV  lettre,  p.  o. 

Voyageurs.  C'est  le  nom  qu'on  donne  aux  marchands  fo- 
rains qui  font  la  province,  en  opposition  à  ceux  qui  ne  font 
que  Paris  et  la  banlieue  (Rossignol). 

Le  nombre  de  ces  termes  spéciaux,  qui  ont  trouvé  accès  dans 
le  langage  populaire,  est,  comme  on  le  voit,  assez  important. 
Des  professionnels  de  la  rue,  ce  sont  les  camelots  et  les  forains 
qui  lui  ont  fourni  quelques-unes  de  ses  contributions  les  plus 
caractéristiques.  11  faudrait  y  ajouter  le  concours  apporté  dans 
ce  sens  par  l'enfant  perdu  de  la  voie  publique,  le  voyou  S 
mais  l'influence  de  ce  dernier  a  été  d'ordre  trop  général  pour 
être  précisée  par  des  exemples*. 

1.  Voir,  sur  tomber,  ce  que  nous  avons  dit  ci-dessus,  p.  124. 

2.  Cf.  Derjgranges  (ls21)  :  t  Tj'eper  sur  quelqu'un  pour  dire  marcher.  Voilà 
un  mot  du  Niais  de  Sologne  ». 

3.  Voir  Victor  B'ournel,  Ce  qu'on  voit  dans  les  rues  de  Pans,  2»  éd.  18G7,  p.  348- 
360  :  Le  gamin  de  Paris. 

4.  Cf.  Charles  Monselet,  Les  Voyous  (dialogue  que  nous  citons  d'après  l'Al- 
manach  de  hi  larif/ue  verte  pour  18G8),  et  A.  Machard,  L'Epopée  au  faubourg, 
Les  cent  gosses,  Paris,  1!J12. 


CHAPITRE   VI 

CHIFFONNIERS 


Les  chitlonnicrs  forment  une  population  à  part,  vivant  pôle- 
môle,  conservant  des  mœurs  étranges.  L'ivrognerie  est  leur 
passion  :  après  le  débit  de  la  hotte  (où  ils  mettent  tout  ce 
qu'ils  trouvent  de  bon  dans  le  tas  d'ordures),  la  plupart  d'en- 
tre eux  passent  le  reste  de  la  journée  à  boire  *. 

Comme  tout  groupement  qui  vit  en  marge  de  la  société,  les 
chiffonniers  se  servent  d'une  langue  spéciale,  du  jargon,  qui 
était  jadis  d'un  usage  général  parmi  eux,  comme  le  témoigne 
une  curieuse  romance  de  1830,  V Assommoir  de  Belleville^. 
«  Tous  lés  chiffonniers  savent  et  parlent  argot  ».  c'est-à-dire 
jargon,  déclarait  déjà  en  1842  Emile  de  la  Bédollière  ^  Les 
chiffonniers  bretons  de  la  Roche  Derrien  se  servent  également 
d'un  argot  parliculier  étudié  par  N.  Quellien  (1896). 

Sobriquets  et  noms. 

Celte  petite  industrie  et  ceux  qui  la  pratiquent  ont  excité 
la  verve  ironique  des  écrivains;  de  là  toute  une  nomencla- 
ture facétieuse,  pour  la  plupart  livresque  et  inconnue  aux  chif- 
fonniers eux-mêmes  :  Amour  ou  Cupiclon,  chevalier  du  crochet, 
philosophe,  elc,  désignani  le  chiffonnier,  et  cabriolet,  cache- 
mire d'osier  ^,  carquois  (cf.  Cupidon),  etc.,  désignant  sa  hotte  ^ 
Ajoutons  parfait  amour  du  chiffonnier,  eau  de  vie  vendue 
dans  les  assommoirs,  et  cette  appellation  qu'on  lit  chez  d'Hau- 
tel  :   «  Une  lingère  au  petit  crochet.  Nom  que  l'on  donne  par 


1.  Jules  Barberet,  le  Travail  en  France,  t.  VI  ;  Le  chiffonnier.  —  Louis  Pau- 
lian,  la  Holle  du  chiffonnier,  Paris,  s.  d.  'purement  technique). 

2.  Voy.  Sources  de  P Argot  ancien,  t.  II,  p.  199  à  201. 

3.  Les  Industriels,  métiers  et  professions  en  France,  Paris,  1842,  p.  175. 

4.  Cette  expression  se  lit  dans  la  dernière  édition  du  Jargon  de  1849." 

b.  Un  essai  critique  sur  le  vocabulaire  des  chiffonniers  parisiens  a  été  fait 
par  Otto  Driesen,  dans  Festschrift  Adolf  Tobler,  1905,  p.  135  à  152. 


356  FACTEURS    SOCIAUX 

raillerie  aux  gens  qui  ramassent  les  chiffons  de  côté  et  d'au- 
tre, avec  un  petit  crochet  enté  au  bout  d'un  bâton  ». 

Leur  appellation  vulgaire  est  bifjîn,  chiffonnier  :  «  Voici 
les  bifjhis  qui  passent  le  crochet  au  poing...  »,  Richepin,  Pavé, 
p.  72. 

Ce  nom  est  tiré  de  biffe,  chiffon,  sens  remontant  à  l'étoffe 
rayée  en  usage  du  xiu*'  au  xvi^  siècle.  La  bijfe,  dont  on 
faisait  alors  des  robes  et  des  manteaux,  était  un  drap  léger  en 
laine  peignée  de  choix,  d'une  qualité  spéciale,  exempte  de 
bourre  et  de  déchets.  Elle  se  fabriquait  dans  le  Hainaut  et  à 
Douai,  de  môme  à  Provins  et  à  Paris  ^  :  «  Bijfcs  rayées  de 
Provins  »,  est  cité  par  Du  Gange,  sous  l'année  1293,  et  un 
fabliau  de  l'époque  nous  dit  (éd.  Méon.  t.  IV,  p.  179)  : 

Qui  veut  sa  robe  de  brunete, 
D'escarlate  ou  de  violete, 
Ou  biffe  de  bonne  manière. 

La  dégradation  du  sens  a  été  le  résultat  de  la  fabrication 
en  qualités  inférieures.  Oudin,  en  1640,  explique  déjà  bijje- 
ries  par  mauvaises  marchandises,  et  le  patois  de  la  Mayenne 
connaît  encore  biJPfer  au  sens  de  «  tromper  »  (Dottin).  Au  xix" 
siècle,  biffe,  ciiiffon ',  a  produit  biffer,  ramasser  des  chifï'ons; 
biffln,  qui  désigne  le  chiffonnier,  et.  ironiquement,  lesavetidr 
(la  saleté  est  commune  aux  deux  métiers)  ainsi  que  le  fantas- 
sin, dont  le  sac  rappelle  la  hotte  du  chiffonnier  :  «  Un  pauvre 
bougre,  une  fois  la  dèche  noire  arrivée,  se  faisait  bifjin  (sa- 
vetier) »,  Père  Peinard,  23  février  1890,  p.  2. 

Le  nombre  des  termes  que  les  chiffonniers  ont  fourni  au  bas- 
langage  est  fort  restreint.   Citons  les  suivants  : 

Clioquote,  os  gras  recueilli  par  les  chiffonniers,  servant  à 
la  fabrication  de  la  gélatine  et  des  phosphates.  De  là,  au  sens 
généralisé,  chose  agréable,  bonne  :  «  On  prend  tout  à  la  bonne 
et  les  incommodités  deviennent  de  la  choquotte  »,  Richepin. 
Pavé,  p.  64. 

Rogate,  viande  ou  plutôt  rognures  de  viande  ramassées  dans 
les  ordures  (appelées  aussi  qaiqiii).  proprement  rogaton,  a 
acquis    le   sens    figuré   de  mauvais,    laid,    défectueux  :    «    Je 


1.  Voy.  F.  Bourquelot,  Etude  sur  les  foires  de  Champagne  au  xii%  xiii"  et 
XIV'  siècle,  Paris.  i8G5,  t.  I,  p.  231  à  234. 

2.  Son  diminutif  hi/feton,  billet   (de   chemin   de  fer,  de  loterie,  de  théâtre), 
proprement  petit  cliilVon  :  «  T'as  les  bi/fetonsf  »  Gourteline,  Trai?i,  p.  223. 


CHIFFONNIERS  257 

chine  ce  qui  me  semble  roupe  et  rogate  »,  Bercy,  XXXIV  let- 
tre, p.  o. 

Triquer,  trier  des  chiliens.  C'est  un  terme  des  flotteurs  de 
la  Nièvre  :  trier,  et  spécialement  trier  marque  par  marque 
les  bûches  avancées  par  le  Ilot,  afin  de  pouvoir  établir  les  piles 
de  chaque  marchand.  De  là  atiriqurr.  acheter  des  ellets  volés, 
terme  de  chilfonnier  passé  dans  le  jargon  (on  le  lit  pour  la 
première  fois  dans  Vidocq),  et  dont  le  sens  propre  est  :  soumet- 
tre les  objets  dérobés  à  un  triage. 

En  somme,  peu  de  chose.  Le  rôle  des  chiffonniers,  par  leur 
vie  vagabonde,  a  été  plus  efficace  comme  propagateurs  des 
mots  d'argot  dans  l'idiome  parisien  que  comme  créateurs  de 
termes  nouveaux. 


17 


CHAPITRE    YII 

FILLES   ET    SOUTENEURS 


Los  filles  ont  été  un  des  inlennédiaires  les  plus  actifs  pour 
l'expansion  des  termes  spéciaux  dans  le  bas-langage.  Leur 
contact  avec  les  soldats.,  les  ouvriers,  les  apaclies.  a  facilité  la 
propagation  et  la  fusion  des  divers  ingrédients  linguistiques. 

Elles-mêmes  possèdent  un  petit  vocabulaire  spécial,  dont  on 
a  eu  tort  de  contester  l'existence  :  «  On  a  prétendu  que  toutes 
les  prostituées  de  Paris  avaient  un  argot  ou  jargon  qui  leur 
était  particulier,  et  à  l'aide  duquel  elles  communiquaient  en- 
semble, comme  les  voleurs  et  les  filous  de  profession...  11  est 
faux  que  les  filles  aient  un  argot  particulier  ;  mais  elles  ont 
adopté  certaines  expressions,  en  petit  nombre,  qui  leur  sont 
propres,  et  dont  elles  se  servent  lorsqu'elles  sont  entre  elles. 
Ainsi  les  inspecteurs  du  bureau  des  mœurs  sont  des  rails,  un 
commissaire  de  police  un  f tique,  une  fille  publique  jolie  est 
une  gironde  ou  chouette,  une  fille  publique  laide  est  un  rou- 
bion  ;  elles  appellent  la  maîtresse  d'un  homme  sa  largue,  et 
l'amant  d'une  fille  publique  non  paillasson  '  ». 

Ceci  fut  écrit  eu  1830.  Quelques  années  plus  tard,  en  1841. 
un  autre  médecin  spécialiste  déclarait  tout  le  contraire  et  in- 
sérait dans  son  livre  un  «  Vocabulaire  pour  comprendre  le 
langage  des  souteneurs  et  des  filles  publiques^  ».  Les  termes 
s'y  confondent  souvent  avec  ceux  employés  par  les  malfaiteurs  ; 
tels  brêine.  carte  d'inscription;  carme  ou  carlo.  argent;  rousse,. 
inspecteur  de  police;  tine,  réunion  de  souteneurs,  etc. 

Le  plus  important  de  ces  termes  est  retappe,  promenade 
sur  le  trottoir  (donné  par  Vidocq  comme  «  terme  des  filles  pu- 
bliques »),  mot  qui  vient  en  droite  ligne  des  Chauffeurs  de  l'an 
1300,  qui  désignaient  ainsi  la  grande  route  où  ils  guettaient 

1.  Parent-Duchatelet,  De  la  Prostitution  clans  la  ville  de  Paris,  1816,  p.   137. 

2.  D"'  Aimé  Lucas,  Les  dungers  de  la  prostitution,  Paris,  1841,  p.  31  à  3S.  Cf. 
p.  32  :  t  Si  l'on  veut  désigner  quehiu'un  mal  vêtu,  on  dit,  il  joue  la  ruine, 
il  est  de  la  détosse,  c'est-à-dire  en  détresse  ». 


FILLES    ET    SOUTENEURS  259 

les  passants.  Le  vocable  a  passé  dans  le  parler  vulgaire  et  dans 
la  langue  générale  :  «  Après  avoir  fait  la /'6'/a/Jpe  toute  la  nuit», 
Concourt,  Journal,  5  février  1868. 

N'oublions  pas  qu'en  1815,  dans  un  opuscule  consacré  aux 
filles  publiques  du  Palais  Royal,  on  lit  déjà  un  cliapitre,  d'ail- 
leurs insignifiant,  intitulé  :  «  Termes  d'argot  »  *.  Cette  courte 
liste  présente  l'intérêt  d'être  profondément  influencée  par  le 
jargon  et  d'avoir  ainsi  contribué  à  l'expansion  de  celui-ci  dans 
le  parler  vulgaire  -. 

1.   —  Noms  spéciaux. 

Plusieurs  des  appellations  qui  désignent  les  filles  sont  ca- 
ractéristiques et  remontent  assez  haut: 

Grue.  Terme  injurieux  et  attesté,  au  sens  actuel,  dès  le  dé- 
but du  XY*^  siècle  (dans  Godefroy)  :  «  Icellui  Girard  appela  la 
suppliante  deux  ou  trois  fois  (jrus  !  grus  !  et  pour  ce  qu'elle 
n'entendoit  pas  que  c'étuit  à  dire  des  dites  paroles,  demanda 
audit  Girard  que  c'estoit  à  dire  ;  lequel  Girard  lui  dist  que 
c'estoit  à  dire  ribaude,  en  l'appellant  par  plusieurs  fois  :  grus, 
ribaude  !  gras,  ribaude!  » 

Le  mot  désigne  proprement  la  femme  qui,  par  coquetterie, 
redresse  et  tend. le  cou  comme  font  les  grues.  Cou  de  grue, 
au  sens  défavorable,  se  lit  déjà  au  xii'-  siècle,  dans  le  Mise- 
rere de  Reclus  de  Molliens.  str.  cxxxii  : 

Ent.-mt  clia,  urguicus,  cous  de  ijrue  ! 

C'était  l'allure  iiabituelle  des  femmes  libres  ou  des  galants. 
Dans  le  «  Sermon  joyeulx  des  fcnilx  »  du  xV  siècle,  on  lit  à  pro- 
pos des  annaireux  {Ancien  llicàtre,  t.  II,  p.  212)  : 

Je  trouve  aussi  à  mon  proi)os 
Une  autre  quantité  de  t'olz 
Qui  s'en  vont  de  nuyt  par  les  rues, 
Estandant  les  colz  comme  grues! 

Chameau.  C'est  pour  une  raison  analogue  que  ce  terme  dé- 

1.  Le  Palais- Royal  ou  les  Filles  en  bonne  fortune,  Paris,  1815  (termes  d'argot, 
p.  122-123).  Un  opuscule  de  P.  Guisin  porte  à  peu  près  le  même  titre  :  Les 
Nymphes  du  Palais-Royal,  leurs  mœurs,  leurs  expressions  d'argot...  Paris,  1815. 
Les  expressions  d'argot  no  figurent  que  sur  le  titre. 

2.  Cf.  Charles  Virmaître,  Paris  impur,  1890,  et  Jean  de  Merlin,  La  Débauche 
ù  Paris,  1900. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  romans  sociaux  de  Piosny  aîné  et  de  Ch.-H.  Hirsch 
(v.  ci-dessus,  p.  53  et  55). 


2G0  FACTEURS    SOCIAUX 

signe  également  la  femme  de  mauvaise  loiuMiurerOn  lit  dans  un 
«  Sonnet  contre  une  vieille  courtisane  »  du  Sieur  de  Sygogne: 

Vostre  tosto  ressemble  ;ui  inarmouzcl  cVun  cistre... 
Vostre  longue  encolure  à  celle  d'un  cliaineau. 

Par  contre  les  deux  appellations  qui  suivent  sont  des  mots 
d'amitié  : 

Biche.  Nom  caressant  que  l'on  donne  aux  jeunes  filles  et  dont 
l'emploi  remonte  au  xviu*^  siècle  :  «  Vous  n'êtes  pas  ici  tout 
seul?  Vous  soupez  donc  ?...  laquelle  de  nos  sœurs  est  de  la 
partie?  car  vous  êtes  un  courrcur  de  biches  »,  Comte  de  Cay- 
lus,  Oeuvres,  t.  X,  p.  29. 

Le  mot  n'a  donc  pas  été  créé  en  1857  par  Nestor  Roqueplan, 
comme  le  prétend  Dolvau. 

On  en  trouve  l'origine  métaphorique  dans  ce  passage  de  la 
comédie  Les  Escoliers  (1589)  de  François  Perrin  (acte  IV, 
se.  III)  : 

Au  vieil  temps...  la  craintive  fille... 

Vergogneuso  baissoit  la  teste 

Et  n'osoit  voir  un  homme  en  front  : 

Mais  maintenant  nos  filles  vont 

Plus  effrontées  que  des  biches 

Qui  battent  des  deux  flancs  les  friches. 

Cocotte.  Le  terme  se  lit,  avec  son  sens  général,  chez  d'Hau- 
te! (1808)  :  «  Mot  flatteur  et  caressant  que  l'on  donne  à  une  pe- 
tite fille.  Mot  enfantin  pour  dire  une  poule ^  ».  Mais  l'acception 
moderne  était  déjà  usuelle  au  xviii*^  -siècle  :  «  Une  certaine 
Adeline  qui  représente  aux  Italiens  et  plusieurs  autres  cocot- 
tes de  même  espèce  »,  lit-on  dans  le  Cahier  des  plaintes  et 
doléances  de  1789,  p.  16. 

Ajoutons  pierreuse,  ainsi  défini  par  d'iïautel  :  «  Prosti- 
tuée dans  le  plus  bas  degré.  Ce  sobriquet  a  été  donné  à  ces 
femmes,  parce  qu'elles  font  ordinairement  leur  honteux  com- 
merce dans  les  lieux  où  l'on  bâtit  et  où  il  y  a  grand  nom- 
bre de  pierres  ». 

Le  nom  a  été  censuré  par  les  grammairiens:  «  Pierreuse. 
Nom  donné  aux  lilles  des  rues.  C'est  un  barbarisme  »,  Des- 
granges, 1821.  Il  est  encore  usuel  (Bruant,  Rue,  t.  H.  p.  8i). 

Les  autres  appellations^  sont  modernes  : 

1.  En  revanche,  le  mot  poule,  depuis  quelques  années,  remplace  complète- 
ment cocotte. 

2.  Parmi  les  appellations  spéciales  citons  :  Brique,  prostituée  de  bas-étage. 


FILLES    ET    SOUTENELRS  261 

Marmite,  nom  de  la  fille  dans  ses  rapports  avec  le  souLc- 
neur  qu'elle  paie  et  nourrit  :  «  Faire  bouillir  la  mannite,  four- 
nir d'argent  pour  maintenir  ou  nourrir  une  famille  »  (Uudin, 
16i0).  Ce  nom  se  trouve  mentionné  pour  la  première  fois  dans 
le  petit  vocabulaire  déjà  cité  du  médecin  Aimé  Lucas  (p.  31): 
«  Le  souteneur  appelle  la  prostituée  qui  lui  donne  l'argent  sa 
marmite.  Elle  est,  selon  qu'elle  lui  rapporte  plus  ou  moins 
d'argent  :  marmite  de  cuivre,  de  fonte,  de  carton...  ». 

Rouchie,  sale  prostituée  (Rigaud)  :  «  L'amante  de  cœur  d'une 
vieille  rouchie  des  grands  quartiers  »,  Poulot,  p.  128.  —  «  Cette 
rouchie  avec  ses  oripeaux  »,  Zola,  p.  406. 

Ce  mot  remonte  à  rouchi,  gredia  (dans  Vidocq),  et  celui-ci 
au  sens  primitif  de  «  chien  »  que  rouchi  a  dans  le  bellau,  ar- 
got des  peigneurs  de  chanvre  du  Bas-Jura. 

Morue,  pendant  de  la  nomenclature  ichtyologique  concer- 
nant le  souteneur  :  «  Les  femmes  sont  des  ponifs,  des  crevet- 
tes à  filets,  des  morues  »,  Poulot.  p.  134. 

Le  client  ou  l'amoureux  payant  de  la  fille,  c'est  le  miche, 
la  dupe,  le  simple  :  «  Les  filles  appellent  un  miche  l'homme 
qu'elles  font  monter  chez  elles  et  qui  paye  »,  Le  Palais  Royal, 
1815,  p.  122.  —  «  Lorsqu'une  fille  a  raccroché  un  homme  qui 
a  été  avec  elle,  elle  a  fait  un  miche  »,  Dr.  Lucas,  18il,  p.  32. 
—  «  Elle  lui  persuade  que  son  miche  l'a  quittée  à  cause  de 
lui  »,  Poulot,  p.  130. 

Le  nom  était  déjà  usuel  au  xviu^  siècle:  «  Miche  se  dit  d'un 
sol  qui  se  laisse  duper.  On  le  montre  au  doigt  en  disant: 
Voilà  le  miche  !  C'est  un  terme  bas  et  qui  n'est  connu  que  du 
peuple  ».  Dictionnaire  de  Trévoux,  1732.  —  «  11  faut  cepen- 
dant trouver  quelque  miche  qui  prenne  la  moitié  de  st'en- 
fant  »,  Comte  de  Caylus.  Ecosseuses  (dans  Oeuvres  badines, 
t.  X,  p.  552). 

Miellé  est  la  prononciation  vulgaire  de  Michel,  nom  tradi- 
tionnel de  la  dupe,  du  niais  ;  au  xv*'  siècle,  michault  désignait 
le  cocu,  dans  Guillaume  Coquillart  (t.  I,  p.  111)  : 

Peut  estre  qu'elle  a  nom  Denise 
Et  son  mary  Jehan  ou  Thil)ault, 
Et  néanmoins  pour  sa  devise 
Porte  un  M  qui  fait  Michault. 

proprcmiMit /'Oi7  de  hrir/ue,  (jui  a  les  cheveux  roux  (tiossiguol)  ;  —  /li/iocheuse. 
prostilui'e  rapace  (Riguud),  contaiainalion  de  lUbusfier  et  balocheuse.  Celle  qui 
nppelle  le  client  de  safenétre,  fait  la  quitourne,  la  fenêtre  («  celle  qui  tourne  »). 


302  FACTEURS    SOCIAUX 

Faire  le  miclielet,  c'est  aujourd'Inii  palper  les  femmes  dans 
une  foule  (Rigaud)  ;  au  xV^  siècle,  faire  le  saiiU  miclielet, 
c'était  faire  l'amour  (Coquillart,  t.  I.  p.  105)., 

Ce  miclielet  est  tout  bonnement  le  pendant  de  michaut  et  de 
miche  (prononciation  populaire  de  Michel). 

Le  commerce  de  la  prostitution  est  généralement  désigné 
par  persil  {aller  au  persil,  on  faire  persil,  c'est  raccrocher  les 
passants)  :  «  On  dit  d'une  prostituée  qui  se  promène  pour  trou- 
ver pratique,  elle  va  au  persil,  elle  arrache  du  chiendent,  elle 
donne  du  vague...  Si  son  commerce  ne  va  pas,  elle  dit  que  le 
persil  ne  pousse  pas  ;  si  au  contraire,  le  commerce  va  bien, 
alors  le  persil  est  en  fleur  »,  D''  Lucas,  18il,  p.  33. 

Le  sens  en  est  :  aller  chercher  de  l'argent,  pour  acheter 
du  persil  et  en  assaisonner  la  soupe  (cf.  marmite),  répondant 
à  aller  aux  épinards,  en  parlant  d'un  souteneur,  recevoir  de 
l'argent  de  sa  marmite. 

L'expression  a  d'ailleurs  franchi  le  monde  des  filles  pour 
faire  incursion  dans  le  langage  des  mondaines  et  des  salons  : 
Faire  son  persil  a  signifié  aller  aux  Bois  de  bonne  heure,  pé- 
destrement,  sur  le  sol  fraîchement  arrosé:  «  Aujourd'hui,  on 
monte  le  matin  !...  il  n'y  a  plus  de  Bois  !...  on  ne  fait  plus  son 
persil  »,  Gyp,  Ohé  !  la  Grande  Vie  !  1891.  p.  153. 

2.   —  Les  souteneurs. 

Le  pendant  de  la  fille  est  le  souteneur  que  le  Trévoux  (1752) 
définit  ainsi  :  «  Celui  qui  soutient.  On  ne  le  dit  que  de  ceux 
qui  ont  de  mauvais  lieux.  C'est  celui  qui  a  soin  de  faire  payer 
celui  qui  les  fréquente.  Les  souteneurs  que  les  filles  de  joie 
payent  pour  empêcher  le  désordre  sont  ordinairement  eux- 
mêmes  des  coquins  qui  les  pillent,  les  volent,  les  maltraitent 
et  leur  font  dix  fois  plus  de  mal  que  celui  qu'elles  cherchent 
à  éviter  ». 

On  rencontre  fréquemment  ce  nom  dans  les  écrits  poissards  : 
Vadé,  Les  Porcherons,  etc.  ' 

Il  portait  encore,  au  xvni'^. siècle,  le  nom  de  guerlichon  ou 
greluchon  :  «  C'est  ainsi  que  l'on  appelle  l'amant  favorisé  se- 

1.  Voy.  Louis  Puibaraud,  La  Malfaiteurs  de  profession,  Paris,  1S94,  ch.  V  : 
J,es  souteneurs.  —  Cliarles-Louis  Pliilii)pe,  Buhu  de  Montparnasse,  Paris,  l'JOt. 
Tout  récemment,  'SI.  Francis  Garco  s'est  fait  une  spécialité  de  ce  inonde 
louche.  Voir  son  roman  Jésus  la  Caille  (1914). 


FILLES    ET    SOUTENEURS  263, 

crèteinent  par  une  femme  entretenue  ou  qui  se  fait  payer  par 
d'autres  amants  »,  Trévoux,  1752.  —  «  Un  essaim  de  ces 
animaux  rongeurs,  que  l'on  nomme  guerluclions,  assiégeait 
continuellement  sa  maison,  la  pilloit  et  partageoit  toutes  les 
faveurs  de  la  danseuse  »,  Caylus,  Œuvres,  t.  XI,  p.  33. 

Le  plus  ancien  exemple  se  lit  dans  le  poème  Cartouche  ou 
le  Vice  jnini  (il2ïï),  de  Nicolas  Ragot  dit  Grandval,  ch.  IV  : 
«  Je  voulais  la  tuer,  elle  et  son  greluchon  ». 

Ce  nom,  d'origine  obscure,  était  déjà  usuel  dans  la  seconde 
moitié  du  xvi''  siècle.  Pierre  Viret  parle,  en  1560,  d'un  saint 
Grelichoii  \  et  Henri  Estienne,  en  15(36,  d'un  saint  Guerlichon 
qui  guérissait  du  mal  de  la  stérilité.  Ce  prétendu  saint  «  se 
vante  d'engroisser  bravement  autant  de  femmes  qui  le  vien- 
nent aborder,  pourveu  qu'elles  faccnt  leur  devoir,  c'est-à-dire 
que  pendant  le  temps  de  leur  neufvaine  faillent  point  clias- 
cun  jour  plusieurs  fois  de  s'estendre  sur  luy  tout  de  leur 
long...  »  ^ 

Au  XIX*'  siècle,  le  mot  est  donné  par  d'IIautel,  et  il  est  en- 
core vivace  sous  la  double  forme  greluchon  et  guerluchon 
(v.  H.  -  France)  :  «  Apprends  un  peu,  bougre  do  greluchon, 
que  la  blouse  est  le  plus  beau  Vêtement,  oui  !  le  vêtement  du 
travail  !  »  Zola,  Assommoir,  p.  490. 

Son  équivalent  moderne  plus  fréquent  est  marlou  (nom  pro- 
vincial du  matou),  qu'une  facétie  de  1830  explique  ainsi  :  «  Un 
marlou,  c'est  un  beau  jeune  homme,  fort,  solide,  sachant 
étirer  la  savate,  se  mettant  fort  bien,  dansant  le  chahut  et  le 
cancan  avec  élégance,  aimable  auprès  des  filles  dévouées 
au  culte  de  Vénus,  les  soutenant  dans  les  dangers  immi- 
nents »  ^ 

Terme  du  bas-langage  très  répandu  :  «  Dire  que  cette 
gueuse-là  en  était  tombée  à  ce  point,  pour  suivre  quelque 
marlou  qui  devait  la  battre  »,  Zola,  Assommoir,  p.  403.  — 
«  Ce  marlou  s'étendait  en  hauteur  et  boitillait  »,  Rosny, 
Marthe,  p.  78. 

L'ancien  équivalent  maquereau  —  avec  sa  forme  abrégée 
moderne  />3ac  ^  (Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  98),  fém.  maca  et  les 

1.  Tralcté  de  la  vraye  et  fausse  religion,   1S60,  1.  VII,  ch.  XXXV. 

2.  Apologie  d'Herodole,  éd.  Ristelhubei',  t.  II,  p.  321. 

3.  Ci?iqHaiile  mille  voleurs  de  plus  à  Paris  ou  Réclamations  des  anciens  mar/ous 
de  la  capitale  contre  l^ordonnance  de  M.  le  Préfet  de  police,  concernant  les  filles 
publiques,  par  le  beau  Théodore,  ancien  cancan,  Paris.  1830,  p.  .j. 

4.  Mec,  meg,  par  contre,  est  pris  au  jargon  :  un  mec  à  la  colle  forte  (image 


364  FACTEURS    SOCIAUX 

tliiiiiriulifs  maquet  (Idem,  t.  I,  p.  200)  et  macrotin  —  ainsi  que 
son  synonyme  également  ancien  poisson  cVavril,  qu'on  lit 
dans  la  Diablerie  ded'Amerval  (1507,  fol.  B  111  v''): 

Vien  ça,  i  le  chief  des  ruffyens. 
Houlier,  putier,  maïuereau  infâme, 
De  maint  homme  et  de  mainte  famé 
Poisson,  (l'apvnl,  vien  tost  à  moy  ! 

ont  produit  toute  une  nomenclature  ichtyologique  désignant 
le  souteneur  : 

Barbeau,  abrégé  en  barbe  (diminutif  barbillon)  et  amplifié 
on  barbiset  :  «  L'homme  qui  reçoit  de  l'argent  d'une  prosti- 
tuée est  un  barbillon,  un  meg  »,  Dr.  Lucas,  1841,  p.  32.  — 
«  Pas  un  bai'biset  qu'aurait  osé  pousser  un  coup  de  vague  », 
Mélénier,  Laite,  p.  156. 

Brochet,  abrégé  en  6roc/ie  (Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  119),  avec 
le  diminutif  brocheton  et  le  dérivé  s'embrochiner,  se  coller 
avec  une  femme  (Virmaitre). 

Dauphin,  abrégé  en  daufe,  d'où  daujier,  souteneur  (Bruant, 
Rue,  t.  I,  p.  205);  a  donné,  aussi,  par  jeu  de  mots:  dos  fln^ 
ou  simplement  dos  ^  (Richepin.  Gueuse,  p.  19!)  :  «  C'est  nous 
qu'est  le  dos...  »,  à  côté  de  dos  vert,  par  allusion  aux  bandes 
vertes  qui  sillonnent  le  dos  du  maquereau,  ^  appellation  déjà 
usuelle  dans  le  poissard  (Les  Porcherons,  1773,  V®  chant): 

De  ce  dos  vert  ■'•  de  Jolicœur, 
Le  ton  fanfaron  et  gouailleur, 
Tout  drès  d'abord  m'a  fait  com])rendre 
Qu'i  voulions  faire  ({ueute  esclandre. 

Une  dernière  appellation  du  souteneur,  celle-là  d'origine 
provinciale;  est  costau  (écrit  costaud)  qu'un  glossaire  argoti- 
que de  1846  donne  sous  la  forme  costel  :  «  11  voulait  devenir  le 
chef  d'une  bande  réelle,  un  meg,  un  costaud,  une  terreur  », 
Rosny,  Rues,  p.  7. 

empruntée  au  menuisier,  surnommé  pol-à-colle)  désigne  un  souteneur  à  poigne, 
redoutaltle,  en  opposition  à  mec  à  la  mie  de  pain,  sobriquet  du  souteneur 
inalaJroit  et  craintif. 

1.  r^ucifer,  en  ajiostrophant  Satan. 

2.  De  là  dossière  ou  daitssiere  (cf.  dauphin  à  C(')té  de  dos  fin],  prostituée  d'un 
dos,  d'un  souteneur. 

3.  Bruant,  v»  maquereau,  donne  d'autres  synonymes  ;  chueiine,  écaillé,  gou- 
jon... Ce  sont  là  des  parasites  forgés  analogiquement  et  dont  ce  dictionnaire 
attende. 

4.  Guy  de  Maup;issant  le  met  dans  la  bouche  d'une  drôlesse  parisienne 
[Bel-Ami,  p.  119)  :  «  Elle  lui  tourna  les  talons  en  déclarant  :  «  Je  ne  fréquente 
pas  les  dos  verls  ». 


FILLES    ET    SOUTENEURS  265 

Le  mot  désigne  proprement  le  fort,  qui  a  des  côtes  :  «  On 
a  enterré  des  plus  costauds  que  loi...  il  a  des  gas  costauds  », 
Rosny,  Rues,  p.  28  et  75. 

Les  costauds  de  Villetle  sont  les  forts,  les  vigoureux,  comme 
les  Nervi,  les  apachcs  de  Marseille,  en  chemises  molles  et  pan- 
talons à  la  hussarde.  Ce  nom  a  fait  fortune,  en  franchissant 
le  monde  louche  auquel  il  appartient  en  propre  pour  pénétrer 
dans  d'autres  milieux  sociaux,  par  l'intermédiaire  des  filles 
et  des  troupiers. 

La  Terreur,  c'est  le  surnom  que  porte  le  plus  fort  entre  les 
souteneurs  d'un  même  quartier  :  «  Une  Terreur  peut  se  payer 
des  héguins  tant  qu'il  veut,  —  il  finit  par  se  laisser  prendre 
par  des  flics  »,  Merlin,  p.  120. 

Cette  appellation  se  lit  déjà,  avec  un  sens  rapproché,  dans 
les  écrits  de  Vadé  :  «  Faut  l'appeler  Monsieur  la  Terreur  à 
cette  heure-ci  »,  Racoleurs,  se.  XX. 

Le  souteneur  de  barrière,  vers  1875,  était  reconnaissable  à 
ses  pantalons  à  pattes  d'éléphant,  dits  bénards  *  (du  nom  du 
fabricant);  à  sa  casquette  très  haute,  à  trois,  à  cinq,  à  six 
ponts,  nommés  en  dernier  lieu  -  def^  ou  desfous  (du  nom  du 
chapelier)  ;  à  ses  mèches  collées  sur  les  tempes  et  appelées 
tour  à  tour  :  accroche-cœurs,  appellation  rustique  et  provia- 
ciale,  adoptée  tout  d'abord  par  les  filles  galantes  et  passée  de 
celles-ci  aux  souteneurs;  — faces,  terme  de  la  langue  générale 
(«  Faces.  Ce  nom  se  donne  improprement  aux  boucles  de  che- 
veux qui  couvrent  les  oreilles  »;  Michel,  1807);  —  guiches, 
allusion  à  la  guiche  de  chartreux,  bande  d'étoffe  attachée  de 
chaque  côté  de  la  robe  pour  la  fermer  ;  de  là,  nom  du  soute- 
neur et  de  sa,  caste  ^;  — patères,  c'est-à-dire  tempes  sembla- 
bles aux  crochets  qui  retiennent  les  rideaux;  —  et  finalement 
rouflaquettes,  appellation  récente,  d'origine  provinciale  :  «  Un 
seigneur  h.  rouflaquettes,  petit  et  crapuleux,  la  veste  ouverte 
sur  le  chandail  »,  V^.os,ny,  Marthe,  p.  78. 

La  forme  primordiale  rouf  le  (Bruant,  Dict.,  p.  113)  est 
d'origine  provinciale  :   en  Normandie,  faire   le  rouble,  c'est 

1.  ï  Avec  un  bénavd  à  pattes  d'un  thunard  »,  Bercy,  XLl"  lettre,  p.  6. 

:2..Gf.  Virmaître,  Varis  impur,  p.  156  :  i  De  1830  à  1848,  la  casquette  de 
souteneur  se  nommait  une  joa^enfe  ;  de  1848  à  18oo,  on  l'appelait  un  david; 
aujourd'hui  (1890),  les  souteneurs  portent  la  casquette  plaie  à  large  visière  ». 

'A.  «  Alors  on  m'a  payé  un  def  américain,  tout  ce  qu'il  y. a  de  gandin  », 
Bercy,  III"  lettre,  p.  5. 

4.  Richepin,  Gueux,  p.  191  :  n  Gare  au  bataillon  de  la  guir/ie...  » 


266  FACTEURS    SOCIAUX 

prendre  un  air  arrogant,  se  pavaner  (cf.  tiJfeSy  cheveux,  pro- 
prement attifets)  '. 

Si  long-temps  que  sa  marmite  travaille,  qu'elle  est  sur  le 
tas  (terme  emprunté  ''  aux  métiers),  le  souteneur  roule  son 
existence  fainéante;  mais  une  fois  qu'elle  est  arrêtée  ou  ma- 
lade, il  est  sur  le  sable,  à  sec  et  sans  savoir  quoi  faire  ^  De 
mangeur  de  blanc  ^,  qu'il  était,  il  devient  mangeur  de  rouge, 
assassin:  «  Les  criminels  à  Paris  ont  leur  pépinière  :  ce  sont 
les  souteneurs.  Tout  souteneur  est  du  plant  de  criminel  »  ^ 
Devenu  apaclie,  le  souteneur  ne  recule  pas  devant  sa  première 
victime,  Monsieur  le  bon  (Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  194). 

Ce  facteur  social  impur,  la  fille,  a  donc  joué,  lui  aussi,  un 
rôle  intermédiaire  assez  important  pour  la  propagation  des 
mots  nouveaux,  venant  tour  à  tour  des  malfaiteurs  et  des 
troupiers,  des  matelots  et  des  ouvriers.  La  part  qu'elle  a  ainsi 
prise,  jointe  à  sa  propre  contribution,  ne  pouvait  être  négligée 
dans  l'examen  d'ensemble  des  nombreux  éléments,  qui  ont 
concouru,  chacun  pour  sa  part,  à  former  le  langage  popu- 
laire de  nos  jours. 

1.  Le  bal  ou  rendez-vous  de^s  souteneurs  aux  noms  ichtyologiques  portait 
en  conséquence  le  nom  d.'aquariiim,  et  la  partie  des  boulevards  entre  la  Porte 
Saint-Denis  et  la  Madeleine,  celui  de  Banc  de  Terre-Neuve  ;  la  pèche  des 
morues  y  avait  lieu  de  quatre  heures  du  soir  à  une  heure  du  matin  :  «  Le  soir, 
l'ouvrier  [sublime]  viendra  voir  le  défilé  AnBanc  de  Terre-Neuve,  il  trouvera 
là  ses  affaires  dans  les  prix  doux  »,  Poulet,  p.  129.  Mais  ces  appellations 
paraissent  tout  simplement  livresques. 

2.  Cette  image  très  expressive  sur  le  tas  semble  empruntée  à  la  corporation 
des  repousseurs  sur  métaux.  La  pièce  que  l'ouvrier  repousse  ou  cisèle  r"e- 
pose  sur  une  masse  de  plomb  qui  s'ajoute  à  l'enclume. 

3.  C'est  ce  qu'on  exprime  par  calandriner,  traîner  la  misère  (verbe  déjà 
donné  par  Fr. -Michel)  ou  caler  le  sable  (Rigaud)  ;  fusion  de  caler  (cf.  caleler) 
et  halandriner,  se  liallader,  proprement  colporter  son  balandrin  ou  balle  de 
mercier. 

.  4.  Cette  appellation  se  lit  déjà  chez  d'Hautel  :  «  Maiigeur  de  blanc,  libertin, 
lâche  et  paresseux,  qui  n'a  pas  honte  de  se  laisser  entretenir  par  les  fem- 
mes ». 

'6.  Pny])araud,  ourrar/e  cité,  p.  91. 


CHAPITRE    COMPLEMENTAIRE 

LE   CABARET 


Le  rendez-Vous  général  de  tons  ces  professionnels  —  ou- 
vriers, soldais,  matelots,  filles,  malfaiteurs  —  est  le  cabaret, 
véritable  creuset  où  se  sont  mêlées  et  fondues  les  langues 
spéciales.  A  côté  des  casernes  qui  réunissent  les  éléments  so- 
ciaux les  plus  divers,  à  côté  de  la  rue  où  germent  et  se  dé- 
veloppent les  excroissances  des  grandes  capitales,  le  cabaret  a 
agi  efficacement  sur  cette  fusion  des  classes  et  dos  idiomes. 
Il  mérite  de  clore  cette  enquête  à  la  fois  sociale  et  linguisti- 
que. ^ 

1.  —  Noms  divers. 

Commençons  par  les  appellations  données  au  cabaret  : 
Guinguette,  cabaret,  bal  de  barrières,  sur  lequel  le  Trévoux 
de  1752  nous  donne  ces  renseignements  :  «  Ce  terme  est  nou- 
veau et  bas,  mais  il  est  fort  en  usage.  Il  a  pris  naissance 
avec  le  siècle.  On  entend  par  là  un  petit  cabaret  dans  les  fau- 
bourgs et  environs  de  Paris  où  les  artisans  vont  boire  l'été  les 
dimanches  et  les  fêtes  ». 

Il  cite,  à  cette  occasion,  ces  deux  vers  du  poème  de  Grand- 
val,  Cartouche  ou  Le  Vice  puni,  de  1723: 

Vaillant  dans  les  combats,  scavants  dans  les  rtHraitos, 
Forme  dans  les  malheurs,  sobre  dans  les  guinguettes... 

et  n'oublie  pas  d'en  donner  Porigine  :  «  Ce  mot  vient  appa- 
ramment  de  ce  qu'on  ne  vend  dans  ces  cabarets  que  du  mé- 
chant petit  vin  vert  qu'on  appelle  guintjuet,  tel  qu'est  celui 
qui  se  recueille  aux  environs  de  Paris  ». 


1.  P.  Guisin,  f.es  Cdharcts  de  Paris  on  l'homme  peint  d'aprèa  nature...  Petits 
tableaux  de  mœurs  philosophiqiies,  galans,  comiques,  mêlés  de  couplets  et 
de  diverses  poésies  légères,  Paris,  1821.  —  Cet  opuscule  offre  un  tableau  mo- 
ral des  cabarets  de  Paris  :  son  intérêt  linguistique  est  fort  mince. 


268  FACTEURS    SOCIAUX 

Cette  origine  est  contestable.  Une  comédie  de  1697  (v.  le 
Dict.  général)  en  fait  le  nom  d'un  quartier  de  Paris,  d'un 
quartier  latéral  probablement  (cf.  guingois,  de  travers). 

Guinche,  cabaret  et  bal  de  barrière:  «  On  dansait  au  guin- 
che  de  la  rue  du  Fouarre  »,  Méténier,  Latte,  p.  187.  Le  mot 
désigne  proprement  un  cabaret  borgne  :  Genève,  guinche, 
louche  (de  guenchir,  obliquer). 

Bastringue,  même  sens  que  le  précédent,  terme  dont  nous 
avons  déjà  exposé  le  curieux  historique. 

Aujourd'hui,  le  cabaret  de  bas  étage  s'appelle  bibine,  pro- 
prement débine,  la  taverne  de  la  misère:  «  Tâche  de  te  traî- 
ner jusqu'à  la  bibine  du  père  Thomas  »,  Méténier,  p.  151. 

11  porte  surtout  le  nom  significatif  d'assommoir:  c'est  là 
qu'on  consomme  les  fortes  boissons  alcooliques  que  le  peuple 
a  dénommées  casse-poitrine  et  tord-boyaux,  eau-de-vie  très 
forte,  dans  laquelle  le  camphre,  le  poivre  ^  et  le  vitriol  ^  se 
mélangent  en  doses  différentes  :  «  Les  assommoirs  sont  des 
mines  à  poivre  »,  Poulot,  p.  184.  —  «  Toujours  du  vin,  ja- 
mais de  casse-poitrine. . .  Sa  chopine  da  tord- boyaux  p'dT iouv  », 
Zola,  Assommoir  y  p.  185  et  436. 

Les  appellations  do  trois-six^  ou  de  Jil  en  quatre  se  rappor- 
tent à  un  ancien  mode  d'évaluation  des  alcools  {\q  Ji.l  en  trois 
se  lit  chez  d'Hautel  «  pour  dire  de  l'eau-de-vie,  du  roide,  du 
sacré  ciiien  tout  pur  »)  :  «  Si  la  paye  fondait  dans  le  fil  en 
quatre.,.,  on  la  buvait  limpide  et  luisante  comme  du  bel  or 
li(juide  »,  Zola.  p.  366. 

2.   —   Sobriquets. 

Le  marchand  de  vin  a  souvent  excité  la  verve  populaire, 
qui  a  envisagé  tantôt  son  attitude  machinale  —  le  manne- 
j^ingue,  c'est  le  mannequin  du  zinc,  comme  le  mannestringue 
est  le  mannequin  du  bastringue —  tantôt  sa  corpulence:  le 
mastroc  ou  mastroquet,  c'est  le  marchand  mastoc,  le  gros 
bonhomme  qui  débite  des  strocs  ou  setiers. 

Une   autre    appellation,    bistro,    est    d'origine    provinciale 

1.  Et  avec  le  sons  d'ivre  :  «  Gervaiso  était  poivre  »,  Zola,  Assommoir,  p.  448. 
On  se  sert  plus  souvent,  dans  ce  cas,  du  dérivé,  poivrot,  ivre  et  ivrogne. 

2.  Gomme  le  précédent,  vitriol  désigne  à  Paris  l'eaii-de-vie  :  «  Après  trois 
011  quatre  tournées  de  vitriol  pour  se  donner  de  l'aploml),  ils  vinrent  nous 
trouver  »,  Poulot,  p.  4. 

3.  Bruant,  l\i/p,  t.  T,  p.  10'.)  :  a  Mon  pai^a  qu'adorait  le  trois  si.r  et  la  verte...  s 


Lie    CABARET  269 

(Anjou  et  Poitou,  petit  domestique  destiné  à  garder  les  bes- 
tiaux dans  les  champs)  :  «  Je.vous  retrouverai  chez  le  bisù'o  », 
Méténier,  Lutte,  p.  254.  —  «  Ces  hommes  jeunes  qui  vaguent 
autour  du  café-concert,  du  cinéma,  du  bistro  et  du  bar  », 
Rosny,  Rues,  p.  9. 

Le  mot  a  probablement  désigné  au  début  l'aide  du  mar- 
chand de  vin  et  ensuite  le  patron  lui- môme. 

3.   —  Termes   spéciaux. 

L'expression  générale  de  boire,  et  surtout  de  boire  à  l'excès, 
est  rendue  par  des  images  correspondant  aux  occupations 
professionnelles  :  Un  marin  prend  sa  biture  et  le  typographe 
prend  la  barbe  ;  un  cocher,  avant  de  se  mettre  en  route, 
graisse  les  roues;  un  boulanger  ou  un  mécanicien  chauffe  le 
four:  «  T'as  donc  chauffé  le  four  hier?  »  Poulot,  p.  72.  ^ 

Ajoutons  l'expression  également  technique  faire  cracher  ses 
soupapes,  c'est-à-dire  laisser  échapper  par  les  soupapes  le 
trop  plein  de  vapeur:  «  Si  ses  soupapes  ont  craché  le  diman- 
che, le  lundi  il  a  mal  aux  cheveux...  Deux  tournées  de  quatre 
sous,  puis  ses  soupapes  crachent  »,  Poulot,  p.  57  et  93. 

Dans  la  langue  populaire,  on  exprime  cette  gradation  par 
les  deux  métaphores  suivantes  : 

EmécheJ',  s'émécher,  se  griser  (comme  la  mèche  d'une  lampe 
s'imbibe  d'huile,  avant  d'être  allumée):  «  A  la  cloche, /e7ais 
éniéché  »,  Poulot,  p.  72. 

Allumer,  s'allumer,  se  griser,  s'échauffer  par  le  vin  :  «  11 
laissait  l'autre  s'allumer,...  lui  se  piquait  le  nez  proprement, 
sans  qu'on  s'en  aperçut  »,  Zola,  Assommoir,  p.  271. 

Cette  dernière  image  répond  à  celle  (déjà  mentionnée)  de 
chauffer  le  four,  d'où  cuite,  pour  ivresse  complète,  la  quantité 
des  liqueurs  chauffant  l'estomac  de  Pivrogne. 

1,  Les  mécaniciens  des  chemins  de  fer  disposent  d'ailleurs  de  toute  une  no- 
menclature technique  pour  désigner  les  étapes  multiples  de  la  simple  gri- 
serie à  l'ivresse  complète  (Poulot,  p.  54)  : 

1°  Attraper  une  petite  allumette  ronde,  il  est  tout  chose  ; 

2»  Avoir  son  allumette  de  7narcliand  de  vin,  il  est  bavard,  expahsif  ; 

3"  Prendre  son  allumette  de  campagne,  ce  bois  de  chanvre  souffre  des  deux 
bouts  :  il  envoie  des  postillons  et  donne  la  chanson  bachique  ; 

4°  Il  a  son  poteau  kilométrique  :  son  aiguillette  est  affolée,  mais  il  retrou- 
vera son  chemin  ; 

5»  Enfin,  le  poteau  télégraphique,  le  pinacle  :  soulographie  complète  ;  ses 
roues  patinent,  pas  moyen  de  démarrer... 

Mais  toute  cette  nomenclature  est  bien  livresque. 


270  FACTEURS    SOCIAUX 

Son  synonyme  culotte'^,  excès  de  boisson,  a  une  orig-ine  pro- 
bablement soldatesque  :  aDoir  ou  prendre  une  culotte,  être 
soûl,  exprime  la  même  idée  que  les  équivalents  avoir  son  sac 
ou  s'en  donner  plein  la  ceinture^.  L'expression  est  donnée  par 
Desgranges  (1821)  :  «  Prendre  une  culotte,  c'est  en  langag-c 
bas,  s'enivrer.  Celte  culotte-\h.  n'est  pas  de  mise  à  l'Aca- 
démie ». 

Une  autre  expression  pour  boire  (beaucoup)est  étrangler  un 
perrocjuet  ou  étrangler  un  pierrot,  suivant  qu'on  prend  un 
verre  d'absinthe  (=  verte)  ou  de  vin  blanc  :  «  L'homme  se  leva 
d'une  table  da  bistro  où  il  achevait  d'étrangler  un  perroquet  », 
Rosny,  Mart/ie,  p.  79. 

On  disait,  de  même,  un  polichinelle,  grand  verre  d"eau-de- 
\ie  :  «  En  servant  un  polichinelle  en  deux  verres  »,  Cuisin, 
Cabarets,  1815.,  p.  15,  avec  cette  note:  «  C'est  ainsi  que  les 
fiacres  nomment  une  chopine  (demi-litre)  en  deux  verres  ». 

Boire  de  l'eau-de-vie  ou  du  vin  blanc,  le  malin  à  jeun,  c'est, 
croit  le  vuigaire,  tuer  le  ver  :  chacun  de  nous  porterait  en  soi 
un  ver  qu'il  convient  de  tuer  par  des  libations  matinales.  Celte 
croyance  est. ancienne,  et  le  Journal  cVun  bourgeois  de  Paris 
sous  François  /''''  en  fait  déjà  mention  (juillet  1519)  :  «  Par 
quoy  il  s'ensuyt  qu'il  est  expédient  de  prendre  du  pain  et  du 
vin  au  matin,  au  moings  en  temps  dangereux,  de  peur  de 
prendre  le  ver  ». 

Celle  expression  en  rappelle  une  autre  :  cliarnier  les  puces, 
boire  beaucoup  le  soir  avant  de  se  mettre  au  lit  (  «  par  ce 
moyen  nous  ne  sentons  pas  les  puces  qui  nous  mordent  »,. 
Oudin,  1640),  fréquente  chez  les  écrivains  du  xvi'^  siècle  (du 
Fail,  ^  Bouchel  ^,  etc.)  et  encore  vivace  :  «  S'ils  gobelolaient 
depuis  six  heures,  ils  restaient  tout  de  même  comme  il  faut, 
juste  à  ce  point  où  Von  c/iarme  ses  puces,  »  Zola,  Assommoir, 
p.  3G3. 


1.  «  Le  lendemain  de  culotte,  le  zingueur  avait  mal  aux  cheveux  »,  Zola, 
p.  158,  L'expression  se  lit  dans  Balzac,  Ménage  de  garçon,  1842,  .t.  VI,  p.  99  : 
Il  Les  deux  anciens  troupiers  s'étaient,  pour  employer  une  do  leurs  expres- 
sions, donné  une  culotte  i. 

2.  Pliilibert  Le  Roux^note  cette  expression  comique  :  «  Culotte  de  Suisse  si- 
gnifie à  Paris  certains  verres  à  pattes  dont  on  se  sert  pour  boire.  On  les 
nomme  ainsi  parce  qu'ils  ont  la  forme  d'une  culotte  de  Suisse  ». 

3.  <s  Après  avoir  embrassé  et  charmé  les  puces,  il  dort  sur  toutes  ses  deux 
oreilles  »,  Coiites  d'Entrapel,  cb.  XVIII. 

4.  Bouchet  em[)loie  brider  les  puces,  avec  le  même  sens  {Serées,  t.  IV,  p.  183). 


k 


LE    CABARET  371 

Nous  venons  d'énuinéror  les  locutions  vulgaires  exprimant 
l'action  de  s'enivrer  ;  une  autre  série  se  rattache  à  l'état 
d'ivresse. 

Go  qui  frappe,  ciiez  l'ivrogne,  c'est  son  nez  couvert  de  ru- 
bis et  do  boutons,  ce  iie^  à  pompettes^  ^  cooioie  le  décrivent 
déjà  Rabelais  et  du  Fail  ;  on  dit  encore  aujourd'hui  :  avoir 
son  aifirette,  sa  cocarde,  son  panache,  son  plumet,  son  pom- 
pon :  «  Avec  çà,  que  l'ouvrier,  échiné,  sans  le  sou...  avait 
tant  de  sujets  de  gaieté,  et  qu'on  était  bienvenu  de  lui  repro- 
cher une  cocarde  de  temps  à  autre,  prise  à  la  seule  fin  de 
voir  la  vie  en  rose...  Elle  quitta  les  hommes  qui  achevaient  de 
se  cocarder  »,  Zola,  Assommoir,  p.  228  et  326. 

C'est  au  môme  ordre  d'idées  que  se  rapporte  l'expression  : 
avoir  un  coup  de  soleil,  être  à  demi  gris,  que  donne  déjà 
d'IIautel,  en  faisant  remarquer  que  la  plupart  des  aubergistes 
et  marchands  de  vins  prennent  pour  enseigne  le  proverbe  «  le 
soleil  luit  pour  tout  le  monde  ». 

Après  la  trogne  rubiconde,  c'est  à  la  tète  de  l'ivrogne  que 
se  rapportent  des  expressions  comme  avoir  son  casque  ^  ou 
prendre  le  casque^  en  réservant  casquette  pour  un  état  d'ivresse 
moins  avancé. 

On  disait  jadis  se  coiffer  ou  être  coijjé  :  «  Coëffer  signifie 
aussi  quelquefois  s'enivrer.  Cet  homme  n'est  pas  accoustumé 
à  boire,  il  ne  faut  qu'une  chopine  de  vin  pour  le  coëffer  » 
(Furetière,  1690).  On  lit  encore  .dans  VAmplujtrion  de  Molière 
(acte  III,  se.  Il)  :        • 

Quel  est  le  caljaret  honnête 
Où  tu  t'es  coiffé  le  cerveau  ? 

Avant  Molière,  Jodelle,  dans  sa  comédie  Eugène  (1352),  en 
parlant  d'Alix  qui  s'était  grisée  de  crainte  de  se  morfondre, 
dit  (acte  II,  se,  1):  «  Elle  avait  son  heaume  coijfë...  » 

Et  dans  une  lettre  de  rémission  de  juillet  1456  on  lit  :  ((  Qlie 
ledit  suppliant  estoit  embeguinë,  qui  estoit  à  dire  qu'il  estoit 
yvre,  »  c'est-à-dire  que  sa  tète  était  couverte  d'un  béguin  ou 
d'une  coiffe.  ^ 

1.  «  Du  temps  des  robes  à  pompettes  »,  Ancien  Théâtre,  t.  II,  p.  159.  Cf.  se 
pimpeloter,  boire  copieusement  (Larchoy),  proprement  s'attifer,  sens  du  mot 
dans  la  vieille  langue. 

2.  «  Il  me  demande  si  je  veux  m'immocter,  je  lui  réponds  comme  ça  que 
j\d  mon  casque  s,  Monselet,  Voyous,  p.  47. 

3.  Les  notions  d'«  ivresse  »  et  de  «  caprice  amoureux  »  se  confondent,  coiffe 
désignant  à  la  fois  l'amoureux  et  le  soûl  (Oudin);  aujourd'hui,  béguin  désigne 


272  FACTEURS    SOCIAUX 

L'homme  très  ivre  est  plein  ou  raide  :  il  est  alors  blindé, 
cinglé  (Rossignol)  ou  cuirassé,  et  lancé  ou  prêt  à  partir  pour 
la  gloire.  11  a  son  jeune  homme,  c'est-à-dire  il  a  ingurgité 
un  de  ces  brocs  de  quatre  litres  que  les  mastroquets  appelaient 
Jeune  homme,  moricaud  ou  petit  père  noir. 

Ce  vocabulaire  spécial  est  riche  en  pareilles  personnifica- 
tions :  une  dame  blanche,  c'est  une  bouteille  de  vin  blanc  ; 
une  demoiselle,  une  demi-bouteille  de  vin  rouge  (en  Norman- 
die., c'est  un  décalitre  d'eau-de-vie  et  la  bouteille  dans  laquelle 
on  le  sert)  ;  une  fllle,  une  bouteille  de  vin  boucht'e,  et  une 
flllette,  une  demi-bouteille;  une  mominette,  une  petite  absin- 
the. 

Voilà  les  facteurs  sociaux  qui  ont  contribué,  chacun  pour 
son  compte,  à  enrichir  le  vocabulaire  du  langage  parisien  de 
nos  jours.  Grâce  à  ces  intermédiaires  multiples,  notre  vulgaire 
a  acquis  cette  variété  et  cette  abondance  qui  lui  donnent  une 
physionomie  si  caractéristique.  Cette  féconde  élaboration  s'est 
accomplie  presque  toute  entière  au  cours  du  xix*^  siècle  et 
avec  une  rapidité  parfois  vertigineuse,  à  la  suite  des  trans- 
formations sociales  d'une  portée  considérable.  Nous  sommes 
maintenant  à  même  d'en  apprécier  les  effets  permanents  et 
transitoires. 

plutôt  une  passion  ou  toquade  :  «  Tout  le  monde  disait  en  riant  à  Gervaise 
que  Goujet  avait  un  béguin  \)o\xi'  elle  »,  Zola,  Assommoir,  p.  160.  Ce  béguin  ré- 
pond exactement  à  coqueluche,  capuchon  de  femme  et  personne  aimée.  Avoir 
un  béguin,  airner  quelqu'un,  se  lit  dans  la  dernière  édition  du  Jargon  de  1849. 


LIVRE    QUATRIEME 

CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 


Après  avoir  suivi  les  traces  nombreuses  laissées  dans  le 
bas-langage  par  les  facteurs  sociaux  et  notamment  par  les 
classes  professionnelles,  il  nous  reste  à  compléter  notre  en- 
quête en  étudiant  les  apports  des  différentes  provinces,  les 
emprunts  étrangers  et  les  archaïsmes  encore  vivaces.  Si  ces 
derniers  contingents  représentent  la  continuité  de  la  tradition 
linguistique,  les  deux  premiers  se  rattachent  intimement  aux 
facteurs  sociaux  déjà  étudiés. 

C'est  toujours,  en  effet,  à  des  professionnels,  venus  des 
quatre  points  cardinaux  à  Paris,  où  ils  font  un  séjour  plus  ou 
moins  prolongé,  que  sont  dues  l'introduction  et  l'expansion 
des  termes  des  provinces  ou  des  régions  limitrophes  de  la 
France.  On  ne  saurait  assez  insister  sur  ce  va-et-vient,  à  la 
fois  social  et  linguistique,  qui,  au  xix''  siècle  tout  particuliè- 
rement, a  acquis  une  importance  capitale. 

Dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  le  courant  entre  la  pro- 
vince et  la  capitale  atteint  le  maximum  de  sa  force  d'expan- 
sion. Son  effet  se  dessine  dans  une  double  direction  :  d'une 
part,  il  apporte  au  bas-langage  parisien  de  nombreux  élé- 
ments du  terroir  ;  et  d'autre  part,  il  flnit  par  imposer  à  peu 
près  partout  dans  les  provinces  l'argot  de  la  capitale.  Le 
prestige  que  la  métropole  a  de  tout  temps  exercé  sur  le  reste 
du  pays  a  répandu  jusque  dans  les  parlers  provinciaux  les  plus 
éloignés  ce  langage  populaire  parisien  qui  a  fini  par  tout  ab- 
sorber :  le  jargon  des  malfaiteurs,  les  argots  professionnels, 
les  parlers  provinciaux. 


18 


CHAPITRE  PREMIER 

PROVINCIALISMES 


Entre  1850  et  1870,  grâce  aux  nouvelles  voies  de  commu- 
nication (chemins  de  fer  et  routes  nationales),  l'émigration 
régionale  vers  Paris  devient  particulièrement  intense.  De 
nouveaux  venus  accourent  de  toutes  les  régions  du  Nord 
comme  du  Midi,  de  l'Ouest  comme  de  l'Est.  Après  un  séjour 
plus  ou  moins  long  dans  la  capitale,  ils  rentrent  presque  tous 
dans  leur  pays,  non  sans  avoir  laissé  des  traces  dialectales 
dans  le  vocabulaire  parisien. 

Le  classement  de  ces  éléments  d'après  leur  provenance  est 
une  tâche  malaisée  et  parfois  impossible.  Nous  allons  néan- 
moins en  essayer  un  triage  en  gros,  en  tirant  parti  des  nom- 
breuses ressources  dont  on  dispose  actuellement  pour  l'étude 
des  parlers  provinciaux  et  des  patois.  ^  Quelques  critères  s'im- 
poseront dans  le  choix  de  ces  termes. 

Du  nombre  considérable  de  provincialismes  que  donnent 
les  dictionnaires  d'argot  parisien,  particulièrement  ceux  de 
Delvau,  Delesalle  et  Bruant,  nous  n'admettrons  dans  notre 
texte  que  ceux  que  nous  aurons  pu  authentiquer  à  l'aide  de 
nos  sources,  en  réservant  pour  les  notes  les  vocables  dépour- 
vus de  références. 

Dans  notre  dénombrement  nous  ferons  abstraction  des 
termes  du  terroir  qu'on  trouve  exclusivement  chez  des  écri- 
vains àtendance  régionaliste^,  et  des  mots  rustiques  {amiteux, 

1.  La  liste  des  glossaires  régionaux,  donnée  à  l'Appendice,  peut  être  com- 
plétée par  la  Bibliographie  des  palais  gallo-romans  de  Behrens,  Paris,  1893  (un 
Supplément  pour  les  années  1892  à  1902  a  paru  en  1903  dans  la  Zeitschrift  fier 
neufratizosische  Sprache,  t.  XXV,  p.  196  à  266). 

2.  Voir,  à  cet  égard,  les  dissertations  suivantes  :  Lotscli,  Ueber  Zola's  Sprach- 
(jehrauch,  Greifswald,  1893.  —  E.  Lam^recht,  Die  mundartlichen  Worle  in  den 
Romanen  und  Erzi'ihlangen  von  A.  Theuriet,  Programme,  Berlin,  1900.  —  Olof 
Bosson,  Quelques  recherches  sur  la  langue  de  Guy  de  Maupassant,  Lund,  1907.  — 
Steph.  Hartmann,  La  langue  de  Richepin,  Programme,  Kornenbourg,  1910.  — 
K.   Frey,   La   langue  de  J.-K.  Huijsmans   (dans   Mélanges  Brunot,  1910,  p.  163 


PROVINCIALISMES  275 

besson,  chapuser,  etc.),  familiers  aux  romans  champêtres  de 
Georges  Sand.  ^ 

Remarquons  finalement  la  tendance  à  franciser  certains 
termes  picards  :  arnacher,  maquiller  un  objet  (Hayard),  à 
côté  d'arnaquer,  frauder  au  jeu  (forme  provinciale  de  renâ- 
cler), et  pichenette,  chiquenaude  (Zola,  Nana,  p.  164),  à  côté 
du  picard  piquenote  (c'est-à-dire  piquenaude)  :  «  D'une  piche- 
nette elle  avait  soufflé  la  vie  au  moniichard  »,  Père  Peinard, 
27  juillet  1890,  p.  4. 

Certains  de  ces  provincialismes  appartiennent  au  passé  et 
sont  depuis  longtemps  populaires  : 

Affiitiaux,  a  terme  populaire  signifiant  bagatelles,  affiquets, 
etc.  »  (Trévoux,  1762).  est  donné  par  d'Hautel  et  est  encore 
vivace  :  «  En  voilà  des  femelles  avec  leurs  chill'ons  !  Je  m'as- 
seois sur  les  affutiaux  »,  Zola,  Assommoir,  p.  409. 

Fignoler,  «.'ou  flgnioler,  raffiner,  vouloir  par  présomption 
surpasser  les  autres  dans  tout  ce  qu'on  fait,  enchérir  sur 
eux  par  des  manières  affectées.  C'est  un  terme  d'écolier  et  du 
peuple...  »  (Trévoux,  1752).  Encore  usuel  avec  le  double  sens, 
parfaire  avec  soin  et  se  parer  avec  recherche  :  «  Des  bijoux... 
tout  c'était /?^no/e  »,  Zola,  p.  212.  Lq  fignoleux  ^idiii,  à  la  fin 
du  xviii'^  siècle,  le  petit  maître,  à  la  mise  élégante  et  au  lan- 
gage affecté. 

Voici  maintenant  les  provincialismes  du  langage  parisien 
classés  suivant  leur  provenance  régionale. 

à  188).  —  Mary  Burns,  La  langue  d'Alphojise  Daudet,  Paris,  1916,  la  dernière 
et  la  plus  copieuse  de  ces  monographies. 

Voir,  en  outre,  les  utiles  Noies  lexic  dogiques  publiées  par  M.  F.  Balden- 
sperger  dans  la  Revue  de  philologie  française,  t.  XVII,  1903  et  suiv. 

1.  Voy.  la  dissertation  de  Max  Born,  Georges  Sdnd's  Sprache  in  dem  Ro- 
mane Les  Maîtres  Sonneurs,  Berlin,  1895,  et  tout  récemment  L.  Vincent,  La 
langue  et  le  style  de  Georges'Sand  dans  les  romans  champêtres,  Paris,  1916.- 


A.  —    Patois    du   Nord. 
1.  —  Wallon. 


Le  wallon  est  à  peine  représenté  clans  l'arg-ot  parisien. 

Brader,  vendre  de  vieilles  choses  au  rabais  :  «  Quand  un 
soldat  vend  à  vil  prix  des  marchandises  qu'il  n'a  pas  payéesr 
il  brade.  Argot  des  camelots  »  (Virmaîlre,  SuppL).  A  Lille, 
brader,  c'est  vendre  à  vil  prix,  perdre  sur  un  marché  (en 
wallon,  gâter,  gaspiller)  :  «  Il  se  fait  chaque  année  à  Lille,  le 
premier  lundi  de  septembre.,  un  marché  qu'on  appelle  la  Bra- 
derie, parce  qu'on  n'y  vend  que  des  objets  ternis,  salis,  troués, 
tachés,  etc.,  en  un  mot  bradés  »  (Vermesse). 

Sorlot^  soulier  (Rigaud),  répond  au  sorlet  du  Hainaut  (anc. 
fr.  soleret),  mol  provincial  qu'on  lit  dans  Jeh.  Rictus  (Solilo- 
ques, p.  114):  «  Eune  liquette,  un  tub,  des  sorlots...  » 

Ajoutons  : 

Boargeron,  courte  blouse  de  toile  que  portent  les  ouvriers  : 
«  Il  change  de  cotte  et  de  bourgeron  tous  les  huit  jours  », 
Poulot,  p.  31.  C'est  un  diminutif  de  bourge  (cf.  cotteron,  petite 
cotte),  sorte  de  tissu  :  «  Unes  autres  elles  de  vermeil  et  ynde 
cendaus,  enkievrée  de  bourges  fringies  de  soie  et  ruban  de  fil  », 
Document  de  13S9  (dans  Dehaisnos,  Histoire  de  Vart  en  Flan- 
dre, p.  408).  Ce  mot  flamand  a  été  propagé  par  les. marins  nor- 
mands qui  disent  aussi  bougeron  (d'où  le  guernesais  boujarron) 
et  bergeron,  celte  dernière  forme  dans  Bescherelle  qui  définit 
ainsi  le  mot:  «  Petite  casaque  de  toile...  dont  se  couvrent  les 
gens  qui  travaillent  sur  les  ports  ».  De  là,  ce  sens  spécial 
donné  par  Rigaud  :  «  Bourgeron,  petit  verre  d'eau-devie, 
ration  accordée  aux  marins  ». 

Le,  wallon  a,  en  outre,  fourni  toute  une  nomenclature  pro- 
pre à  l'industrie  houillère.  Plusieurs  de  ces  termes  spéciaux 
remontent  au  xvi*^  et  au  xvii*'  siècles.  Nous  ne  tiendrons  com- 
pte que  des  vocables  introduits  de  nos  jours  de  la  Belgique 
wallonne  (Liège,  Namur,  Mons)  et  dont  la  plupart  se  lisent 


PROVINCIALISMES  277 

dans  le  roman  de  Zola,  Germinal  (1885),  unique  œuvre  litté- 
raire qui  en  ait  tiré  parti.  Voici  ces  wallonisrnes  '  : 

Coron,  maison  ^  de  mineur  (construite  par  la  compagnie 
houillère),  prononciation  populaire  du  dial.  carron  (anc.  fr. 
quarron),  carreau,  pierre  ou  brique  carrée  qui  sert  à  ces 
constructions.  Dans  le  Hainaut,  les  bouilleurs  désignent  par 
coirelle  ou  quarel  «  la  quatrième  »  partie  qui  compose  la 
couverture  pierreuse  d'une  bouiilère  (Morand,  p.  147),  et  à 
Mons,  la  querière  est  la  pierre  tirée  de  la  houille  servant  à  la 
bâtisse  des  maisons  rustiques  (Sigart). 

Galibot  ',  dans  les  houillères,  le  manœuvre  qui  porte  au 
fond  de  la  mine  (Littré,  Suppl.).  Le  liégeois  galba,  goinfre, 
répond  au  picard  ^atoat»(,  galibiau,  ^amin,  mauvais  sujet. 

Porion,  maître  mineur,  surveillant  dans  une  houillère, 
même  mot  que  porion,  poireau,  légume  dont  on  fait  peu  de 
cas,  métaphore  fréquente  dans  l'ancienne  langue.  Cette  ap- 
pellation ironique  se  trouve  dans  Bescherelle  et  Littré  *. 

Terri  ^  à  Mons,  monticule  formé  autour  des  fossés  à  char- 
bon ^ 

2.  - —  Normand. 

Les  termes  qui  dérivent  de  cette  source  sont  nombreux  ': 
Attignoles,  boulettes  de  viande  de  porc  hachées  et  cuites  au 

four,  qui  se  vendent   chez  les  charcutiers  (Richepin.  Gueux, 

p.  79). 

1.  Voir,  à  ce  sujet,  Morand  le  Médecin,  L'Art  cVexploiter  les  mines  de  char- 
bon de  terre,  Paris,  1768,  et  Borinans,  Vocabulaire  des  houilleurs  liégeois,  Liège, 
1863.  Pour  le  Hainaut,  le  Glossaire  de  Hécart  (1833)  et,  pour  Namur.  celui  de 
Sigart  (1870). 

2.  Zola,  Germinal  {è.à.  1890),  p.  197  :  «  De  tous  les  corons  arrivait  une  co- 
hue de  mineurs  s>. 

3.  Ibidem,  p.  8  :  «  J'ai  tout  fait  la-dedans,  galibot  d'abord,  puis  herscheur, 
quand  j'ai  eu  la  force  de  rouler,  puis  haveur  pendant  dix-huit  ans  ». 

4.  Ibidem,  p.  24  :  «  Un  porion,  le  père  Piichoinme,  un  gros  à  figure  de  bon 
gendarme  ».  —  Ajoutons-y  cette  citation  du  P'ere  Peinard,  du  2  mars  1890,  p.  2  : 
«  Quant,  aux  portons...,  ce  sont  des  fourneaux  qui  ne  doivent  leur  place  qu'à 
leur  rosserie  i. 

5.  Ibidem,  p.  7  :  «  En  bas  du  terri  un  silence  s'était  fait  s. 

6.  Nous  donnons  en  note  les  provincialismes  suivants  qui  manquent  à  nos 
sources  : 

Bique  et  bouc,  pédéraste  (mot  donné  par  Bruant),  même  sens  en  wallon. 
Cholelte,  le  membre  (Id.)  :  Hainaut,  balle  de   bois  qu'on   pousse  avec  une 
crosse. 

Drisse,  colique  (Id.)  :  même  sens  dans  le  Hainaut. 

Ecafoter,  écaler  (Id.),  de  même  dans  le  Hainaut. 

Galoiife,  glouton  (Virmaitre,  Suppl.)  :  même  sens  dans  le  Hainaut. 

7.  Voir  surtout  les    Glossaires  de  Moisy  (1885)  et  de  Delboulle  (1876). 


278  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

En  Normandie,  aiignole,  liâtignoUe,  même  sens  (Moisy), 
aussi  avec  l'acception  figurée  de  coups  :  «  Il  a  reçu  de  rudes 
attignoles  »  (Virmaître).  Le  mot  normand  est  identique  à  liâ- 
tille  (dans  Rabelais,  hastille)  qui  désigne  à  la  fois  la  broche 
pour  rôtir  et  la  viande  rôtie. 

Bagnole,  voiture  de  place  (Rossignol),  vieille  voiture 
(Hayard),  répond  au  normand  bagniole,  banniole,  carriole, 
mauvaise  voiture  (de  banne,  grand  tombereau)  :  «  On  va  te 
chercher  une  bagnole...  sois  gentil  »,  Hirsch,.  Le  Tigre,  p.  333. 

Delvau  et  Bruant  donnent  en  outre  au  mot  l'acception  de 
taudis,  bouge  (^ens  également  provincial  :  Picardie,  Anjou, 
Champagne),  que  nous  n'avons  pas  retrouvé  dans  les  textes 
populaires. 

Beflaude,  viande  de  mouton  dure  et  coriace  (à  cause  du 
grand  âge  de  la  bête),  répond  au  normand  berlaude,  vieille  va- 
che stérile  (en  picard:  vieille  brebis). 

Blesses,  testicules  (se  graisser  les  blosses,  fainéanter.  Bruant, 
Dici.,  p.  217),  proprement  grosses  prunes,  sens  du  normand 
bloce,  prune,  prunelle  (anc.  fr.  beloce).  Le  mot  est  surtout 
employé  dans  la  formule  de  refus  :  mes  blosses  !  (Bruant, 
Dict.,  p.  387). 

CarfouillerK  fouiller  jusqu'au  fond  (Delvau,  aSop/»^.),  répon- 
dant au  havrais  carfouiller,  chercher  en  remuant  divers  ob- 
jets (Haigneré). 

Chignole,  voiture  à  bras  :  «  Les  marchandes  de  quatre-sai- 
sons  seraient  pus  forcées  de  faire  la  course  à  la  chignole  », 
Bercy,  XXXV^  lettre,  p.  5.  En  normand,  chignolle  désigne  la 
manivelle  [chignoller,  tourner)  d'où,  en  français,  chignolle, 
fuseau  de  passementier. 

Eberluer,  étonner  (Delvau),  en  normand,  éblouir,  donner 
la  berlue  (Cotgrave  donne  déjà  le  mot  comme  normand)  :  «  Il 
demeure  tout  éberlué  sur  le  trottoir  »,  Iluysmans,  Sœur  Mar- 
the, p.  3i3. 

Foucade,  lubie,  coup  de  tête  :  «  Après  ces  foucades  on  la 
reprenait  par  charité  »,  Zola,  Assommoir,  p.  416.  Ce  terme  a 
pénétré  dans  d'autres  parlers  provinciaux  :  Anjou,  foucade, 
accès  de  colère,  frénésie  ;  Bas-Maine,  mauvaise  humeur,  bou- 
derie ;  Yonne,  caprice,  désir  brusque  ;   Poitou,  colère,  impa- 

1.  Bruant  cite,  en  outre,  la  forme  parallèle  cafouiller,  remuer  en  tous  sens 
et  bredouiller  (double  sens  familier  au  picard),  d'où  cafoiàUeux,  bête,  sot 
(proprement  bredouilleur). 


PROVINGIALISMES  279 

tience,  etc.  Mais  le  mot  est  essentiellement  normand  (dérivant 
de  fouc,  troupeau)  où  il  signiQe:  1°  course  désordonnée  d'un 
troupeau  de  moutons,  de  bœufs,  etc.,  laissés  en  liberté  dans 
les  pâtures  ;  2'^  espèce  de  panique  et  d'effarouchement  dont  la 
cause  n'apparaît  pas  toujours;  de  là  3°  coup  de  tête,  action 
irréfléchie  (Moisy).  C'est  en  outre  un  mot  moderne,  Littré  et 
le  Dict.  général  s'étant  trompés  sur  son  historique  *. 

Gaviot,  gosier  (même  sens  en  normand  et  ailleurs)  :  «  Au 
lieu  de  se  serrer  le  gaviot,  elle  aurait  commencé  par  se  coller 
quelque  chose  dans  les  badigoinces  »,  Zola,  Assommoir,  p.  41S. 
D'Hautel  remarque,  au  mot  gavion,  g-osier  :  «  On  dit  vul- 
gairement et  par  corruption  gaviau  »,  et  Desgranges  ajoute 
en  1821  :  «  Gaviau,  pour  gosier,  barbarisme.  Il  s'en  repasse 
par  le  gaviau.  Phrase  triviale  ». 

Guibolle,  jambe,  surtout  longue  jambe  :  «  Les  lendemains 
de  culotte...  le  matin,  il  se  plaignait  d'avoir  des  guibolles  de 
coton...  Jusqu'au  jour  on  avait  joué  des  guibolles  »,  Zola,  As- 
sommoir,  p.  138  et  432. 

La  forme  parallèle  ^Miùort^ie  se  trouve  dans  Richepin  {Gueux 
p.  166);  celle  de  guibon,  qu'on  lit  au  xvni®  siècle  dans  Caylus 
(Œuvres,  t.  X,  p.  23  :  «  Elle  lui  donnoifdes  coups  de  souliers  sur 
les  guibons  »)  et  que  Granval  écrit  déjà  en  1725  ^  remonte 
en  dernier  lieu  au  normand  guibon  ou  gibon,  les  deux  chez 
David  Ferrand  ^  La  forme^i6o/z  nous  met  sur  la  trace  de  l'ori- 
gine du  mot,  dérivant  de  giber,  agiter,  verbe  ancien  encore 
vivace  dans  les  patois,  par  exemple  en  Anjou,  où  il  a  le  sens 
de  «  ruer,  regimber,  lancer  des  coups  de  pieds  ». 

Maronner,  grogner,  gronder  (même  sens  dans  les  patois 
du  Nord  et  ailleurs)  :  «  Pour  faire  maronner  sa  femme  »,  Pou- 
lot,  p.  201.  D'Hautel  en  fait  mention  (v^'  marmonner)  :  «  Le 
peuple  dit  par  corruption  maronner  »,  et  Desgranges  (1821) 
trouve  que  ce  vocable  «  est  du  faubourg  Saint-Antoine  ». 

1.  Littré  (suivi  par  le  Dict.  général)  confond  foucade  avec  fougade,  pour 
fougue,  que  Michel  cite  en  1807  :  «  Ne  dites  pas  Quand  sa  fougade  le  prend. 
Faute  très  commune.  Quand  sa  fougue  lui  prend  ».  Dans  le  passage  que 
Littré  cite  de  Jean  Auffray  (mort  1788);  foucade  est  probablement  pour  fou- 
gade. Cf.  Dicrionnaire .  des  locutions  vicieuses,  1835,  V  fougade  :  «  Je  le  recon- 
nais à  cette  foucade,  pour  à  cette  fougade...  accès  de  gaieté,  de  colère,  de 
tristesse  qui  vient  suintement...  Fougade  appartient  à  la  famille  de  fougue  ». 

2.  Voir  Sources  de  l'Argot  ancien,  t.  I,  p.  333,  et  t.  II,  p.  371.  Le  mot  a 
donc  passé  au  jargon  du  bas-langage  provincial. 

3.  Voy.  La  Muse  Normande,  1630,  éd.  Hémon,  t.  II,  p.  62,  et  t.  IV,  p.  197. 
Fr. -Michel,  Etude,  p.  212,  cite  guibon  sous  la  forme  erronée  quihon. 


280  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Potin,  commérage  (sens  normand  du  mot  qu'on  rencontre 
déjà  fréquemment  dans  la  Muse  Normande  de  David  Ferrand)  : 
«  Potin,  dans  quelques  localités,  se  dit  familièrement  pour 
verbiage,  caquet  :  Voilà  bien  du  potin  ;  à  quoi  bon  tant  de 
potin  »,  Bescherelle,  1843.  ^ 

3.  —  Picard, 

Voici  les  provincialismes  qui  accusent  cette  origine  ^  : 

Baloclier,  flâner,  proprement  osciller,  vaciller,  d'où  la  no- 
tion de  se  promener  en  se  dandinant  ;  à  Saint-Pol,  le  mot 
signifie  flâner  et  travailler  mollement,  ^  insouciamment  (Ri- 
chepin,  Gueux,  p.  175). 

De  là,  on  picard,  balochard,  celui  qui  se  balance  d'un  côté 
et  d'autre  en  marchant,  et  individu  sans  énergie  à  la  démar* 
che  nonchalante  qui  ne  travaille  qu'avec  insouciance  et  pour 
ainsi  dire  machinalement  (Edmont),  ce  dernier  répondant  à 
un  des  sens  du  parisien  balochard,  ouvrier  spirituel  et  in- 
souciant, qui  préfère  le  mastroquot  à  l'atelier  (on  dit  aussi 
halocheur).  L'autre  acception  de  baloclier,  faire  la  noce  (d'où 
balochard,  noceur  et  type  de  carnaval),  en  dérive. 

Balouf,  fort  (Larchey,  Supplément,  en  cite  deux  exemples, 
avec  ce  sens,  comme  adjectif  et  comme  adverbe),  lourdeau 
(Virmaître),  proprement  homme  aux  joues  larges  et  plates 
(sens  du  mot  en  picard  ;  dans  le  Hainaut,  les  balouf  es  dési- 
gnent les  lèvres  du  dogue).  C'est  un  substantif  devenu  ad- 
jectif. 

Bistouille,  mélange  d'eau-de-vie  et  de  café  (Bruant,  Dict., 
p.  173),  forme  commune  à  Saint-Pol  (d'où  bistouiller,  boire  au 
cabaret).  On  dit  en  Anjou,  bistrouillé,  dont  l'acception  propre 


1    Mots  isolés  cités  par  Delvau,  Bruant,  etc.  : 

Cadoullle,  gourdin,  mot  usuel  pariai  les  marins  (Est-ce  «  chat  douillet  », 
appellation  ironique?) 

Capet,  capiot,  chapeau  (forme  normano-picarde). 

Decarpiller,  partager  un  vol  commis  en  commun  (Hayard)  :  Norm.  décar- 
piller,  séparer,  dégager. 

Groller,  remuer  des  tiroirs,  ouvrir  et  fermer  des  portes  (Delvau)  :  Norm . 
fjroler,  remuer,  branler. 

Gnlff,  clair,  limpide  :  du  vin  gniff  (Delvau)  ;  —  Norm.  nif,  clair,  pétillant  : 
du  cidre  nif  (Moisy). 

2.  Voir  les  Glossaires  de  l'abbé  Gorblet  (1851)  et  d'Edouard  Edmont  (1887). 

3.  De  même,  dans  le  Bas-Maine,  baloclier,  bambocher,  mener  une  vie  dé- 
bauchée (Dottin). 


PROVINCIALISMES  281 

est  rnélang-e,  surtout  mauvais  mélange  (voy.  embistrouillei-) 

Bistouille,  bagatelle,  conte,  mensonge  (sens^lu  mot  à  Saint- 
Pol),  à  côté  de  blstrouilie.  même  sens  :  «  Jacques  reprit  de  sa 
voix  âpre  qu'alourdissait  la  traînerie  du  voyou  :  Tout  ça 
c'est  de  la  bistrouille...  Je  pars  après  demain  »,  Rosny, 
Rues,  p.  377. 

Le  sens  propre  du  mot  est  celui  de  conte  '  graveleux  («  dire 
des  bistouilles,  »  Delboulle).  Le  composé  tarabistoiiiller,  im- 
portuner (H, -France,  qui  cite  un  exemple  de  Raoul  Ponchon), 
représente  un  croisement  de  deux  synonymes  :  bistoidller, 
embrouiller,  et  tarabuster,  molester. 

Caliborgne,  à  côté  de  calorgne,  calouche,  borgne,  louche  :  de 
même  en  Picardie.  Maine,  Anjou,  Berry,  etc.  Calorgne  est 
donné  par  d'Haulel  («  mot  burlesque  et  satirique  pour  dire 
un  bigle,  un  myope  »),  les  autres  par  Desgranges  (1821)  : 
«  Caliborgne,  calouche  et  calorgne.  Tout  cela  est  du  bara- 
gouinage. Il  n'y  a  que  le  mot  louche  qui  soit  admis  dans  nos 
dictionnaires  ». 

Canichotte,  chambre  petite  et  mal  tenue  (répondant  au  pi- 
card canichou,  cachette,  et  carnichotte,  coin,  niche)  :  «  C'est 
des  canichottes  grandes  comme  un  blave  où  qu'on  crève  », 
Jiercy,  XXXIII^  lettre,  p.  6.  De  là  canijatte,  même  sens  (Bruant, 
Dict.,  p.  80),  à  côté  de  la  forme  plus  usuelle  calijatte,  cachot: 
«  J'ai  boulotte  de  la  calijatte  »,  Mélénier,  Lutte,  p.  121  -.  La 
forme  primitive  est  donnée  par  Desgranges  (1821):  «  Caniche, 
pour  niche,  est  un  barbarisme  de  province. 

Choucarde,  petit  tombereau,  dans  le  langage  des  casernes 
(Merlin),  du  picard  c/ioagMe,  souche,  désignant  principalement 
le  timon  sur  lequel  est  montée  cette  charrette  à  bras  (en 
marine,  chouque  est  le  nom  du  billot  sur  lequel  s'appuient  les 
mâts  supérieurs). 

Bringue,  colique  (Bruant,  Dict.,  p.  IIS),  et,  au  Gguré,  peur, 
répondant  au  picard  dringue,  foire  (dringuer,  jaillir). 

Muche,  timide,  réservé,  en  parlant  d'un  jeune  homme 
(«  dans  l'argot  des  petites  dames,  »  Delvau),  de  muche,  ta- 
citurne, prononciation  picarde  du  dial.  musse,  même  sens. 

Raquer,  payer:  «  Quel  est  celui  de  nous  qui  va  raquer  la 


1.  Le  sens  primordial  de  bislou'dle,  en  normand  (voy.  Bruant,  p.  40:;),  est 
testicule,  d'où  la  notion  de  bagatelle  et  de  blague. 

2.  Voir  sur  cette  expression  le  Supplément  de  Virmaitre. 


283  CONTINGENTS  LINGUISTIQUES 

dépense  ?  »  (Rossig^nol).  Le  sens  propre  du  mot  en  picard  est 
cracher,  d'où  le  sens  de  payer  à  contre  cœur  (à  l'exemple  de 
cracher  au  bassin).  * 


1.  Ajoutons  les  mots  isolés. 

Boudiné,  nombril  (Bruant),  et  brorjue,  le  membre  («  broche  »),  même  sens  en 
picard. 

Clique,  colique  (Delvau),  de  même  en  picard,  et  cloquer,  péter  (Bruant), 
proprement  glousser,  sens  du  dernier  en  picard. 

Dauder,  dandiner,  battre  (Bruant);  cf.  picard  daudiffer,  rosser. 


B.  —  Patois  de  l'Ouest. 

1.   —   Breton. 


Commençons  par  noter  le  terme  blague  (à  tabac),  écrit  hla- 
qiie,  par  le  Tréooux  (1771)  :  ((  Vessie  où  l'on  met  le  tabac  pour 
le  tenir  friiis.  Ce  mot  est  en  usage  en  Bretagne  ».  Boiste,  en 
1800,  donne  :  «  Blade  ou  blague,  flaque,  poche  de  pélican  pour 
mettre  du  tabac  ».  La  forme  primordiale  blaque  est  encore 
usuelle  dans  le  pays  wallon  :  «  Blague,  poche  à  tabac.  Le  pa- 
tois prononce  blaque...  ce  qui  me  fait  penser  que  le  mot  n'est 
pas  du  pays;  en  effet,  avant  les  blagues,  on  se  servait  des 
vessies  de  porc  pour  cet  usage  »,  Hécart,  1833. 

Cette  forme  du  mot,  son  sens  spécial  et  la  province  où  le 
mot  est  dès  l'abord  notée  par  les  lexicographes  rendent  fort 
douteuse  l'origine  germanique  (allem.  Balg,  peau  en  général) 
qu'on  donne  habituellement  à  ce  mot.  * 

Voici  les  emprunts  bretons  récents  : 

Doche.  mère  (Rossignol),  surtout  dans  la  bouche  des  soute- 
neurs (Rictus,  Soliloques,  p.  156)  :  «  Pleure  comme  eune  doche 
abandonnée  ».  Dans  l'Ille-et-Vilaine,  doche  a  le  sens  de  catin 
et  de  poupée  {Atlas  linguisti(iue),  à  coté  de  done  (de.l'it. 
donna),  dont  il  paraît  une  déformation;  à  Rouen,  au  xvii®  siè- 
cle, on  disait  par  notre  docque,  par  notre  Dame  !  {Muse  Nor- 
mande, t.  1,  p.  14).  Delesalle  cite  une  forme  dauche  qui  est 
une  contamination  sous  l'influence  du  synonyme  daussière 
(dans  Vidocq,  dossière). 

Fayot  on  fayol,  haricot  blanc  et  sec,  terme  de  marin  dont 
il  constitue  la  principale  nourriture  ;  de  là.  le  sobriquet  donné 
aux  marins  de  carrière  (Nibor,  C/ia/i«!s,  p.  226)  :  «  Ridé  comme 
un  vieux  fagot  ».  Le  mot  s'applique  aussi  aux  fèves  de  marais 
que  l'on  sert  aux  forçats  ou  aux  détenus. 


\.  Gette  étymologie  se  lit  die]k  Adins,\Q  Journal  de  la  langue  française  de  1839, 
III"  série,  t.  II,  p.  166.  L'auteur,  Burnouf,  hésite  entre  «  le  gaulois  bulga, 
petit  sac  do  cuir,  et  l'allem.  Balg,  sac  de  cuir  ». 


281  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Le  dérivé  fayusse,  liaricot,  désig-ne  en  Bretagne  et  chez  les 
matelots  boulonnais  une  fête,  avec  repas,  donnée  par  le  maî- 
tre à  son  équipage  avant  de  partir  pour  une  longue  pêche 
(Deseille)  ;  a  Paris,  fayousse  s'appliquait  à  un  jeu  d'enfants, 
ainsi  décrit  par  d'Hautel  :  «  Jouer  à  la  fayousse,  jeu  auquel 
se  divertissent  les  petits  enfants,  les  écoliers  et  notamment  les 
petits  polissons  des  rues  et  qui  consiste  à  introduire  autant 
de  pièces  que  l'on  peut  d'un  seul  coup  dans  un  petit  trou  fait 
en  terre  que  l'on  nomme  jjot  '  ». 

Ce  jeu  était  encore  usuel  dans  la  seconde  moitié  du  xix'^  siè- 
cle :  «  Et  tu  t'arrêtes  sur  le  boulevard  du  Temple  pour  jouer 
à  la  fayousse...  »,  Bédollière,  p.  77.  —  «  Gavroche  allant, 
venant,  chantait,  jouait  k  la f ay ousse,  gTaitâil  les  ruisseaux», 
Victor  Hugo,  Misérables,  ]W  partie,  1.  I,  ch.  xiii,  p.  269. 

Galetouse,.  galtos,  gamelle,  chez  les  marins  et  chez  les  sol- 
dats (Merlin),  du  mot  breton  galette,  seau. 

Growner,  grogner  :  «  Y  a  quantité  de  renaude.urs  qui  grou- 
ment  après  le  dévidage  des  saisons  »,  Alinanach  du  Père 
Peinard,  1898,  p.  20.  Dans  le  boulonnais,  groumer,  c'est  mur- 
murer (Deseille). 

Ce  mot  se  lit  déjà  plusieurs  fois  dans  une  mazarinade  pa- 
risienne do  1659  (éd.  Rosset,  p.  18  et  passim):  «  Jarnigué, 
Janin.  groumcle  mouay  comme  un  chian...  Morgue,  Piarot, 
tu  me  laisses  comme  ça  groumer...  »  C'est  une  prononciation 
provinciale  de  l'anc.  fr.  grommer,  gronder  '. 

2.  —  Maine. 

Cette  région  a  fourni  les  vocables  suivants  ^: 
Chipette,  chiffon  (sens  du  mot  en  manceau)  et  lesbienne  :  ça 
ne  vaut  pas  chipette,  rien  ;  de  même  en  Bourgogne  (Bresse), 
belle  chipette,  rien  (Guillemaut). 

Digue,  la  digue,  rien  :  «  Celui  qui  ne  possède  rien  n'a  que 
la  digue  »  (Rossignol).  —  x(  Ailes  étaient  venues  là  pour  la  di- 
gue... »,  Bercy, /F"  lettre,  p.  5.  Expression  tirée  du  jeu  des 
osselets  :  cf.  Bas-Maine,  digue,  petit  caillou  dont  se  servent  les 


1.  Et  ailleurs  :  «  Dir/,  du;/,    savallel  Terme   de  jeu  dont  se  servent  les  en- 
fants, les  écoliers  en  jouant  à  la  faillouase  ». 

2.  Le  mot  r/romiau,  gamin  (Delesalle),  signifie  proprement  grognon.  Ajou- 
tons :  Bine,  liotle  (Delesalle)  :  à  Dol,  bine,  ventre. 

3.  Voir  les  Glossaires  de  Montesson  (3"  éd-  1899)  et  de  Doltiii  (1899). 


PROVINGIALISMES  285 

enfants  pour  jouer  {jouer  à  la  digue,  jeu  analogue  aux  os- 
selets). 

Gourgousser,  se  plaindre,  grogner,  terme  usuel  chez  les 
typographes  (v.  ci-dessus,  p.  195). 

Oribus,  chandelle  de  résine  (mot  manceau  et  poitevin)  : 
«  J'avais  remplacé  la  lumière  électrique  par  la  lumière  fu- 
meuse et  primordiale  des  oribus  »,  Mirbeau,  Les '21  Jours  d'un 
neurasthénique,  p.  145. 

Petoche,  même  sens  que  le  précédent,  mot  venu  du  Maine 
ou  de  la  Normandie.  Zola,  Assommoir,  p.  472,  s'en  sert  au 
figuré:  être  en  petoche  autour  de  quelqu'un',  le  suivre  assidû- 
ment, le  flagorner. 

Ribouler,  rouler,  et  tout  particulièrement  rouFer  les  yeux, 
même  sens  dans  le  Bas-Maine. 

Pigoche,  morceau  de  cuivre  et  ordinairement  écrou  avec 
lequel  les  enfants  font  sauter  un  sou  placé  par  terre  en  le 
frappant  sur  les  bords  (DelvauX:  dans  le  Haut-Maine,  pigoche 
signifie  pointe  (et /)t^oc/?e/',  piquer,  aiguillonner). 

Tiolée,  grand  nombre  d'enfants,  marmaille  et  grand  nom- 
bre :  «  Les  tiolées  de  gosses...  La  tiolée  de  mufleries  »,  Père 
Peinard,  9  et  16  novembre  1890.  —  «  Ils  regardèrent  cette 
tiolée  de  nigauds  »,  Huysmanns,  Sceur  Marthe,  p.  249.  Mot 
donné  par  Desgranges  (1821)  :  «  Thiolée  ou  chiolée  d'enfants. 
Barbarisme.  Dites  :  une  ribambelle.  Gela  vaut  mieux  ».  Dans 
le  Bas-Maine,  tiaulée,  grande  quantité  (Yonne,  troupe  bruyante 
d'enfants).  Normandie,  quiaulée,  longue  suite,  séquelle  («  eune 
quiaulée  d'enfants  »,  Moisy).  Le  mot  dialectal  signifie  primi- 
tivement «  nichée  de  petits  chiens  »  :  Bas-Maine,  cliiau  et 
quiau  (fém.  chiaule  et  quiaule),  petit  chien  ^ 

3.  —  Anjou. 
Les  vocables  de  cette  source  son-t  nombreux  et  intéressants. 


1.  De  même  : 

Accouflei',  s'accoufter,  s'accroupir  (Delvau)  :  Haut-Maine,  s'a<icoufler,  même 
sens  (Montesson),  comme,  en  Languedoc,  shicouflà,  se  coucher  dans  son  nid, 
s'accroupir  sur  ses  petits.  C'est  une  variante  de  s^acouver,  s'accroupir  comme 
une  poule  qui  veut  couver. 

Rerlauder,  aller  de  cabaret  en  cabaret  (Delvau)  :  Bas-Maino,  berlaiider,  flà- 
nee  (Berry,  s'amuser  à  des  riens). 

Digonner,  grogner  (Delvau)  :  Maine,  piquer,  quereller  continuellement 
(Dottin). 

GroUer,  gronder  (Id.),  même  sens  en  manceau.  La  forme  parallèle  grouler, 
grommeler,  est  donnée  par  Michel  (1807). 


286  CONTINGENTS  LINGUISTIQUES 

Nous  en  avons  déjà  cité  quelques-uns  qui  ont  acquis  à  Paris 
un  développement  considérable,  par  exemple  dégoter.  En 
voici  d'autres  : 

Balandrin,  balle  de  colporteur:  «  Ils  étalent  leur  balan- 
drin  à  môme  le  cliemin  et  appellent  les  passants...  »,  G.  Hé- 
bert (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  44).  En  Anjou,  balandrin 
désigne  le  colporteur  et  ce  qu'il  porte  (se  bcdandriner,  se 
promener  lentement). 

Berdouille,  bedaine  (sens  de  l'angevin  berdouille)  :  «  T'as 
la  berdouille  gonflée  comme  une  biche  »,  Richcpin,  Pavé, 
p.  75.  La  forme  primitive  est  bedouille,  variante  morpholo- 
gique de  bedaine. 

Bige  ou  bigeois,  bête,  dupe  (mot  vulgaire  passé  dans  les 
dernières  éditions  du  Jargon  de  1836  et  1849)  :  en  Anjou,  bi- 
geois,  sot,  naïf  («  dans  nos  faubourgs  on  dit  la  pêche  est  bi- 
geoise  pour  la  fille  est  bête  »,  Ménicre),  à  côté  du  berrichon 
biget,  chevreau. 

Burnes,  testicules  (Rossignol),  même  sens  en  Anjou  (où 
burne  désigne  proprement  une  grande  corbeille  de  paille): 
mes  burnes!  formule  de  refus  (Bruant,  Dict.,  p.  387). 

Cabèche,  caboche,  tête  (forme  angevine)  :  «  Couper  une  ca- 
bèche...,  c'est  ça  du  velours  »,  Méténier,  Lutte  p.  24.  —  «  Elle 
n'a  pas  la  cabèche  y>,  Rosny,  Rues,  p.  159. 

Canfouine,  bicoque,  sens  du  mot  en  Anjou  et  dans  le  Bas- 
Maine  (en  Savoie,  canfouin,  taudis)  :  «  Des  canfouines  noires 
avec  dos  escailliers  pleins  d'ordures  »,  Bercy,  XXXIIP  lettre, 
p.  5.  —  «  Ah,  je  donnerais  mes  tripes  toutes  chaudes  pour 
rentrer  dans  la  canfouine  »,  Hirsch,  Le  Tigre,  p.  156. 

Castapiane,  blenorrhée,  dans  l'argot  des  casernes  (Dolvau, 
Suppl.,  et  Bruant,  Dict.,  p.  416):  en  Anjou,  çastapia,  même 
sens,  croisement  de  caste  (pour  casse),  flaque,  et  cataplâme, 
cataplasme  (cf.  norm.  castafouine,  excrément,  et  manceau 
keste,  diarrhée).  ^ 

Claviot,  crachat  épais,  forme  citée  par  d'Hautel,  à  côté  de 
glaviot,  plus  usuelle  (Rossignol)  :  «  Vous  qui  jettez.,.  un  gla- 
viau  sur  la  face  dos  traîne-misères...  On  aurait  profité  de  la 
circonstance  pour  coller  un  glaoiot  sur" la  tronche  aux  fri- 
pouilles »,  Père  Peinard,  23  févr.  et  14  sept.  1890,  p.  3.  En 
Anjou,  claviot,  même  sens  et  en  môme  temps  hameçon  (cf. 
Reims,  glaviot,  à  côté  de  grachat,  crachat). 

Crosser,  critiquer,  vilipender  (Rossignol),  et  se  carrer,  af- 


PROVINCIALISMES  28' 

fecter  de  grands  airs  (Bruant,  Dict.,  p.  12).  En  Anjou,  crosser 
signifie  glousser  (la  poule,  quand  elle  glousse,  est  ébouriffée 
et  sauvage), 

Dèche,  misère  S  ruine  [battre  la  clèclie  %  traîner  la  misère, 
décliner),  sens  du  mot  en  angevin  :  «  Dans  la  dèche  il  a  fait 
de  bonnes  réflexions  »,  Poulot,  p.  74.  —  «  J'en  ai  assez  de 
battre  la  dèche  »,  Rosny,  Rues,  p.  154.  —  «  Quelle  dèche,  quel 
décatissage,  mes  amis  !  »  Zola,  Assommoir,  p.  389.  Le  mot 
angevin  signifie  primitivement  tare  héréditaire,  maladie 
congénitale  («  il  a  une  dèche  de  sa  mère  »),  cette  dernière 
acception  étant  commune  au  poitevin  et  au  provençal. 

Déglingue,  ruine  :  tomber  dans  la  déglingue,  être  tout  à  fait 
par  terre  (Virmaître);  déglingué,  débraillé  (Rictus,  Doléances, 
p.  13),  et  déglinguer,  déchirer  (Rossignol).  On  dit,  en  i^njou, 
en  parlant  d'une  maison  ou  d'une  santé,  qu'elle  est  en  dé- 
glinde  (à  Lyon,  délinguer,  décliner,  décroître,  s'affaiblir, 
mourir). 

Dégouliner,  tomber  goutte  à  goutte,  s'épancher  (par  exem- 
ple, les  larmes  le  long  de  la  joue),  verbe  déjà  familier  au 
poissard  :  «  C'est  qu'étoit  de  plus  divartissant,  c'étoit  ces  jeux 
d'iau  de  vin  qui  dégoulinoient  tant  qu'à  des  noces  »,  Vadé, 
Œuvres,  éd.  1787,  t.  Il,  p.  300. 

Ce  vocable,  répandu  dans  les  parlers  provinciaux,  revêt  en 
Anjou  la  double  forme  :  dégouliner  et  découliner,  tomber  lente- 
ment et  goutte  à  goutte,  en  parlant  d'une  source,  ou  d'un  vase 
trop  plein,  glisser  sur  une  pente,  sur  la  glace,  etc.,  propre- 
ment glisser  le  long  d'une  colline. 

Embistrouiller,  embrouiller  (même  sens  en  Anjou):  «  Les 
grosses  légumes  ont  tellement  de  roublardise  pour  nous  em- 
bistrouiller qu'on  ne  distingue  pas  le  blanc  du  noir  »,  Alma- 
nach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  44. 

Faramineux ,  étonnant,  extraordinaire.  Littré,  dans  son 
Supplément,  écril  pharamineusc  et  remarque  ceci  :  «  Mot  qui 
paraît  avoir  été  en  usage  à  la  cour  de  Louis  XV  et  qui  n'est 
usité  aujourd'hui  qu'en  certaines  contrées  ».  Cette  remarque 
est  fondée  sur  ce  passage  des  Souvenirs  de  la  marquise  de 
Créquy  (apocryphes  d'ailleurs,  et    publiés  par  Decourchamp 

1.  Delesalle  et  Bruant  donnent,  en  outre,  au  mot  l'acception  de  «  dépense  », 
d'où  décher,  dépenser. 

2.  Expression  employée  par  Guy  de  Maupassant,  qui  la  met  dans  la  bou- 
che d'une  fille  parisienne,  Toine,  1903,  p.  3:2  :  «  Elle  avait  dit  à  Paulin  que 
je  battais  la  dèche  treize  mois  sur  douze  ». 


288  CONTINGENTS  LINGUISTIQUES 

en  1837).  à  propos  des  convulsionnaires  de  Saint-Médard  : 
«  Aussitôt  qu'ils  voyaient  arriver  le  chevalier  de  Folard,  dans 
leur  cimetière  ou  dans  leur  galetas,  les  cris  pharamineux , 
les  bonds,  les  sauts  de  corps  et  les  contorsions  y  centu- 
plaient ..  »  Le  mot  a,  dans  ce  passage,  le  sens  encore  usuel 
dans  l'Anjou  «  horrible,  épouvantable  »,  et  se  rapporte  à  une 
croyance  vulgaire  :  faramine  y  désigne  la  bête  sauvage  *  ou 
nuisible  en  général,  et  spécialement  bête  faramineuse  y  est, 
comme  dans  le  Berry,  l'épithète  appliquée  aux  loups-garous 
et  autres  animaux  fantastiques. 

Dans  le  bas-langage  parisien,  l'acception  du  mot,  atténuée, 
est  devenue  synonyme  de  prodigieux,  stupéfiant  :  «  Ses  pré- 
dictions [de  Nostradamus]  avaient  un  succès  faramineux  », 
Almanach  du  Père  Peinard,  1894,.  p.  37.  —  «  Malgré  mes 
premières  prévisions,  la  récolte  ne  sera  pas  faramineuse  », 
Père  Peinard,  7  août  1892,  p.  5  ^ 

C'est  là  le  dernier  reste  d'une  superstition  très  répandue 
dans  l'Ouest,  et  particulièrement  dans  la  Vendée,  touchant 
la  bête  faramine  :  (c  Animal  fantastique  qui,  pendant  le  jour, 
habile  les  nuages,  et  qui  ne  descend  que  la  nuit  sur  la  terre 
pour  manger  des  serpents  ou  pour  troubler,  par  do  mauvais 
rêves,  le  sommeil  des  enfants  »  (Favre). 

Flauper  ou  ftoper,  battre,  Qi  flopée,  grande  quantité  (pro- 
prement volée  de  coups),  de  même  en  Anjou  et  ailleurs  : 
«  Toute  \-d  flopée  de  mioches  suivait  en  ordre  »,  Zola,  Assom- 
moir, p.  197. 

Si  je  te  flaupais,  tu  sais  pourquoi... 

(Bruant,  Rue,  t.  II,  p.  27). 

Le  patois  de  l'Yonne  possède  à  la  ïo\s  flauper  et  flauber, 
battre  à  coups  redoublés,  ce  dernier  déjà  donné  par  Philibert 
Le  Roux  (1718). 

Gadin,  et  gadiche,  bouchon  et  jeu  de  bouchon  {gadiner, 
abattre  le  bouchon  chargé  de  gros  sous,  Virmaître),  dérivent 
de  l'angevin  gade,  quille,  placée  dans  un  rond  qu'il  faut  abat- 
tre.  Le  terme  gadin  désigne  à  Lyon    un  caillou,   au  jeu  de 

1.  Cotte  origine  véritalile  est  déjà  indiquée  dans  le  Dictionnaire  des  patois 
de  l'Anjou  de  Verrier  et  Onillon,  t.  I,  p.  380  :  anc.  fr.  faramine,  béte  sauvage 
(v.  Godefroy),  du  bas-lat.  feramen,  pi.  feramina,  source  de  faramine. 

2.  Edmond  Rostand  s'en  est  souvenu  (Chaniecler,  acte  III,  se.  I)  : 

...  Je  vois  venir  la  file 
Des  coqs  pliaramineux... 


PROVINCIALISMES  289 

boules  :  «  Le  mot  lyonnais  que  je  ne  crois  pas  ancien,  est-il 
le  même  avec  déviation  du  sens  ?  »  se  demande  Ni«ier  du 
Puitspelu.  On  peut  répondre  affirmativement,  le  caillou  jouant 
un  rôle  analogue  dans  le  jeu  de  boules  :  quand  l'enjeu  se 
compose  de  ferrailles  au  lieu  de  sous,  le  bouchon  est  remplacé 
par  une  pierre  conique  beaucoup  plus  grosse  ^ 

Galipette,  saut,  cabriole  (de  môme  en  Anjou)  :  «  En  ce  cas- 
là  écoute...,  faut  nous  tirer  des  galipettes  »,  Courteline,  Train, 
p.  147.  —  «  Dans  tous  les  patelins  on  fait  des  galipettes,  le 
mardi  gras  »,  Père  Peinard,  8  février  1891,  p.  1. 

Galurin,  et  galure,  chapeau  et  surtout  chapeau  de  liauto 
forme  (plutôt  ironiquement),  rapproché  de  l'angevin  calouret, 
calotte,  coiffure  (en  Poitou  :  mauvais  chapeau).  Au  Canada, 
caluron  est  une  casquette  qui  ne  recouvre  que  le  sommet  de 
la  tête  (Dionne). 

Grôle,  et  grolon,  soulier,  savate  (grôle  a  le  même  sens  en 
Anjou  et  en  Normandie)  :  «  Les  bouilles  auront  un  turbin  du 
diable  pour  rapetasser  les  bouts  de  grolons  usés...  »,  Alnia- 
nach  da  Père  Peinard,  1894,  p.  13. 

Dans  le  jargon  du  Temple,  le  mot  avait  en  outre  l'accep- 
lion  méprisante  d'apprentie  :  «  (la  rapioteuse  à  la  râleuse), 
La  grolle,  va-t-en  vite  essayer  cet  amour  d'habit  à  mossieu  », 
Mornand,  p.  181.  Avec  le  sens  de  «  trottin  »,  on  dit  égale- 
ment groule  (Rigaud),  groulasse  (Bruant),  répondant  aux' for- 
mes méridionales  groulo,  groulasso,  vieille  savate. 

Guenard  (prononcé  gnard),  porte-carnier,  rabatteur,  en 
terme  de  chasseur  (Rigaud)  :  en  Anjou,  giiener,  marcher  à 
travers  l'herbe  mouillée,  traverser  un  taillis,  des  broussailles 
par  un  temps  humide  ;  de  là,  terme  de  chasse  analogue  au 
synonyme  fr.  brousser,  traverser  les  fourrés  pour  forcer  le 
gibier  à  passer  à  Pendroit  où  sont  les  chasseurs. 

Hosteau  (écrit  aussi  osto),  avec   les  acceptions  suivantes  : 

1°  Logis,  hôtel  garni  :  «  Osto.  Mot  baroque  qui  signifie  mai- 
son, ménage,  son  chez  soi:  Aller  à  Vosto,  revenir  à  Vosto, 
pour  aller  à  la  maison,  retourner  chez  soi  »  (d'Hautel),  —  «  A 
Vliosto  on  me  gardera  ma  clé  !  »  (Rictus,  Doléances,  p.  13). 

2°  Asile,  hospice  (sens  donné  par  un  glossaire  argotique 
de  1846). 


1.  Bescherelle  donne  gadln  au  sens  de  i   coquille  »,   et  Delvau,  avec  celui 
de  mauvais  chapeau  qui  tombe  en  loques. 

19 


290  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

3°  Hôpital  militaire,  infirmerie:  «  Ça  vaut  bien  ua  peu  de 
mal,  s'y  m'envoycnl  à  Voasteaa  avec  toi,  mon  gosse!  »  Gour- 
teline,  Gaiet-és,  p.  384. 

4°  Salle  de  police,  prison  (voy,  ci-dessus,  p.  133). 

Ces  sens  sont  aussi  communs  à  l'angevin  hosieau  ou  ousteaa, 
et  au  provençal  ouslau,  maison,  hospice,  hôpital.  La  conser- 
vation de  Vs  devant  t  indique  plutôt  un  emprunt  du  Midi. 

Moutard,  petit  garçon,  parfois  malpropre  et  bruyant,  mot 
donné  par  un  glossaire  argotique  de  1827  (il  figure  déjà  dans 
le  Bescherelle  de  1845).  En  Anjou,  on  dit  à  la  fois  moutard 
elmoustot,  gamin,  et  dans  le  Boulonnais,  moustajîa  (Deseille), 
ce  dernier  répondant  au  languedocien  inoustafa,  moustafard, 
enfant  au  visage  barbouillé  ',  c'est-à-dire  sali  avec  du  moût, 
à  côté  de  moutet,  petit  enfant,  marmot,  dans  l'Isère  (Mistral). 
Les  deux  formes  parallèles  sont  de  simples  variantes  orthoé- 
piques: moust  SG  prononce  moût  en  Vivarais.  Moutard  désigne 
donc  tout  d'abord  le  marmot  malpropre  ^  morveux  (cf.  dans 
Rabelais  «  plus  baveux  qu'un  pot  à  moustarde  »),  ensuite,  le 
petit  enfant  en  général,  et,  ironiquement,  le  jeune  homme  : 
«  Sa  camaraderie  avec  les  moutards  »,  Frères  Concourt, 
Journal  du  7  janvier  1859. 

Plancher,  plaisanter:  «  Terme  populaire  qui  équivaut  à  se 
moquer  de  quelqu'un,  le  persifler  »  (d'Hautel)  :  en  Anjou  (et 
en  Blésois),  plancher  a  le  même  sens  que  flancher,  fléchir, 
céder  ;  faire  la  planche,  c'est  ménager  la  chèvre  et  le  chou 
(d'où  planche,  individu  faux  et  hypocrite). 

Renauder,  gronder  de  colère,  grogner  (Rossignol),  d'où  ?^e- 
naud,  colère,  noise  et  bruit,  de  l'angevin  renauder,  gronder, 
en  parlant  des  chats  dans  la  saison  de  leurs  amours  {renaud, 
colère)  :  «  Il  est  vexé  et  renaude  le  reste  de  la  semaine  »,  Pou- 


1.  De  là  le  terme  correspondant  parisien  écrit  moustapha  par  Littré,  qui 
l'explique  ainsi  :  «  Mot  populaire  pour  dire  un  gros  homme  barbu,  tiré  sans 
doute  d'un  général  turc  de  ce  nom...  » 

2.  Behrens  (BeitrOge,  p.  175),  à  propos  dû  franco-provençal  moutet,  motet, 
petit  garçon,  trouve  suspect  le  point  de  départ  inoùt,  attendu  que  le  mot 
simple  n'a  pas  ce  sens  ;  quant  à  moutard,  il  y  aurait  substitution  de  suffixe 
et  simple  rapprochement  populaire  de  s  moust  ».  Pour  ces  raisons  spécieu- 
ses, l'auteur  propose  comme  étymologie  le  franco-provençal  mouto,  moto, 
motte  de  terre,  en  rappelant  le  provençal  bouset,  petit  bonhomme,  propre- 
ment crotte  de  chèvre,  etc. 

La  première  objection  ne  résiste  pas  à  l'examen,  et  le  dernier  exemple 
qu'allègue  l'auteur  t  bouse  n'a  pas  non  plus  le  sens  figuré  de  bouset)  le  prouve 
suffisamment.  L'explication  qu'il  donne  du  parisien  moulant  est  trop  subtile 
pour  être  prise  en  considération. 


PROVINCIALISMES  291 

lot.  p.  GO.  —  ((  Il  renaudait  à  propos  de  tout...  »,  Zola,  As- 
sommoir, p.  369. 

Le  terme  est  déjà  donné  par  d'Hautel  (1808)  :  «  Renauder, 
maugréer,  rechigner,  regimber  »,  et  censuré  par  Desgran- 
ges (1821)  :  «  Renauder.  Ce  mot  est  le  cousin  germain  de  bis- 
quer et  ne  vaut  pas  mieux  ». 

Tingo,  timbré,  toqué  (llayard),  répondant  à  l'angevin  tin- 
got,  vieux  vase  ébrèché  *. 

4.  —  Poitou. 

Quelques  emprunts  seulement  : 

Calot,  au  sens  fondamental  de  coquille  de  noix  (sens  prin- 
cipalement poitevin  ^  du  mot),  d'où  : 

1*^  Coquille  creuse,  dans  le  jeu  de  trois  coquilles  (voy.  p.  233). 

2°  Grosse  bille  de  marbre  avec  laquelle  jouent  les  enfants 
(Delvau). 

3'^  (Eil  rond  :  «  Qu'est-ce  que  t'as  à  ribouler  des  calots 
comme  un  meulard  qu'on  va  saigner?  »  Hirscli,  Le  Tigre, 
p.  243. 

1.  Ajoutons  : 

Beil,  hedaine  {s'empi/frer  le  beil,  tricher,  Hogier-Grison),  de  l'angevin  beille, 
gros  ventre. 

Bicanai,  paysan  (Bruant),  proprement  qui  marche  de  travers,  de  bicaner, 
en  Anjou,  boiter. 

Bouet,  trou  (Bruant,  v  bouchon),  même  sens  en  Anjou. 

Bourdin,  âne,  baudet  (Bruant),  même  sens  en  Anjou. 

Botizou,  singe  (Id.),  répond  à  l'angevin  bouzou,  saligaud  (Berry,  tout  petit 
enfant);  Lyon,  6oso?i,  enfant  gros  et  lourd. 

Broc,  brocot,  coup  (Id.)  :  Anjou,  broc,  fourche  en  fer,  et  braquer,  frapper 
avec  un  objet  fourchu. 

Cabosser,  bavarder,  cancanner  (Delvau),  même  sens  en  Anjoii.  Delvau 
ajoute  :  «  signifie  aussi  tromper  et  même  voler  »  :  la  preiniére  acception  est 
archaïque,  la  deuxième,  inexistante. 

Cocambo,  œil  poché  (Bruant)  :  en  Anjou,  concombre. 

Dégoider,  tomber,  dépérir  (Delesalle)  :  en  Anjou,  s'épancher,  sortir  à  flots. 

Dégrimonner,  se  démener,  s'agiter  (Delesalle)  :  en  Anjou,  grimonner,  faire 
des^efforts  répétés,  se  fatiguer  J)eaucoup. 

Dériper,  s'en  aller  (Bruant,  v">  église  et  rnorl)  :  en  Anjou,  dériper,  dévaller, 
descendre  rapidement. 

Ginguer,  envoyer  des  coups  de  jambe  (Larchey)  :  en  Anjou,  ginguer,  ruer, 
lancer  des  coups  de  pied. 

Gnac,  dispute  (Bruant)  :  en  Anjou,  niagre,  noise  (Yonne,  gnac,  dent). 

Moufionner,  se  moucher  (Delesalle),  proprement  renifler  avec  un  bruit  par- 
ticulier (sens  du  mot  en  Anjou). 

Péyou,  savetier  (Id.)  :  en  Anjou,  peuille,  loque. 

Bichonner,  rire  (Delvau)  :  en  Anjou,  richugner,  sourire. 

2.  Au  sens  de  «  noix  »,  le  mot  est  beaucoup  plus  répandu,  et  il  est  déjà 
donné  comme  provincial  par  Furetiére  (1690)  :  «  Calot.  C'est  ainsi  que  les 
enfants  nomment  la  noix,  parce  qu'on  l'appelle  ainsi  presque  par  toute  la 
campagne  ».        ' 


292  CONTINGENTS   LINGUISTIQUES 

Citons  un  dernier  sens  «  compte,  affaire  »,  qu'on  rencontre 
dans  un  écrit  poissard  de  1750,  Le  Paquet  des  mouchoirs, 
p.  11  :  «  Ça  ne  seroit  pas  le  calot  du  public  qu'on  nous  oblige 
d'agir  de  même  envers  leur  endroit  ».  C'est  là  probablement 
une  acception  induite  du  Jeu  du  calot,  acception  encore 
usuelle  dans  le  Bas-Maine  (où  la  sphère  du  "mot  a  été  élar- 
gie): «  Calot,  paquet  de  cartes;  faire  le  calot,  préparer  les 
cartes,  tricher  au  jeu;/ov're  son  calot,  s'arranger  pour  avoir 
la  meilleure  part,  faire  son  affaire  »  iDottin).  Dans  le  Hainaut, 
faire  son  calot,  c'est  faire  ses  affaires,  tirer  parti  d'une  chose 
qu'un  autre  dédaignerait. 

Veziner,  à  côté  de  oejsouiller,  puer  (Delvau,  Bruant)  :  Puit. 
ve^ouner,  vesser. 

Zigouiller,  tuer  à  coups  de  couteau:  «  Si  on  cane,  c'est 
eusses  qui  viendront  nous  zigouiller  »,  Rosny,  Rues,  p.  244. 
—  «  On  ne  peut  pourtant  pas  le  zigouiller  pour  y  refaire  son 
billet  »,  Rictus,  Numéro  gagnant. 

En  Poitou,  zigouiller  signifie  couper  avec  un  mauvais  cou- 
teau, en  faisant  des  déchirures  comme  avec  une  scie  (Anjou, 
zigailler,  couper  malproprement  comme  avec  un  mauvais 
outil,  en  déchiquetant).  L'acception  initiale  est  celle  de  couper 
avec  une  scie  (en  Saintonge,  sigue-zigue  désigne  un  mauvais 
couteau). 

Le  vocable,  en  s'acclimatant  à  Paris,  a  passé  du  sens  de 
scier  ou  couper  maladroitement  à  celui  de  couper  la  gorge, 
c'est-à-dire  qu'il  a  tout  simplement  passé  des  objets  aux. êtres 
humains  '. 

1.  Ajoutons  : 

Godelle,  pipe  (Delesalle)  :  en  Poitou,  couteau  (Âunis  :  scie  à  lame  large). 

Fine,  le  membre  (même  sens  en  Poitou,  proprement  pomme  de  pin);  piner, 
pinocher,  s'accoupler  (Bruant). 

Rarjuin,  prostituée  (Bruant),  proprement  requin,  sobriquet  du  douanier 
et  de  l'huissier  (ils  dévorent  tout). 


C.  —  Patois  du  Centre. 
1.  —  Berry. 


Cette  province  a  fourni  le  contingent  le  plus  nombreux  et 
les  contributions  de  cette  origine  sont  souvent  d'une  grande 
importance'.  Nous  avons  déjà  cité  gamin  ç,\.  piger  ;  voici  les 
autres  emprunts  berrichons^  : 

Abat-foin,  ouverture  pratiquée  dans  le  plancher  des  granges 
pour  faire  descendre  le  foin  (mot  devenu  français),  et  ahaf ointe, 
ébahi  :  «  Quand  la  bonne  femme  lui  a  fichu  son  sac,  il  s'y  at- 
tendait si  peu  qu'il  en  est  resté  abafointé  »  (cité  dans  Bruant, 
Dict.,  p.  173).  Le  sens  figuré  remonte  au  berrichon  tomber 
dans  V abat- foin,  être  coulé  à  fond,  être  déchu  de  sa  fortune 
ou  de  son  intelligence.  C'est  une  image  tirée  de  l'économie 
rurale. 

Agriclier,  saisir  subitement,  arrêter  :  «  Il  se  sauvait,  je  l'ai 
agriché  par  un  abatis  »  (Rossignol).  —  «  Ces  petites  bestioles 
quand  elles  vous  agrichent,  se  cramponnent  à  notre  peau  ». 
Père  Peinard,  8  juin  1893,  p.  4.  En  'Berry,  agricher,  accrocher, 
agripper:  «  Ce  petit  s'a{/rtc/ie  aux  cottes  de  sa  mère  »  (Jaubert); 
dans  le  Bas-Maine,  le  verbe  signifie  saisir  avec  les  dents  (de 
gricher,  grincer,  Dottin). 

Arcanderie,  embarras,  difficultés.  «  Y  a  rien  à  gagner  avec 
toutes  ces  arcanderies-\h  »,  Méténier,  Lutte,  p.  97.  Le  mot 
signifie  proprement  métier  ou  marchandise  à.' arcandier ,  petit 
commerçant  ambulant   (Berry  et  ailleurs),  à   côté   de  iiari- 


1.  Certaines  particularités  orthoépiques  jadis  propres  aux  Parisiens  sont 
aujourd'hui  encore  usuelles  dans  le  Berry.  Telle  la  prononciation  de  paij'er, 
pour  payer,  que  Bèze  reprochait  jadis  au  menu  peuple  de  Paris  et  qu'on  lit 
encore,  sous  la  forme  poijer,  dans  une  mazarinade  de  la  banlieue  de  Paris 
de  1650  (voy.  Nisard,  Elude,  p.  138).  Robert  Estienne  (Grammaire  françoise, 
p.  10)  mentionne  déjà  pajer,  payer,  dans  quelques  villages  voisins  de  Parip. 

Dérivent  de  la  même  source  les  formes  pajel,  pour  paillet  (tas  de  paille),  et 
pajol,  pour  paiJlot  (paillasson),  l'un  et  l'autre  au  sens  de  lit  (en  Berry,  avec 
celui  de  «  grabat  »)  :  «  On  s'a  plumé  dans  un  bon  pajot  tout  en  laine...  Se 
pagnoter  à  deux  dans  le  même  pajel'l  Midi  !  »  (dans  Bruant,  Dict.,  p.  293). 

2.  Voir  le  Glossaire  du  Comte  Jaubert  (1864  à  1869). 


294  CONTINGENTS    LINGUISTIÇUES 

cander,  chamailler  sur  des  vétilles  (Delvaii)  et  ne  pas  faire 
un  travail  d'un  coup:  «  L'ouvrier  qui  fait  un  loup  et  veut 
le  réparer,  haricande  sa  pièce  »  (Virmaître,  SuppL).  Cf.  le 
gâtinais  aricandier^  commerçant  ou  industriel  ambulant, 
mal  outillé,  mal  pourvu  de  marchandise. 

Babouitie,  babine  (Berry,  même  sens),  d'où  se  babouiner, 
ou  se  caler  les  bahouines,  manger  :  «  Le  samedi  de  paie,  ils 
se  trouvaient  ensemble,  on  lui  a  fait  une  connaissance,  on  ba- 
bouine  le  zing  de  la  paie  »,  Poulot,  p.  82. 

Barbaque,  viande  :  «  N'allons  pas  dans  ce  restaurant,  il  y 
a  de  la  mauvaise  barbaque  ))  (Rossignol)  ;  et  surtout  viande 
de  mauvaise  qualité  (llayard)  :  «  Le  gonce  est  aspic...  Il  ne 
briffe  que  de  la  barbaque  »,  Rosny,  Rues,  p.  165.  Se  dit  ironi- 
quement du  corps  humain  :  étaler  sa  barbaque,  tomber 
(Hayard).  Le  mot  signifie  proprement  viande  de  brebis  :  Berry, 
barbis,  brebis.  La  forme  provinciale  barbi  est  donnée  par 
Bruant. 

Beurlot,  maître-cordonnier  d'une  petite  maison  (Rigaud),  à 
côté  de  beurloquin,  patron  d'une  maison  de  chaussure  do  der- 
nier ordre  (Idem)  :  «  Dans  les  boutiques  des  gnafs  ou  des  ri- 
bouiseurs ,  le  patron  se  nomme  beurloquin  »  (Virmaître, 
SuppL).  En  Berry,  berloquet  désigne  le  vieillard  qui  bat  la 
berloquo(et  berloquiri,  en  Anjou,  le  saint  frusquiu  ;  Bas-Maine  : 
le  petit  mobilier).  Desgranges  note,  en  1821  :  «  Beurloques, 
breloques.  Faute  de  prononciation  ». 

Biger,  embrasser  :  «  On  ne  bige  pas  son  petit  homme  avant 
de  partir?  »  Méténier,  Lutte,  p.  250.  Forme  commune  en  Berry, 
dans  l'Anjou  et  ailleurs. 

Bide  et  bidon,  ventre,  gros  ventre  (Berry,  bide\  gros  ventre, 
et  bidon,  petit  ventre),  dans  Rictus  (Soliloques,  p.  76):  «  Ah! 
enfonce-toi  les  poings  dans  le  bide...  » 

Bringue,  femme  dégingandée  :  «  Donner  congé  à  elle  et  à 
sa  grande  bringue  de  sœur  »,  Zola,  Assommoir,  p.  11.  Le  miot 
est  le  même  que  le  terme  de  manège  bringue,  cheval  mal 

1.  Avec  ce  sens,  on  lit  déjà  le  mot  dans  une  moralité  du  début  du  xvi"  siè- 
cle, la  Condamnacion  de  Bancquet  de  1507  : 

Je  n'ay  mangé  que  tout  à  point  : 
Encor  y  a  il  un  boyau  vuyde, 
—  Aussi  avez-vous  belle  bidef... 

(Ed.  Jacob,  Recueil  de  farces,  p.  317) 

L'éditeur  moderne  commente  ainsi  le  mot  :  t  Terme  d'argot,  trogne,  face 
enluminée  ».  Explication  purement  fantaisiste. 


PROVINCIALISMES  295 

bâti,  l'un  et  l'autre  d'origine  provinciale:  en  Berry,  bringue 
(comme  en  Anjou  et  ailleurs)  désigne  à  la  fois  un  cheval  mal 
bâti,  une  rosse  ^  et  une  grande  femme  de  mauvaise  tournure. 

Ce  dernier  sens,  usuel  dans  les  parlers  provinciaux,  est  at- 
testé à  Paris  dès  le  début  du  xix*^  siècle  :  «  On  dit  impropre- 
ment d'une  fille  ou  d'une  femme  de  grande  taille  et  qui  a 
l'air  d'un  homme  :  c'est  une  grande  bringue,  c'est  une  grande 
dégingandée  »,  Michel,  1807.  —  «  Une  grande  bringue.  Terme 
injurieux  et  de  mépris  qui  signifie  une  grande  fille  de  mau- 
vaise tournure»,  d'Hautel,  1808^. 

Carcan^  rosse,  (même  sens  en  Berry  et  ailleurs);  dans  Ric- 
tus, Cœur,  p.  124  :  «  A  turbiner  pire  qu'un  carcan  ». 

Chigner,  pleurnicher  (même  sens  en  Berry)  :  «  Je  veux  sa- 
voir pourquoi  que  tu  chignes  »,  Méténier,  Lutte,  p.  79.  Le  mot 
est  donné  par  iMichel  en  1807  :  «  Chigner  n'est  pas  français. 
On  l'emploie  pour  répandre  des  larmes  pour  rien  ou  par 
-feinte,  geindre,  pleurnicher  ».  Il  se  lit  déjà  dans  Hébert  :  «  Et 
toi,  toujours  grognant,  toujours  chignant,  quelle  source  de 
pleurs  et  de  jérémiades  pour  ton  génie  larmoyant  !  »  Père 
Duchêne,  73*^  lettre,  p.  3. 

Clanipin,  fainéant,  paresseux  (même  sens  en  Berry)  :  «  Ar- 
rive, clainpin!  je  paye  un  canon  de  la  bouteille  »,  Zola,  As- 
sommoir, p.  435.  D'Hautel  relève  déjà  le  mot  :  «  Clampin, 
pour  dire  boiteux.  C'est  aussi  un  sobriquet  que  l'on  donne 
aux  campagnards  qui,  sous  un  air  niais  et  indolent,  cachent 
beaucoup  de  finesse  et  de  subtilité  ».  L'acception  de  «  boi- 
teux »  est  encore  vivace  en  Picardie  et  en  Champagne.  Des- 
granges se  borne  à  dire  en  1821  :  «  Clampin  est  une  expres- 
sion triviale  qui  exprime  rien  en  français  ». 

Cocotte,  avec  ce  triple  sens  :     - 

1°  Mal  d'yeux,  fièvre  aphteuse  (même  sens  en  Berry  et 
ailleurs,  proprement  poule  qui  est  sujette  à  ce  mal),  à  côté  de 
gogotte,  œil  malsain,  vue  affaiblie  par  l'âge  (la  vue  de  la  poule 
est  faible). 

2°  Gonorrhée,  syphilis  (et  gogotte),  désigne,  dans  le  Berry 
et  ailleurs,  une  maladie  des  bêtes  à  cornes. 


1.  Avec  ce  sens  péjoratif,  l'angevin  dit  à  la  fois  biringue  et  birogue,  à  côté 
de  bire,  bourrique. 

2.  Le  petit  glossaire  wallon,  du  duché  de  Bouillon,  envoyé  en  1790  par  le 
curé  Aubri  à  Grégoire  (éd.  Gazier,  p.  212),  donne  déjà  bringue,  femme  sans 
honneur.  —  Dans  le  Gàtinais,  bringue  désigne  une  brebis  vieille  et  stérile. 


296  GONTINGIÎNTS    LINGUISTIQUES 

3''  Malpropre  (Delvau),  comme  un  poulailler,  d'où  cocotier, 
gogotter,  puer  (Rigaud) 

Déluré,  dégourdi  (mot  passé  en  français),  forme  berri- 
chonne (déluré,  alerte,  dégagé,  Jaubert)  pour  déleurré,  qui 
ne  revient  plus  au  leurre,  en  parlant  d'un  faucon.  Le  mot  est 
déjà  donné  en  1807  par  Michel  :  «  Allure,  déluré  ne  sont  pas 
français.  Ne  dites  pas  :  C'est  un  gaillard  bien  allure,  c'est  un 
déluré  compère,  pour  il  est  bien  madré,  c'est  un  fin  matois. 
Il  est  familier  »  ;  et  Blondin  cite  comme  populaire,  en  1823, 
cette  expression  «  un  jeune  homme  déluré  ». 

Dépoitraillé,  qui  a  la  poitrinje  découverte  d'une  manière  in- 
décente (Zola,  Assommoir^  p.  193  et  497)  :  Berry,  Poitou,  etc., 
même  sens. 

Dringue,  vêtement,  redingote  (Delvau,  SuppL),  répondant 
au  berrichon  dringue,  terme  de  mépris  («  une  vieille  drin- 
gue )))  ;  Anjou,  déringue,  redingote. 

Flube,  peur,  et  fluber,  avoir  peur,  proprement  siffler  (sens 
de  fluber  en  Berry  et  en  Poitou)  :  le  poltron  siffle  pour  se  don- 
ner l'air  crâne.  De  là  flube,  sifflement,  terme  de  chasse,  ana- 
logue k  frousse  :  «  11  a  le  flube,  chuchota  Petite-Rosse  »,  Rosny, 
Rues,  p.  28. 

Focard,  fou  (Hayard)  :  Berry  et  Poitou,  foucard,  extrava- 
gant (cf.  ci-dessus,  p.  21  S,  foucade). 

Galoche,  bouchon  et  jeu  du  bouchon  (même  sens  on  Berry 
et  ailleurs). 

Gouille,  dans  l'expression,  à  la  gouille,  à  la  volée,  au  jeu 
des  billes  (Delvau)  ;  de  là  envoyer  à  la  gouille,  jeter  quelque 
chose  en  l'air,  au  hasard  :  «  Dans  un  baptême,  le  parrain  en- 
voie à  la  gouille  des  dragées  aux  enfants  »  (Rossignol)  ;  en- 
voyer à  la  gouille,  envoyer  promener  (Delvau).  Dans  le  Berry, 
gouille  désigne  une  mare,  un  creux  d'eau,  d'où  le  nom  appli- 
qué au  trou  peu  profond  qui  sert  à  jouer  aux  billes. 

Ligorgniot,  Limousin  et  garçon  maçon  (Rossignol),  les  Li- 
mousins exerçant  fréquemment  ce  métier.  En  Berry,  ligougnat 
désigne  celui  qui  vient  du  Limousin  ou  de  l'Auvergne  (on  dit  : 
«  parler  ligougnat  »);  et  Ùgoustrat  *  y  est  un  sobriquet  donné 
aux  ouvriers  des  pays  montagneux,  du  Centre  de  la  France, 
qui  ont  l'habitude  d'émigrer  chaque  année  vers  Paris,  tels, 
par  exemple,  les  maçons  (qu'à  ce  titre  on  appelle  même  à  Paris 

1.  Forme  contaminée  de  ligougnat  et  fouchlra. 


PROVINCIALISMES  297 

Marchais  et  Limousins),  les  chaudronniers,  les  portefaix,  etc. 

Mascander,  frapper  avec  violence  (Berry,  mascander,  fra- 
casser, briser,  mettre  en  morceaux)  :  «  Les  voisins  l'avaient 
surpris  en  train  Je  mascander  la  malheureuse  »,  Mélénier, 
Lutte,  p.  207. 

Mercandier,  boucher  qui  vend  de  la  basse  viande  (Rigaud), 
proprement  petit  marchand,  sens  du  mot  en  Berry  et  ail- 
leurs. 

Mite,  chassie,  miteux,  chassieux  ',  même  sens  en  Berry  (en 
Anjou,  mite,  chatte  :  cf.  «  chassieux  comme  un  chat  de  mars». 
Oudin)  :  «  Tout  le  monde  connaît  ce  souhait  ironique  :  Je"  vous 
souhaite  une  bonne  année,  la  mite  à  l'œil...  la  morve  au  nez  » 
(cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  99). 

Le  dérivé  miteux  est  donné  par  d'Hautel  (1808)  et  le  mot 
primitif  par  Desgranges  (1821)  :  a  11  a  la  mitte  à  l'œil  est  un 
barbarisme.  Chassie  est  le  seul  mot  français.  Dire  de  la  cire 
et  des  yeux  cirés  ne  vaut  pas  mieux  que  mitte  ;  mais  c'est  as- 
sez parler  d'une  humeur  dégoûtante  ». 

Panoufle  et  panouf,  fourrure  dont  on  garnit  le  dessus  des 
sabots  (sens  du  mot  berrichon).  On  le  lit  dans  Bruant  {Rue, 
t.  II,  p.  98):  «  ...  ribouis  en  panoufe  ..  »  Delvau  donne  à  pa- 
noufle le  sens  de  vieille  femme  ou  vieille  chose  sans  valeur 
(cf.  le  mot  suivant). 

Panuche,  prostituée  (Rigaud),  maîtresse  d'une  maison  de 
tolérance  (Virmaître)  :  «  Vlà  \a  panuche  qui  rapplique  »,  Mé- 
ténier,  Lutte,  p.  277.  Larchey  explique  le  mot  par  «  femme 
bien  mise  »  (Hayard  :  femme  élégante).  En  Berry,  panuche 
signifie  la  fourrure  dont  on  garnit  le  dessus  des  sabots,  pro- 
prement guenille  (cf.  prov.  panoucho,  chiffon  et  femme  en  hail- 
lons). Les  acceptions  citées  ci-dessus  sont  donc  ironiques. 

Raffut,  grand  bruit,  esclandre  (Rossignol),  même  sens  en 
Berry  et  ailleurs  :  «  Tu  piges  le  raffut  que  ça  devait  faire  », 
Bercy,  XXIW  lettre,  p.  6. 

Reniquer,  pleurnicher,  endêver  (Delvau,  SuppL),  répondant 
au  berrichon  reniquer,  renâcler,  grogner  :  «  Il  était  fâché,  je 
commence  à  reniquer  »,  Le  Bourg,  dans  Le  Gaulois  du  3  oc- 
tobre 1881. 

Riclot,  soulier  :  «  A  m'a  payé  des  bath  riclots  »  (cité  dans 
Bruant,  Dict.,  p.  411).  En  Berry,  riquer,  se  dit  du   bruit  que 

i.  Hector  France  donne,  en  outre,  miteux,  misérable.  Cf.  en  Anjou,  mi- 
teux, gueux,  c'est-à-dire  mendiant  chassieux. 


298  CONTINGENTS  LINGUISTIQUES 

font  les  semelles  des  souliers  neufs  en  marchant:  «  Nos  villa- 
geois aiment  beaucoup  les  souliers  qui  riquent  »  (Jaubert). 

Riper,  prendre,  voler  :  il  lui  a  ripé  sa  galette  (Virmaître). 
En  Berry,  riper,  se  dit,  au  jeu,  pour  gagner  le  tout,  faire  ra- 
fle. (Hector  France);  de  là  ripai  ou  ripeur,  écumeur  des  bords 
de  la  Seine.  Le  sens  propre  en  est  pousser  ou  retourner  des 
masses  pesantes  avec  des  leviers,  glisser  en  arrière,  répon- 
dant à  ripeur,  déchargeur  des  pièces  de  vin,  à  Bercy,  ou  des 
charbons  de  batenux,  aux  portes  de  la  Villette  et  de  Crimée 
(Rossignol).  Ce  dernier  sens  est  déjà  donné  par  le  Tréooux 
de  1752  :  «  Ripper.  Terme  usité  dans  les  douanes  et  sur  les 
ports  des  rivières,  particulièrement  à  Paris  ». 

Roupettes,  testicules  (Rossignol),  même  sens  en  Berry. 

Tata.  mijaurée,  proprement  tante  (sens  du  mot  en  Berry)  : 
«  Un  vrai  serpent  !  gentille  et  faisant  sa  tata,  et  vous  lichant 
comme  un  petit  chien  !  »  Zola,  Assommoir,  p.  39o  '. 

2.  —  Orléanais. 

Cette  province  a  fourni  au  xyi"*  siècle  toute  une  série  de 
termes  que  Cotgrave  signale  comme  «  orleanois  »  et  qui  sont 
devenus  français  :  tels  bougonner,  escogriffe,  saligaud,  etc. 
Les  emprunts  modernes  sont  peu  nombreux  : 

Abalobé,  étonné,  ébahi-  :  «  Quel  potin  !  j'en  suis  encore  tout 
abalobé  y>  (cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  173).  Même  forme  dans 
l'orléanais  (at>a/o&c.  ahuri);  Blésois,  a/;e/'/ot'(3',  qui  a  l'air  bête 
(Eudel)  ;  Berry  et  Poitou,  éberlobé,  étourdi,  braque  ;~  Anjou, 
ébélobé,  ahuri.  La  forme  primitive  berrichonne,  éberlobé, 
représente  un  croisement  (Vébaubi  (anc.  fr.  abaubi)  et  bei'lu 
(cf.  éberluer,  étonner). 

Aguicher,  attirer,  allécher  par  des  œillades  :  «  Si  tu  Vavais 

1.  Ajoutons  : 

Bigue,  rosse  (Bruant)  :  Berry,  cheval  petit  et  maijjfre  (comme  une  bique). 

Chézeaii,  maison  (Delesalle)  :  en  Berry,  le  mot  est  vieilli. 

Chignon,  bout  du  pain  (Bruant)  :  de  même  en  Berry. 

Clos-citl,  dernier  no  d'une  famille  (Delesalle)  :  en  Berry,  dernier  né  d'une 
couvée. 

Grignolet,  pain  (H.-F'rance)  :  cf.  Berry,  grigne,  grignon  de  pain. 

Guclip,  perchoir  (Bruant)  :  même  sens  en  Berry  («y^^c/jer,  jucher,  des  poules). 

Tribouille,  désordre  (Id.)  :  Berry  et  ailleurs,  confusion,  trouble. 

Vezon,  prostituée  (Id.)  :  en  Berry,  femme  évaporée,  extravagante,  propre- 
ment guêpe,  liourdon. 

2.  Philibert  I^e  Roux  explique  erronément  esbalobé  par  «  réjoui,  transporté 
de  joie  et  de  plaisir,  gai,  joyeux  »,  en  citant  ce  passage  du  Parnasse  des 
Muses  :  c  J'en  suis  tout  esbalobé  ». 


PROVINCIALISMES  '  299 

pas  aguiché,  il  t'aurait  laissé  tranquille  ».  Rosny,  Marthe, 
p.  39.  Kn  Vendôinois,  aguicher,  c'est  g-uolter,  surpt-tinilre  par 
ruse  (aiic.  t"r.  guiche.  ruse)  ;  eu  Anjou,  regarilei*  du  coin  Je 
l'ti^il. 

Chahut,  danse  échevelée  et  bruyante,  d'où  tumulte,  nom 
induit  de  chahuter,  h  Vendôme,  crier  comme  un  chahuant. 
Le  verbe  et  le  nom  sont  déjà  relevés  par  Desg-ranges  (1821)  : 
«  Il  aime  à  chahuter,  il  danse  en  chahut.  Voilà  des  mots  de  la 
guinguette  ».  Le  premier  lexicographe  (jui  donne  le  mot  est 
Bescherelle  (18io)  :  «  Chahut,  nom  d'une  danse  extrêmement 
indécente  que  la  police  interdit  dans  tous  les  lieux  publics  (et 
chahuter,  danser  le  chahut  »).  Le  chahut  a  succédé  au  can- 
can, dont  il  est  l'exagération  :  «  Fifîne...  ne  dansait  pas  un 
chahut  de  bastringue...  elle  s'enlevait,  retombait  en  ca- 
dence... »,  Zola,  Assommoir,  p.  179. 

Pétras,  paysan,  rustre  (Delvau).,  vocable  donné  par  d'Hau- 
tel  (1808)  :  «  Pétras.  Mot  vulgaire  et  trivial  qui  signifie  ba- 
lourd, ignorant,  grossier  personnage  ».  Nom  censuré  par  Des- 
granges (1821)  :  «  Pétra,  pour  paysan,  barbarisme.  C'est  du 
charabia  Orléannais  ».  Mot  très  usuel  dans  les  parlers  pro- 
vinciaux (Anjou,  Berry,  Poitou,  etc.)  au  sens  de  butor,  iour- 
deau. 


D.  —  Patois  du  Nord-Est. 

1.  —  Champagne. 


Le  plus  ancien  emprunt  champenois  est  dégraigner,  mé- 
priser (même  forme  et  même  sens  en  champenois;  en  picard, 
dégrigner),  qu'on  lit  à  la  fois  dans  une  mazarinade  de  1649  : 
«  Ha,  g"uay  Janin,  où  vas-tu  si  vite.,  y  semble  que  tu  nous 
dégraigne...'^  »  Agréable.  Conférence,  éd.  Rosset,  p.  2.  Et  dans 
un  écrit  poissard  de  1750:  «  Si  c'est  à  cause  que  je  rafistolons 
ses  vieux  passifs,  que  ne  dégraigne-t-y  de  même  son  horlo- 
geux  quand  il  lui  a  rembouisé  queuque  patraque?  »  Le  Pa- 
quet des  mouchoirs,  p.  3. 

Les  emprunts  modernes  sont  plus  importants  '  : 

Anderlique,  tonneau  de  vidange  (du  champenois  danderlin, 
tandelin)  :  «  Je  sors  de  chez  Richer,  j'étais  pour  la  répara- 
lion...  des  ander ligues...  Le  général  A...  c'est  Vanderlique 
du  grand  monde  »,  Poulot,  p.  163  et  167. 

L'équivalent  français  tandelin,  hotte  en  bois,  également 
d'origine  dialectale  (lorraine),  est  donné  comme  tel  par  Mi- 
chel en  1807:  «  Tandelin,  vaisseau  de  bois  en  forme  de  hotte 
qui  sert  à  transporter  la  vendange.  Ce  mot  est  consacré  par 
l'usage  en  Lorraine  et  n'a  point  de  synonyme  »  '. 

Bajaf,  gros  butor  :  «  Gros  bajaf,  est  synonyme  Aa  poussah  y> 
(Virmaîlre).  En  champenois,  bajas  signifie  sot,  goujat  (Bas- 
Maine,  bajard,  homme  pesant,  empêtré). 

Camboler,  tomber  en  chancelant  (Delvau,  Larchey),  d'où 
cambola  (pour  cambolard),  faux  épileptique  (H. -France),  à  côté 
de  chainboler,  chanceler  ^  comme  un  homme  ivre  (sens  du  mot 
en  Champagne  et  en  Lorraine)  :  «  Chambouler  ^c  dit  impropre- 
ment d'un  homme  ivre  :  il  chamboule,  il  est  ivre,  il  chancelle  », 
Michel,  1807. 


1.  Voir  le  Glossaire  de  Tarbo  (1851)  et  de  Baudouin  (187T). 

2.  Voir,  sur  l'origine  du  mot,  Behrens,  Beilrùge.  p.  ^63-264. 

3.  Delesalle   donne  à   chamboler   le   sens    de  «  flâner  »,  et  Bruant  celui  de 
«  fainéanter  »  —  acceptions  suspectes, 


PKOVINCIALISMES  301 

Clieulard,  ivrogne,  mot  tiré  du  champenois  cheuler,  boire  ' 
d'un  Irait  (Verduno-chalonnais,  trop  boire,  se  soûler)  :  «  Sois 
tranquille,  on  ne  m'y  repincera  plus  avec  ces  c/ieulards-là  », 
Poulot,  p.  47.  —  «  Les  camarades  avaient  beau  le  blaguer,  il 
restait  à  la  porte,  lorsque  ces  cheulards-là  entraient  à  la  mine 
à  poivre  »,  Zola,  Assommoir,  p.  48. 

De  là  :  chelasse,  soldasse,  ivre:  «  Va  pas  croire  que  je  suis 
soldasse  »,  Bercy,  XLI^  lettre,  p.  4. 

Déhotter,  partir  (Hayard):  Reims,  déliotter,  débourbor  un 
charriot  ;  wall.  de  Mons,  ébranler,  faire  sortir  ;  llainaut,  ti- 
rer d'un  mauvais  pas,  au  propre  et  au  figuré  (cf.  Michel,  1807  : 
«  En/iotté,  pour  embarrassé:  vous  voilà  bien  enhottë»). 

FrapoixiUe,  guenille,  même  sens  en  ciiampenois  et  en  lor- 
rain :  «  Frapouille,  pour  haillon,  vieux  drapeau,  drille  :  Le 
papier  se  fait  avec  de  vieux  frapouilles,  ramasser  des  fra- 
pouillesy),  Michel,  1807.  Avec  l'acception  parisienne  de  fripon 
(abrégé  parfois  en  frape)  dans  Bruant  {Rue,  t.  1,  p.  200).  On 
dit  ironiquement  une  bonne  frape  pour  un  bon  drille. 

La  forme  parallèle  parisienne  est /7'i/)owi/^e,  au  sens  propre, 
guenille  {fripe,  chiffon),  et,  au  figuré,  gueux,  misérable. 

Galifard,  commissionnaire  (dans  le  jargon  des  marchands 
du  Temple)  :  «  Les  galifards  sont  des  façons  de  commission- 
naires saute-ruisseau  qui  prêtent  aux  clients  les  marchan- 
dises vendues  ;  il  y  a  aussi  des  galifardes  »,  Normand, 
p.  180.  Proprement  goinfre  (sens  du  champenois  galifard)  :  «  Il 
a  mangé  comme  un  galifard.  Il  faut  dire  selon  les  circons- 
tances il  a  mangé  comme  un  glouton,  comme  un  gouliafre, 
comme  un  ogre  »,  Mulson,  1822.  Le  terme  champenois  répond 
au  languedocien  galafard,  galouflard,  vorace,  goulu. 

Gicler,  et  gigler,  jaillir  (Champagne,  gicler,  Berry,  gigler, 
etc.)  :  «  Y  a  pas  d'erreur,  ça  va  gicler  [la  pluie],  gare  la  sauce!  » 
Courteline,  Train,  p.  93.  —  «  L'une  avait  le  nez  arraché,  le 
sang  giglait  par  terre  »,  Zola,  Assommoir,  p.  23i. 

Littré,  dans  son  Supplément,  donne  le  mot  sous  sa  double 
forme  ^;  il  est  déjà  relevé  par  Mulson  (1822)  :  «  11  pressa  l'orange 
et  lui  gicla  du  jus  dans  l'œil.  Servez- vous  du  mot  lancer  ». 

1.  Proprement  sucer,  en  parlant  des  enfants  :  «.  Ce  mot  cheuler  n'est  pas 
français;  il  s'applique  aux  enfants  qui,  ayant  été  sevrés,  ont  contracté  l'ha- 
bitude de  sucer  leur  langue  ou  leur  pouce  »,  Mulson,  Langres,  1822. 

2.  En  voici  une  troisième  :  «  Quel  meilleur  moment  pour  fêter  l'année 
nouvelle  que  celui  où  le  vin  nouveau  giscle  des  pressoirs?  »  Almanach  du 
Père  Peinard,  1894,  p.  25. 


â03  CONTINGENTS    LINGUISTIQUE^ 

Liquette,  chemise  (Rossignol),  proprement  morceau  d'étoffe 
(sens  champenois  du  mot)  :  «  Il  l'avait  prise...  sans  une  li- 
quette à  se  f...  sur  le  dos  »,  Méténier,  Lutte,  p.  189.  —  «  Main- 
tenant, apprête  ta  liquette  »,  Rosny,  Rues,  p.  259, 

Lopin,  crachat  (même  sens  en  champenois)  :  «  Ousqu'est  la 
liberté  si  on  peut  pus  laisser  tomber  un  lopin  en  omnibus  ?  » 
(cité  dans  Bruant,  Dict.,  p.  133).  Mot  provincial  passé  égale- 
ment dans  la  technologie  avec  le  sens  de  masse  de  fonte. 

Pldienet,  petit  vin  acide,  vin  d'une  mauvaise  provenance 
ou  d'une  mauvaise  récolte  (Baudouin),  proprement  aigrelet, 
piquant  (pour  piquenet),  vocable  devenu  parisien  :  «  C'est  pas 
un  mauvais  garçon  ;  quand  il  a  un  verre  de  pichenet  dans  le 
fusil  il  n'y  est  plus...  Ils  maquillent  bien  le  jOfc/ie/^e^,  encore 
mieux  le  vitriol  »,  Poulot,  p.  143  et  158. 

tiffes  (écrit  aussi  tifs),  cheveux  (Rossignol),  proprement 
ajustement  de  la  tête  (sens  du  champenois  tiffe),  c'est-à-dire 
attifet  (Rictus,  Cœur,  p.  157)  :  «  Avec  ses  tifs  blonds,  sa  tête 
nue...  »  Dans  l'ancienne  langue,  tiffer  avait  le  sens  de  coiffer, 
friser,  sens  encore  vivace  dans  certains  patois  (cf.  wallon  de 
Bouillon,  1790,  tiffer,  coiffer,  Gazier,  p.  251). 

Trouille,  colique  (Bruant,  p.  115)  et,  au  figuré,  peur  '  :  Si 
tu  ne  vas  pas,  c'est  que  tu  as  la  trouille  (Rossignol):  «  Y  a 
ceux  qui  ont  la  trouille  »,  Rosny,  Rues,  p.  13. 

Le  mot  répond  au  champenois  trouiller,  péter  (Baudouin), 
d'où  aussi  trouilloter,  puer  (Hayard)  :  «  Elle  devait  avoir 
mangé  ses  pieds,  tant  elle  trouillotait  du  goulot  »,  Zola,  As- 
sommoir, p.  470.  ' 

2.  —   Lorraine,  Vosges. 

Quelques  termes  isolés  : 

Gouache,  ou  couècJie  {couetche),  sorte  de  prune  violette,  al- 

1.  Rigaud  donne  un  troisième  sens  ;  trouille,  souillon  de  cuisine,  femme 
malpropre. 

2.  Ajoutons  : 

Cftapiiiser,  tailler  du  bois  (Delvau)  :  même  sens  en  Champagne  et  ailleurs. 

Cholet,  pain  blanc  (Delesalle)  :  Champ,  chollat,  pain  mollet  et  blanc  (Berry, 
chaulnt,  de  la  couleur  de  la  chaux). 

Cliché,  colique  (Bruant)  :  Champ,  cliché,  diarrhée. 

Couiner,, {^voguer,  gémir  (Id.)  :  même  sens  en  Champagne  et  ailleurs. 

Ilogner,  geindre  (Delesalle)  :  de  même  en  Champagne  et  ailleurs. 

Mouveter,  broncher  (Id.)  :  (jhamp.  moiijffeter,  remuer. 

Rafradîne  {à  la),  mauvais  (Bruant)  :  Cf.  Champ,  rafarder,  mystifier  (Vallée 
d'Yères,  chercher  à  olitenir  (quelque  chose  par  ruse). 


PROVINGIALISMES  â03 

longée,  particulière  à  la  Lorraine  :  couetc/ie  ou  quetche,  de 
l'allemand  dialectal  Quetsche  (forme  littéraire  Zwetschke); 
dans  le  langage  parisien,  le  mot  désigne  ironiquement  le 
visage  :  sucev  la  couetclie,  embrasser  (Bruant). 

Dinguer,  aller  frapper  le  pied  du  mur,  en  parlant  d'une 
toupie  qui  a  subi  un  choc  (Esquieux,  p.  10),  du  vosgien  din- 
guer, rebondir  avec  un  bruit  sonore  (Lorraine,  dinguer,  tin- 
ter ;  Yonne,  sonner  une  cloche  et  sauter  en  courant).  L'ex- 
pression envoyer  dinguer,  tirée  du  jeu  de  la  toupie,  a  été 
généralisée  *  :  renvoyer,  congédier  brusquement  (^Littré, 
SuppL). 

Dé  là,  dingue  :  aller  à  dingue,  tomber,  et  envoyer  à  dingue, 
culbuter,  terrasser  (^Bruant,  Dict.,  p.  420  et  423),  ei  dingo,  fou, 
proprement  fêlé:  «  T'es  donc  dingo'?  »  (Bruant,  Dict.,  p.  412). 

Frousse,  peur,  même  sens  dans  les  Vosges,  proprement 
onomatopée  qui  exprime  un  départ  rapide  (froust  !),  l'envolée 
subite  d'un  oiseau  en  froissant  les  branchages  :  «  Alors,  vous 
n'avez  pas  la//'oasse?  demanda-t-elle  »,  Rosny,  i?aes,  p.  76. 

C'est  proprement  un  terme  de  vénerie  {frouste,  en  Cham- 
pagne), avec  ses  deux  sons  :  1'^  bruit  d'un  animal  qui  sort 
brusquement  de.  son  buisson  ^,  d'un  oiseau  qui  s'envole  tout  à 
coup,  et,  par  analogie,  d'une  personne  qui  s'échappe;  2°  peur: 
avoir  la.  frouste  (Baudouin). 

Polard,  ou  paulard,  pénis  (Rossignol),  terme  euphémique» 
proprement  poulard,  du  lorrain  paule,  poule. 

Ronibier,  vieux,  vieillard  (Rossignol),  proprement  grondeur, 
tiré  du  lorrain  romber;  gronder  sourdement. 

Roufle,  soufflet  (le  messin  rouffe  a  le  même  sens,  de 
rouffer,  roufler,  souffler  avec  bruit,  en  parlant  du  vent)  : 
«  Au  lieu  de  trouver  des  exploits  à  vanter,  il  n'a  rencontré 
que  des  rouf/les,  que  des  coups  de  pieds  à  décrire,  que  des 
craquignoles  à  peindre  »,  Père  Ducliesne,  53'-  lettre,  p.  6.  Le 
mot  désigne,  en  outre,  une  sorte  de  brimade  :  coup  en  tour- 
nant sur  le  sommet  de  la  tête,  à  l'Ecole  des  Arts  et  métiers 
(H. -France).  Son  dérivé,  rouflëe,  volée  de  coups,  raclée,  est 
un  terme  de  troupier  («  recevoir  une  rouflëe  »,  Rigaud). 

1.  Delvau  en  induit  l'acception  douteuse  de  «  flâner,  se  promener  »,  en  ajou- 
tant cette  autre  qui  semble  réelle  :  «  Dinguer,  n'être  pas  d'aplomb,  dans 
l'argot  des  coulisses,  où  l'on  emploie  ce  verbe  à  propos  des  décors  et  des 
macTiinistes  ». 

2.  Ce  terme  de  gibier  est,  en  français,  brosser  ou  brousser. 


E.  —  Patois  de  l'Est. 
1.  —  Yonne. 


Contributions  nombreuses  et  caractéristiques  : 

Arpette,  apprenti  et  apprentie  (Yonne,  arpeite,  gamin,  po- 
lisson) :  «'  Je  fraye  pus  avec...  les  marloupins  et  les  arpettes  », 
Bercy,  IV^  lettre,  p.  5.  Le  sens  propre  du  mot  afpette,  comme 
de  sa  forme  parallèle  arpiau,  est  rapace,  voleur  (du  primitif 
ai'pe,  griffe,  d'où  arpion). 

Bergosse,  mouton  (Rossignol)  :  Yonne,  bergasse,  même  sens. 

Cabot,  chien,  proprement  chien  de  petite  taille  (sens  du  mot 
dans  l'Yonne;  en  Anjou  et  à  Lyon,  méchant  petit  chien):  «  Tu 
fais  comme  un  cabot  qui  ronge  son  os,  tu  grognes  et  lu  mon- 
tres les  crocs  »,  Père  Peinard,  17  nov.  1889,  p.  6. 

Chariboter,  avec  les  acceptions  suivantes  : 

1"  Embrouiller,  d'où  charibotage,  écriture  embrouillée  : 
«  Ils  savent  lire  un  charibotage  »,  Mélénier,  Lutte,  p.  120. 

2°  Embarrasser,  sens  d'e/ichariboter,  terme  provincial  em- 
ployé par  Victor  Ilugo:  «  Vous  avez  l'air  tout  enchariboté  », 
Le  Roi  s'amuse,  acte  II,  se.  ii. 

3*^  Railler:  «  J'aime  pas  les  gens  qui  charibotent  tout  le 
temps  »  (cilé  dans  Bruant,  l)ict.,  p.  323). 

Le  sens  primordial  de  c/iarboter  ou  chariboter  est  celui  de 
grouiller  *  comme  une  nichée  d'escarbots  (appelés  charbots 
ou  charibots  dans  les  différents  patois).  La  forme  bourgui- 
gnonne esl  encharboter,  que  le  Trévoux  de  1752  explique 
ainsi  :  «  Encharboté,  embarrassé,  brouillé,  sans  ordre.  Tabou- 
rot  qui  étoit  de  Dijon,  s'est  servi,  au  ch.  xxi  de  ses  Bigarru- 
res, à' encharboté,  comme  d'un  mot  français  ». 

Flancher,  faiblir,  manquer  de  force,  chanceler  dans  ses  ré- 
solutions, sens  du  mot  dans  l'Yonne  (proprement  être  flasque, 
sans  vigueur)  :  «  Tu  hésites,  tu  flanelles  »  (Rossignol). 

1.  De  là,  dans  le  vulgaire  parisien,  charibotée,  grand  nombre  :  «  Elle  a 
une  charibolée  d'enfants  »  (Virmaitre). 


PROVINCIALISMES  305 

Fouaiiler,  lâcher,  reculer,  dans  l'arg-ot  des  typographes 
(Boutmy):  Yonne,  fouaiiler,  faiblir,  être  sans  force  (propre- 
ment étriller).  Le  mot  se  trouve  déjà  dans  Vidocq. 

Gabegie,  fraude,  mot  bourguignon  passé  au  français.  Ce 
provincialisme  du  début  du  xix*'  siècle  se  lit  dans  Michel 
(1807)  :  «  Gabgie.  On  donne  improprement  ce  nom  à  toute 
espèce  de  prolit  illicite.  C'est  une  gabgie,  il  fait  la  gabgie  là 
dedans.  C'est  une  filouterie,  c'est  un  filou,  il  trompe,  il  vole...» 
Il  est  aussi  donné  par  d'IIautel  (1808):  «  Gabegie,  micmacs,  in- 
trigue, manigance  :  il  y  a  là  dessous  de  la  gabegie,  pour  dire 
quelque  chose  qui  n'est  pas  naturel,  quelque  manège  ». 

Le  bourguignon  gabegie  répond  au  languedocien  gabusio, 
'malversation,  fraude,  l'un  et  l'autre  apparentés  à  l'anc.  fr. 
cabuser,  tromper. 

Gargavousse,  gorge  (répondant  au  r/ar^/an  de  l'Yonne),  dans 
Richcpin  {Gueux,  p.  175). 

Redouiller,  riposter,  mot  donné  par  d'Hautel:  «  Se  redouil- 
ler,  riposter  à  des  propos  injurieux  ou  répondre  vigoureuse- 
ment à  des  voies  de  fait,  en  venir  aux  mains  ».  Dans  l'Yonne, 
redouiller  signifie  houspiller  (de  douiller,  choquer  une  bille, 
etc.).  ^  Au  jeu  de  cartes,  redouiller,  c'est  revenir  à  la  cou- 
leur (une  redouille,  un  retour  dans  une  couleur  déjà  jouée). 


2.  —  Bresse. 

Cette  province  a  fourni  plusieurs  termes  : 

Caboulot,  cabaret  infime,  proprement  petit  réduit,  pauvre 
gîte,  sens  du  mot  dans  la  Bresse  (caboulot)  et  dans  le  Jura 
{cabourot  et  caboulot^,  ce  qu'on  dit  cabiole  en  Berry,  en  Sa- 
voie etc.  «  Le  mot  a  une  vingtaine  d'années  »,  écrit  Delvau 
en  1866>  et  Rigaud  cite  ce  passage  d'un  écrit  de  1860  intitulé 
Ces  Dames  :  «  Caboulot.  Mot  pittoresque  du  patois  franc-com- 
tois qui  a  obtenu  droit  de  cité  dans  l'argot  parisien...  Le  ca- 
boulot de  la  rue  des  Cordiers,  qui  est  le  plus  ancien  de  tous, 
s'ouvrit  en  1852  ».  Ce  mot  a  passé  au  français  :  «  Les  gens  de 


1.  Ajoutons  : 

Aponiché,  assis  (Delesalle)  :  Yonne,  accroupi. 

Canej\  aller  à  la  selle   (Delvau)  :  de  même  dans  l'Yonne,  à  côté  de  canots, 

lieux  d'aisance,  propr.  poulaillr-r  (cf.  Yonne,  anas,  immondices,  à'ane,  cane). 

Drille,  drouille,  colique  (Bruant)  :  Yonne,  drille,  drouille,  colique,  diarrhée. 

20 


306  CONTINGENTS   LINGUISTIQUES 

talent  qui  n'ont  pas  traîné  dans  lecaboulot  »,  Concourt,  Jour- 
nal, 13  déc.  1865. 

Margalou,  individu  qui  exerce  toutes  sortes  de  petits  com- 
merces (H. -France)  :  Bresse,  margalou,  même  sens  que  mar- 
goulin, maquignon,  revendeur,  en  mauvaise  part  (à  Fribourg, 
margaler  signifie  crotler). 

Pégot,  paysan  (Bruant)  :  Bresse,  pégo,  rustaud  (cf.  Landes, 
pégot,  niais,  sot). 


F.  —  Franco-Provençal. 
1.  —  Lyonnais. 


Les  emprunts  au  parler  lyonnais  ont  trouvé  une  large  ex- 
pansion, dans  le  langage  populaire,  comme  nous  l'avons 
prouvé  par  le  terme  bic/ter,  déjà  cité.  Les  autres  apports  ne 
sont  pas  moins  intéressants  : 

Bafouiller,  bredouiller,  et  bafouillage,  bavardage,  mots 
populaires  très  répandus,  du  lyonnais  barfouiller,  barboter  et 
bavarder,  parler  mal  (Vachet).  Ce  provincialisme  est  relevé 
par  Molard  en  1810  :  «  Barfouiller ,  barfouillage.  Dites  :  bar- 
boter, barbotage.  C'est  l'action  des  oies  par  laquelle  elles 
cberchent  à  manger  dans  des  ruisseaux  bourbeux,  en  y  four- 
rant le  bec.  Au  figuré,  c'est  mettre  les  mains  dans  Teau  en 
l'agitant  ».  Le  sens  essentiel  du  mot  est  barboter  dans  l'eau, 
ensuite  barboter  en  parlant. 

Cabosser,  bossuer  (du  lyonnais  cabosser,  même  sens).  Mot 
donné  par  Molard  en  1810  :  «  Cabosser,  déformer.  Il  a  cabossé 
la  boîte  de  sa  montre.  Ce  mot  est  un  vrai  barbarisme.  Dites: 
bossuer  ».  Terme  passé  au  français;  Bescherelle  (1845)  l'ac- 
compagne de  cette  remarque  :  «  Ce  verbe  cabosser  est  très  fa- 
milier et  tout  à  fait  populaire  surtout  dans  l'Ouest  de  la 
France  ».  La  forme  parallèle  crabosser,  citée  par  Deslesalle, 
répond  au  lyonnais  carabosser  (Anjou,  crabosser,  écraser). 

Décaniller,  se  sauver  :  «  Moi.  j'ai  décanillé,  je  n'avais  pas 
douze  berges  »,  Méténier,  Lutte,  p.  120.  —  «  Veux-tu  décanil- 
ler de  là  ?  »  Zola,  Assommoir,  p.  409. 

A  Lyon,  décaniller,  même  sens  (Puitspelu),  proprement 
jouer  des  canilles  (les  gônes  appellent  canilles  les  jambes,  pro- 
prement petites  cannes),  synonyme  à'escaner,  se  sauver,  qui 
présente  la  même  image.  Ce  verbe  est  déjà  donné  par  Des- 
granges en  1821  :  «  Je  l'ai  fait  décaniller,  disent  bien  des  gens. 
C'est  un  barbarisme.  Le  mot  de  déguerpir  est  celui  qui  con- 
vient; décamper  serait  mieux  encore  que  décaniller  ».  Il  a 
passé  dans  plusieurs  parlers  provinciaux  :  Berry,  Anjou,  etc. 


308  CONTINGENTS   LINGUISTIQUES 

Flapi,  fatigué,  éreinté.  Terme  lyonnais  devenu  populaire. 

Gandoises,  fariboles,  sens  figuré  donné  par  Desgranges, 
1821  :  «  Conter  des  gandoises,  pour  faire  des  contes.  Voilà  du 
français  des  provinces  ».  Cf.  Molard,  1810  :  «  IJ  raconte  des 
(jandoises,  des  farces,  des  plaisanteries  ».  C'est  la  forme  pro- 
vinciale du  nom  de  la  oandoise,  poisson  d'eau  douce  peu  es- 
timé, d'où  l'acception  figurée  de  «  bagatelle  ». 

Gandouse,  gadoue  (Rigaud),  même  sens  en  lyonnais. 

Gobille,  bille  ou  boule  à  jouer,  dans  les  jeux  d'enfants 
(même  sens  à  Lyon).  Mot  donné  par  Molard  en  1810  :  «  Go- 
bille. Jouet  d'enfant  fait  de  pierre  ou  de  marbre,  en  forme  de 
boule.  On  l'appelle  bille  à  Paris  ». 

Grajîgner,  égratigner  (Delvau),  même  sens  en  Lyonnais  et 
dans  les  patois  de  l'Ouest  :  «  Elle  saute  aux  yeux  de  sa  bour- 
geoise et  la, grafigne  »,Zola,  Assommoir,  p.  232.  Delesalle  donne 
au  mot,  en  outre,  le  sens  de  saisir  et  ramasser  des  chiffons. 

Margoulin,  colporteur  de  campagne  et  mauvais  ouvrier  : 
«  11  n'y  a  que  des  margoulins,  et  puis  on  ne  gagne  pas  sa  vie 
là-dedans  »,  Poulot,  p.  70.  De  là  :  margoulinage,  achat  dans 
les  conditions  médiocres;  et  margouliner,  faire  de  petites  affai- 
res (Bruant)  :  à  Lyon,  margoulin,  colporteur  (en  Languedoc, 
ouvrier  jeune,  et  surtout  mauvais  ouvrier,  ou  petit  charretier). 

Molard,  large  crachat,  proprement  meulard,  meule  de 
grande  dimension  :  «  Quand  il  s'étale  sur  le  trottoir,  on  dit: 
Quel  beau  molard!  »  (Virmaître).  —  «  Vous  aurez  quatre 
jours  pour  lancer  dos  molards  sur  les  rangs  »  (dans  Bruant, 
DicL,  p.  133). 

Ramonât,  petit  ramoneur  savoyard,  nom  donné  par  Des- 
granges (1821)  :  «  Ramonât,  pour  ramoneur  de  cheminée. 
Faute  »  ;  et  d'Hautel  l'explique  ainsi  (1808)  :  «  C'est  sans 
doute  pour  imiter  la  manière  des  petits  savoyards  qui  ont  ha- 
bitude d'annoncer  dans  les  rues  en  criant  :  Ramona  la  che- 
mina de  haut  en  bas!  » 

Cette  exclamation  figure  déjà  dans  un  des  Cris  de  Paris  du 
XVI*'  siècle  : 

Puis  verrez  des  Piemontoys 
A  peine  saillys  des  escailles  i 
Crians  :  Ramona  hault  et  bas  ! 
Voz  cheminées  sans  escalle.  2 

1.  A  peine  sortis  des  écailles,  c'est-à-dire  encore  tout  jeunes. 

2.  Echelle.  —  D'après  Franklin,  'L'Atinonce  et  la  Réclame,  p.  lo6. 


PROVINCiALISiMKS  309 

Rapiat,  avare,  grippe-sou  (aussi  sobriquet  des  Auvergnats 
et  des  Savoyards)  :  «  Je  les  connais  tous,  ces  rapiats-\h  ». 
Balzac,  Cousin  Pons,  1847,  t.  XVII,  p.  407.  —  «  Ah!  non, 
pour  sûr  ces  rapiats  [les  Lorilleux]  n'étaient  pas  larg-es  des 
épaules,  et  toutes  ces  nianigances  venaient  de  leur  rage  à 
vouloir  paraître  pauvres  »,  Zola,  Assommoir,  p.  256.  Même 
sens  à  Lyon.  En  Suisse,  le  mot  signifie  galeux  (appliqué  aux 
pieds  des  chevaux)  et,  en  Normandie,  rapiat  désigne  le  voleur, 
le  vag-abond. 

Ressauter,  tressauter,  mettre  en  colère,  et  faire  du  ressaut, 
faire  de  la  résistance,  se  gendarmer  (Rossignol)  :  Lyon,  7'es- 
sauter,  tressauter  (en  français,  sauter  de  nouveau). 

Ronchânner,  grommeler,  gronder  sans  cesse  (mot  très 
usuel)  :  même  sens  à  Lyon;  en  Dauphiné,  roncha,  ronchina, 
grommeler,  gronder  ^ 

2.  —  Dauphiné. 

Notons  les  emprunts  suivants  : 

Cosse,  grande  paresse,  synonyme  de  flème,  et  cossard,  fai- 
néant, répondent  aux  appellatifs  de  la  Tienne,  cosse,  buse 
et  cossard,  chouette  (Rolland,  t.  III,  p.  13),  oiseaux  indolents 
par  excellence  :  «  Je  t'ai  pas  écrit,  j'avais  la  cosse  »  (dans 
Bruant,  Dict.,  p.  217).  —  «  Le  sabottage.  les  x\nglais  l'ont 
pigé  aux  Ecossais,  car  les  Ecossais  sont  cossards  ».  Alinanach_ 
du  Père  Peinard,  1898,  p.  30. 

Enquiquiner,  ennuyer  (Dauph.  enquiquina):  «  Ce  qui  Ven- 
quiquinait  le  plus,  c'était  un  petit  tremblement  de  ses  deux 
mains  »,  Zola,  Assommoir,  p.  431.  En  Anjou,  enquiquiner, 
même  sens. 

Galapiat,  vaurien  :  «  Un  galapiat,  un  traîneur  de  rapière 
en  chambre  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  115.  En  Dauphiné,  ga- 
lapia,  goinfre  et  mauvais  sujet  (d'où  le  mot  a  passé,  avec  ce 
dernier  sens,  dans  la  pliiparl  des  patois  du  Centre  et  du  Nord)  : 
«  Galapia.  Ce  mot  signifie  un  rustre,  un  Savoyard  »,  Mul- 
son,  1822. 

\.  Ajoutons  : 

Bardane,  punaise  (Bruant)  :  même  sens  en  Lyonnais  et  en  Dauphiné. 

Chouigner,  pleurer,  gémir  (IJ.)  :  de  même  à  Lyon. 

Moiiniche,  sexe  (Id.),  proprement  petite  guenon.  Dans  le  Hainaut,  moniche  a 
le  même  sens  (<(  A  Valenciennes,  ce  n'est  qu'un  terme  familier...  c'est  un 
nom  d'amitié  qu'on  donne  aux  jeunes  filles  »,  Hécart). 


310  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Gouliaffe  ou  gouillafre,  goinfre  (Delvau)  :  «  Gouliafre,  ce- 
lui qui  mange  sans  mesure  et  sans  propreté  »,  d'Hautel  (1808) 
et  «  Galafre,  gouliafre  et  gouiaffe.  Mot  de  cuisine  pour  expri- 
mer gourmand.  Ce  sont  des  barbarismes  »,  Desgranges,  1821. 
Le  dauphinois  et  lyonnais  gouliafre,  gouiafre,  goinfre  (donné 
déjà  par  Oudin  1G40:  Un  gouiaffre,  un  gourmand)  est  encore 
usuel  dans  le  Berry,  en  Champagne,  etc. 

Mandale  ou  mandole,  gifle,  claque  («  envoyer  une  mandale, 
ieter  une  mandale  »),  proprement  amande,  sens  du  dauphi- 
nois inandolo.  Le  mot  se  lit  dans  les  Soliloques  (p.  48)  de 
Jehan  Rictus. 

Pingaud,  gentil,  joli,  élégant  (Hayard),  proprement  mignon 
comme  la  pie  (Dauphinois  jom^/o). 

Sabourin,  mauvais  ouvrier,  gâcheur  :  «  Il  n'y  à  que  des 
sabourins  dans  son  échoppe,  pas  un  capable  »,  Poulot,  p.  95. 
En  Dauphiné  (comme  dans  le  Poitou  et  l'Anjou),  sabourin 
désigne  le  savetier  K 

1.  Ajoutons  : 

Goiiiou,  gamin  (Delvau)  :  Dauph.  gouiou,  garçon,  fém.  goyo,  jeune  fille. 

Pimpions,  espèces  monnayées  (Larchey)  :  Dauph.  pimpio,  même  sens,  pro- 
prement noyaux  (cf.  Somme,  pimpin,  pépin,  et  Marne,  pipion,  pépin,  Rol- 
land, Flore,  t.  V,  p.  7o). 


G.  —  Patois  du  Midi. 

1.  —  Languedoc. 


Le  languedocien  avait  déjà  fourni  au  poissard  nombre  de 
termes  dont  quelques-uns  ont  disparu  du  langage  populaire, 
tels  que  : 

Flogner,  flatter  (Lang.  flaugna,  mignarder),  qu'on  lit  dans 
la  comédie  poissarde  de  1754,  Madame  Engueule,  se.  Vlil: 
«  Suzon  pour  ton  épouse  !  Tu  viens  donc  encore  de  flogner 
son  aloyau  ». 

De  même,  estourouiller ,  s'étaler,  et  galaminer,  se  dorloter, 
se  délecter —  Lang.  s'estourouia,  se  coucher  au  soleil  (se  tou- 
rouia,  se  chauffer),  et  se  galamina,  se  câliner  au  soleil  (de 
se  gala,  se  réjouir  et  mino,  chat),  en  parlant  des  chats  *  et 
des  poules  —  qu'on  rencontre  dans  un  pastiche  poissard  de 
1821,  le  Riche-en-Gueule,  p.  198: 

Si  je  suis  à  la  promenade 
A  m' estourouiller  au  soleil, 
Soudain  mon  cœur  bat  la  chamade 
Et  fait  un  tic-tac  sans  pareil. 

Quant  au  Ut  je  me  galamine. 
Le  soleil  s'éloigne  de  moi 
Et  toujours  sa  peste  de  mine  2 
Met  tous  mes  sens  en  désarroi. 

Voici  maintenant  outre  bisquer  et  faraud,  entrés  dans  la 
langue  générale,  les  emprunts  provençaux  encore  usuels  : 

Agater,  aux  sens  multiples  : 

1"  Allécher,  amadouer  (Bruant),  du  Lang.  agati,  môme  sens, 
proprement  attirer  par  des.  chatteries  ; 

2°  Plaisanter,  blaguer  quelqu'un,  s'en  moquer  (Rossignol), 
acception  ironique  comme  la  suivante; 

1.  Nisard,  Parisianism<is,  p.  103  et  107,  doane  d'esiourouiller  et  de  galaminer 
des  interprétations  erronées  et  des  étymologies  fantaisistes. 

2.  C'est-à-dire  la  mine  de  sa  maîtresse. 


312  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

3°  Recevoir  des  coups,  être  pincé  (H. -France). 

Cacher,  avaler,  manger  (Lang.  cacha,  casser  avec  les 
dents),  sens  qu'on  lit  dans  Bruant  {Route,  p.  37):  «  C'est  dé- 
goûtant ce  que  nous  cachons...  »  Le  terme  répond  à  son  syno- 
nyme populaire  casser  {la  croûte). 

Cascaret,  homme  de  mine  malheureuse  ou  d'apparence 
chétive  (Delvau),  mot  donné  par  d'Hautel  (1808)  :  «  Nom  baro- 
que et  injurieux  que  l'on  donne  à  un  homme  de  basse  extrac- 
tion ;  ce  nom  ne  s'applique  qu'aux  animaux,  particulièrement 
aux  chiens  et  aux  cochons  ».  C'est  le  languedocien  cascare/, 
cocon  inachevé  qui  claque  sous  le  doigt  (proprement  ^  grelot) 
et  homme  décrépit,  homme  étourdi,  écervelé,  taquin.  En  Pi- 
cardie, cascaret  désigne  un  homme  ou  un  animal  de  chétive 
taille  (en  Gâtine,  un  fou,  un  toqué). 

Emberlijîcoter,  empêtrer,  embarrasser,  entortiller. 

1°  Au  sens  propre  :  «  11  s'emberlificota  dans  les  jupons  qui 
lui  barraient  le  chemin  et  faillit  tomber  »,  Zola,  Assommoir, 
p.  182. 

2°  Au  figuré  :  «  Les  vérités  les  plus  simples  sont  les  plus 
difficiles  à  comprendre  —  et  cela  parce  que,  vous  autres  de 
la  haute,  vous  em,berlificotes  tellement  les  choses  que  vous 
faites  perdre  le  nord  au  populo  ».  Almanach  du  Père  Pei- 
nard, 1896,  p.  38.  C'est  le  languedocien  embarlijicouta,  em- 
berlificouta,  même  sens  (croisement  d'emberlifa,  engluer,  et 
de  patricouta.  patrouiller),  terme  passé  dans  la  plupart  des 
parlers  provinciaux  :  Normandie,  Picardie,  Berry,  Champa- 
gne, Yonne,  etc.  Ce  provincialisme  méridional  a  déjà  été  re- 
levé par  Mulson  (1822):  «  Le  voilà  embarlijîcoté  dans  une 
mauvaise  affaire  ;  ils  sont  enibarliflcotés  dans  un  compte  de 
société  auquel  personne  n'entend  rien.  Le  mot  embarlijicoter 
est  un  barbarisme.  Dites:  le  voilà  impliqué...  ils  sont  embar- 
rassés ». 

FUngot^  fusil  de  troupier  :  «  Cinq  ans  de  forcés  au  /lingot, 
cinq  ans  de  service  militaire  »  (Rigaud),  à  côté  de  flingue, 
même  sens  («  cette  forme  est  particulière  aux  marins  »,  Ri- 
gaud)  :  «  Ça  ne  me  battait  pas  d'aller  faire  connaissance  avec 
le  /lingot...  et  de  trimballer  Azor  »,  Almanach  du  Père  Pei- 
nard, 1894,  p.  33. 

En  Languedoc,  /lingo,  /lingue,  signifie  houssine,  petite  ba- 

1.  Cf.  Michel,  1807  :  «  Cascavinetle  n'est  pas  français;  on  l'emploie  au  lieu 
de  cliquette  et  de  castagnetle...  » 


PROVINCIALISMES  313 

guette  (de  flinga,  claquer,  en  parlant  d'un  fouet),  ce  qui 
répond  aux  synonymes  vulgaires  bâton  creux  et  tringle,  fusil 
(y.  le  Dictionnaire  de  Bruant). 

Outre  le  sens  de  fusil  {d'^où  flingard,  soldat  d'infanterie  tle 
ligne)  et  celui  figuré  d'estomac  qu'on  bourre  («  se  garnir  le 
/lingot,  manger  »),  /lingot  désigne  encore  le  couteau  de  bou- 
cher (Larchey,  SappL),  appelé  aussi /msi7  de  bouclier  K 

Frisquet,  froid,  très  froid  (Lang  /resquet,  assez  frais):  «  Cet 
hiver  il  n'a  pas  ïah/risquet  »  (Rossignol).  Ce  mot  (déjà  donné 
par  un  glossaire  argotique  de  1827)  a  passé  dans  les  parlers 
provinciaux:  Norm,  /risquet,  d'un  froid  vif  et  piquant  («  un 
vent  /risqL{£t  ï),  Moisy). 

Gal/atre,  goinfre  et  vaurien  (du  rouergat  gal/atre,  goin- 
fre, proprement  calfat)  :  «  Il  n'aimait  pas  les  corbeaux  [c'est- 
à-dire  les  curés],  ça  lui  crevait  le  cœur  de  porter  ses  six 
francs  à  ces  gal/atres-lk  »,  Zola,  Assommoir,  p.  79.  Le  mot 
est  déjà  donné  par  d'Hautel  (1808):  «  Gal/atre,  sobriquet  que 
l'on  donne  à  un  garçon  d'hospice,  à  un  garçon  d'auberge  ». 
En  Bourgogne,  gal/atre  désigne  le  mendiant. 

Galéjade,  charge  pour  mystifier  (v.  Mary  Burns,  p.  28), 
répond  au  Lang.  galejado,  plaisanterie. 

Gousse,  tribade  (Rossignol),  du  Lang.  gousso,  chienne. 

Gra/ignade,  mauvais  tableau  («  dans  le  jargon  des  mar- 
chands de  bric-à-brac  »  (Rigaud).  du  Lang.  grajignado,^  égra- 
tignure.  griffonnage. 

Ligousse,  épée,  «  terme  baroque  et  facétieux  »  (d'Hautel), 
du  Lang.  ligousso,  rapière,  vieille  épée.  Le  mot  est  encore 
vivace  dans  le  Bas-Maine  :  ligouche,  grand  et  long  couteau, 
sabre,  épée. 

Lipette,  maçon  (Rossignol),  du  Lang.  lipet  [lipeto),  friand  : 
<(  Servir  les  lipettesf  Ça  fait  trop  de  gâchis  »,  Bercy,  XLVl^- 
lettre,  p.  7.  Hayard  donne,  en  outre,  à  lipette  le  sens  de  k  client 
naïf  »  et  Rigaud  celui  de  «  prostituée  portée  sur  sa  bouche  ». 

Loffe  ou  louffe,  vesse  (Rossignol),  du  Lang.  /o/i,  lou/o, 
môme  sens  ;  de  là  louffer,  vesser  et  délouffer,  vomir  (Rossi- 
gnol), à  côté  de  lou/iarder,  vesser  sourdement  (Virmaîlre). 

1.  Suivant  Behrens  (Beitriige,  p.  107),  le  parisianisme  flingot  viendrait  de 
l'allem.  provincial  Flinke  (prononciation  bavaroise  de  Flinte,  fusil);  quant  à 
l'acception  secondaire  de  «  fusil  de  boucher  »,  il  renvoie  au  wallon  flin,  si- 
lex —  l'une  et  l'autre  conjectures  superflues  (étymologie  passée  dans  Meyer- 
Liibke,  n"  3371).  Le  français  parisien  ignore  les  emprunts  allemands  et  le 
sens  dérivé  s'explique  de  soi-même. 


314  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Lofe  OU  loufe,  sot,  fou  (du  Lang.  lofl,  loufo,  nigaud,  imbé- 
cile), à  côté  de  la  forme  amplifiée  loufoque,  d'oij  loufoquerie, 
sottise  :  (c  Un  type  loufoque,  celui-là  »,  Mirbeau,  p.  109.  — ; 
«  En  route,  il  sentit  la  loufoquerie  de  son  acte  »,  Rosny,  Rues, 
p.  151. 

Ce  sens,  qui  n'est  que  l'application  figurée  du  précédent,  se 
lit  déjà  dans  un  document  argotique  de  1790  :  «  Crois-tu  que 
je  suis  si  loff'e  que  de  débiner?  »  Le  Rat  du  Châtelet,  p.  18. 

Loflat  ou  loufiat,  dérivé  du  précédent,  offre  des  sens  mul- 
tiples: 

1°  Imbécile,  goujat,  sens  déjà  donné  par  d'Hautel  («  avoir 
l'air  un  peu  loftat  »)  :  «  C'était  un  homme  sale,  un  lofât  », 
Huysmans,  Sœur  MartJie,  p.  122. 

2°  Aide  compagnon  du  chef  d'un  chantier  (Bruant). 

3°  Garçon  de  restaurant  ou  de  café  (Rossignol)  :  «  Eh  !  là- 
bas,  le  loufiat,  si  tu  nous  servais  deux  vulnéraires  »,  Mété- 
nier,  Lutte,  p.  30. 

Marida,  mariée  (Lang.  marido)  et  mariage  (Rictus,  Cœur, 
p.  74):  «  On  sera  maqués  au  marida  ». 

Mascot,  garçon  inexpérimenté  (Lang.  mascot,  maladroit)  : 
«  De  dire  que  je  suis  mascot.  ça  ne  serait  pas  vrai  »,  Rosny, 
Marthe,  p.  52.  A  côté  de  mascotte,  vierge  et  fétiche  de  joueur  : 
Lang.  mascoto,  sortilège  au  jeu,  guignon. 

Patafloler,  empoigner,  surtout  dans  l'expression  «  que  le 
diable  vous  pataflole  !  »  qu'on  adresse  à  quelqu'un  dont  on 
n'est  pas  satisfait  et  à  qui  cependant  on  ne  veut  rien  dire  de 
désagréable.  Celte  locution  se  complète  ainsi  :  «  Que  le  bon 
Dieu  vous  bénisse!  »  à  quoi  on  ajoute  :  «  Et  que  le  diable  te 
patafiole  !  »  Elle  est  [déjà  donnée  par  d'Hautel  :  «  Mot  baroque 
et  interjcctif  qui  marque  l'impatience  et  le  mécontentement: 
Que  le  bon  Dieu  te  patafiole!  pour  que  le  bon  Dieu  te  bénisse  ». 
—  «  Aux  gardes-du-commerce  :  que  le  bon  Dieu  les  pata- 
fiole !  »  (caricature  de  Gavarni,  dans  le  Charivari  du  18  dé- 
cembre 1840). 

Bon  jour,  bon  an,  les  bonnes  gens, 
Que  le  diable  vous  ■patafiole  ! 

(Richepin,  Gueux,  p,  34). 

Cette  locution,  commune  à  la  plupart  des  parlers  provin- 
ciaux, remonte  au  languedocien,  où  patafould  signifie  empoi- 
gner. 


PROVINCIALISMES  315 

Patricoter.  tripoter,  intriguer  et  patricolage,  tripotage,  in- 
trigue —  le  premier  dans  Saint-Simon,  le  dernier  chez  d'Ar- 
genson  (voy.  Littré  et  Suppl.)  —  remontenl  au  Lang.  pa- 
ti'icot,  pati-igot,  bavardage,  proprement  boue  délayée  (sens 
de  ces  mots  en  savoyard)..  Ces  termes  sont  encore  usuels. 

L'acception  primordiale  est  celle  du  bourguignon,  bressan. 
patrigoter,  patauger,  barboter.  Cf.  Mulson,  1822:  «  Patrigo- 
ter,  patrigotage.  On  dit  d'un  cabaretier  qui  mêle  du  vin  du 
midi  avec  du  vin  du  pays,  qu'il  fait  du  patrigotage,  qu'il /)«- 
trigote  son  vin.  Servez-vous  des  mots  mélange,,  mélanger, 
tripotage,  tripoter  ». 

Pingre,  chiche  (Lang.  pingre,  piètre,  mesquin),  mot  déjà 
donné  par  d'iïautel  (1808)  :  «  Pingre,  pour  dire  avare,  ladre  » 
et  censuré  par  Desgranges  (1821):  «  C'est  un  pingre,  pour  si- 
gnifier avaricieux,  n'est  qu'un  barbarisme  ». 

Roubignoles,  testicules  (Rictus,  Cœur,  p.  191),  du  Lang. 
roubignoli,  même  sens. 

Roustir,  gagner  au  jeu,  décaver  son  adversaire  (Lang. 
rousti,  proprement  rôtir,  flamber),  être  perdu  ou  dans  un  état 
désespéré  :  «  Un  joueur  de  billes  qui  a  perdu  tous  ses  jouets 
est  panne  ou  rousti  »  (Esquieu,  p.  14  et  68).  Le  dérivé  roas- 
iissure  désigne  une  chose  sans  valeur  *. 

Ce  verbe  a  aussi  le  sens  de  voler  :  «  L'ouvrier  se  laisse 
roustir  par  le  patron...  Ça  n'a  pas  empêché  les  grinches  de  la 
ville  de  nous  roustir  les  derniers  sous  »,  Père  Peinard^ 
5  oct.  1890  et  1"  mars  1891,  p.  o. 

Roustons,  testicules  (Rossignol)  :  Lang.  roustoun,  même  sens. 

Tambouille,  petite  cuisine  (Delvau),  ragoijt  de  ménage  (Ri- 
gaud)  :  Lang.  tambouio,  gargotage,  victuailles  apprêtées. 

Touillaud,  gaillard  (Delvau),  mot  déjà  donné  par  Oudin 
(«  un  bon  compagnon  »)  et  par  Philibert  Le  Roux  :  «  Ce  mot 
se  dit  d'une  personne  qui  est  grosse  et  grasse,  qui  est  dodue, 
en  bonne  santé;  on  dit  c'est  un  gros  touillaud,  un  homme  ré- 
joui, un  roger-bontemps,  un  sans  souci  ».  C'est  le  Lang. 
touiaud,  mouflard,  maflu,  gros  garçon. 

Toute  une  série  de  mots,  dérivant  du  languedocien  présen- 
tent une  assibilation  initiale  à  la  place  du  préfixe  esp...  et 
surtout  est... 

\.  I  Avez-vous  vu  les  chevaux  que  Bois-l'Héry  lui  a  fait  acheter?  De  la 
roustissure,  ces  bêtes-là  »,  Daudet,  Nabab,  p.  13. 


316  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Voici  les  plus  usuels  : 

Schbèbe,  beau,  admirable  :  «  Ben  moi  je  trouve  que  c'est 
schbèbe  ».  Bercy,  XV I^  lettre,  p.  7.  Le  mot  répond  kesbaba  (cf. 
Lang-.  esbabuc/ii,  ébahir). 

Sc/ipile,  beau  et  réussi,  bien  fait  («  dans  l'argot  des  ou- 
vriers »,  Rigaud),  d'où  schpiler,  réussir  un  ouvrag'e  (Id.), 
répondant  au  Lang-.  espila,  tiré  à  quatre  épingles:  «  J*ai  lu  la 
babillarde  que  tu  y  a  fait...  Ah!  ça,  c'est  schpile...  C'est  schpile 
quanta  retirent  leurs  harnais  pour  faire  de  la  gymnastique  », 
Bercy,  P^  lettre,  p.  7  et  XLIII^  lettre,  p.  7. 

Schtosse,  dans  l'expression  monter  un  schtosse,  mentir  avec 
de  la  malice,  chercher  à  mystifier  (Rigaud),  monter  le  coup, 
mol  courant  dans  les  ateliers  :  «  Pour  faire  le  lundi  et  ne  pas 
avoir  son  sac,  on  monte  un  schtosse  au  patron  en  lui  disant 
que  l'on  va  à  l'enterrement  de  son  père»  (Virmaître).  Le  mot 
reflète  le  Lang.  estosso,  entorse  ;  de  là  se  schtosser,  se  soû- 
ler (Rigaud). 

Sclitouille,  syphilis  :  «  Quand  on  est  mûr,  on  fait  des  couen- 
neries...  On  rapplique  à  la  piaule  vidé,  vanné,  sans  un  rèche 
et  souvent  avec  la  schtouille  »,  Bercy^  XXXIIP  lettre,  p.  6. 
C'est  le  sens  figuré  du  Lang.  esloulh,  jachère,  champ  mois- 
sonné encore  couvert  do  chaumes  {/à  de  la  estoulh,  faire  du 
ravage). 

Schtourbe,  misère^  :  «  Il  faut  que  je  fasse  revenir  une  gui- 
tare d'Espagne  pour  remplacer  celle  que  la  schtourbe  m'a  fait 
fourguer  »,  A.  Laburie  (cité  dansBruant,  Dict.,\t.  320),  à  côté 
du  Verduno-chalonnais  chtourbe,  mort  (Fertiault).  et  du  mor- 
vandeau clitourber,  mourir.  Ces  mots  remontent  au  Lang.  es- 
tourbe,  trouble,  mêlée,  estourbi,  assommer,  tuer  (d'où  égale- 
ment estourbir)  -. 


1.  H.  France  donne  le  mot  sous  la  forme  laditourbe,  misère,  et  Rossignol 
sons  celle  de  jlourbe,  éteint,  mort. 

2.  Ajoutons  : 

Berri.  hotte  de  chiffoiinier  (Delesalle)  :  Lang.  berri^  hotte,  grand  panier. 

Chabier,  s'évader  (Larchey,  p.  xiii)  :  Lang.  chabi,  éconduire,  égarer. 

Dardelle,  gros  sou   (Delvau),  à  côté  de  davdune,  cinq  francs   (H. -Franco) 
Lang.  dardeno,  pièce  de  deux  liards  ou  de  six  deniers. 

Louhal,  enfant  (Delesalle)  :  Lang.  loubal,  jeune  loup. 

Scarahombpr,  étonner,  stupéfier  {scarabombe,  étonnement,  Rigaud),  peut- 
être  une  contamination  du  fr.  bomber  et  du  prov.  escarabouta,  ébranler  avec 
fracas,  effrayer. 


PROVINCIALISMES  317 


2.  —  Provençal. 


Nous  mentionnerons  ailleurs  quelques-uns  Je  ces  emprunts 
devenus  très  populaires  (tel  esbigner  ou  esqidntej').  Citons 
maintenant  les  autres  : 

Darouf  ou  baroajle,  tapage  [faire  du  baroaf,  Hayard),  du 
marseillais  bai'oafo,  altercation,  rixe,  gourmade:  «  Tant  qu'à 
la  momicharde,  tu  penses  qu'a  doit  en  faire  un  barouf  !  » 
Bercy,  XXXIP  lettre,  p.  5.  —  «  A  peine  a-t-elle  f...  le  nez  au 
vent  que  subito  on  entend  lebdroufle  »,  Père  Peinard,  15  jan- 
vier 1893,  p.  1.  En  Anjou  et  ailleurs,  le  mot  est  un  parisia- 
nisme :  baroaj',  même  sens  («ce  mot  est  d'importation  ré- 
cente )))  ;  à  Dol,  en  Bretagne,  barouf,  vacarme  (Leconte). 

Bidoche,  nom  donné  au  cheval  de  bois  qu'on  voit  dans  les 
fêtes  foraines,  mot  répondant  au  provençal  bidosso,  balan- 
çoire. 

Camisards.  soldats  des  compagnies  de  discipline,  d'après  la 
blouse  blanche  qu'ils  portent  (cainisard,  qui  est  en  chemise)  : 
«  Ou  appelle  les  zéphirs...  camisards  »  (Elossignctl).  Rien  de 
commun,  historiquement,  avec  les  Camisards  des  Cévennes 
(qui  portaient  un  sarrau  de  toile  blanche),  bien  que  les  deux 
appellations  soient  méridionales. 

Chambarder,  renverser,  bouleverser,  bousculer  (d'où  cham- 
bard  et  chambardement,  branle-bas,  tapage,  bousculade)  : 
«  Dans  un  moment  de  colère,  fai  chambardé  par  la  fenêtre 
tout  ce  qu'il  y  avait  dans  les  meubles  »  (Rossignol),  Plus  ra- 
rement, chamberter.  renverser,  briser  (Fr. -Michel),  et  sur- 
tout s'amuser  en  bouleversant  *  :  «  Quand  les  troupiers  met- 
tent les  lits  en  bascule,  qu'ils  chahutent  toute  la  chambrée, 
ils  chambertent  les  camarades  »  (Virmaître).  Le  provençal 
connaît  la  forme  chambarda,  bousculer,  et  le  gascon,  celle  de 
chamberta,  renverser.  - 

Foulard,  étoffe  de  soie  ou  de  soie  et  coton  (dont  on  fait  des 
mouchoirs,  des  fichus,  etc),  offrant  ordinairement  des  dessins 
variés.  C'est  proprement  étoffe  foulée  (prov.  foulât),  appella- 

1.  Delesalle  donne,  en  outre,  «  chamberter,  commettre  des  indiscrétions  », 
acception  inconnue  ailleurs. 

2.  De  la  Landelle,  p.  325,  considère  chmnbarder  («  chavirer,  mettre  sans 
dessus-dessous,  faire  vacarme  »),  terme  très  usité  à  bord,  comme  un  em- 
prunt fait  à  l'argot  parisien. 


318  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

lion  parallèle  à  celle  de  drap  foulé  {ou  du  foulé),  sorte  de 
drap  léger  d'été,  La  forme  foulard  est  pour  foulai,  comme 
brocart  pour  brocat  (cf.  brocatelle).  Ce  mot  que  le  Diction- 
naire de  l'Académie  ne  donne  que  dans  l'édition  de  1878,  re- 
monte en  fait  au  xyiii*^  siècle  *. 

Goule,  bouche,  gosier,  sons  donné  par  d'Iîautel  et  très  usuel 
dans  les  parlers  provinciaux  (Richepin,  Gueux,  p.  28).  Le  mot 
est  censuré  par  Desgranges  en  1821:  «  Goule  pour  gueule. 
Malgré  sa  douce  prononciation,  ce  mot  n'est  pas  français  : 
nous  ne  connaissons  que  gueule  et  bouche.  Goule,  goulette  et 
gouline  sont  des  mots  enfantins  ».  C'est  un  ancien  emprunt 
méridional  qui  a  toujours  été  populaire.  On  le  lit  dans  la  Pipe 
cassée  de  Vadé,  et,  plus  anciennement,  dans  le  Moyen  de 
parvenir. 

Moco,  homme  du  Midi,  Provençal  (dans  la  bouche  des  ma- 
rins), en  opposition  au  Ponantais  ou  Breton;  expression  fré- 
quente dans  les  Chants  de  Nibor  (p.  105,  166,  etc.).  Comme  les 
Provençaux  emploient  fréquemment  la  locution  moco  (c'est- 
à-dire  em'aco  ^  avec  cela),  les  marins  des  ports  de  l'Océan 
donnèrent  le  sobriquet  de  moco  aux  Provençaux  du  littoral  et 
à  ceux  de  Toulon  en  particulier  (Mistral).  Terme  fréquent 
chez  les  écrivains  provençalistes  (v.  Mary  Burns,  p.  31). 

Mourre,  museau,  visage  (prov.  mourre,  même  sens),  terme 
méridional  employé  par  Richepin  {Gueux,  p.  186)  :  «  Et  puis 
après?  J'ai  une  chouette  mourre  »...  Oudin  cite  l'expression: 
«  Donner  sur  le  mourre,  donner  un  soufflet  ou  une  gour- 
made  »,  et  ce  sens  de  coup  sur  le  museau  se  lit  encore  dans 
los  Mémoires  de  Vidocq  (t.  III,  p.  375)  :  «  Il  te  saluerait  d'une 
mourre  que  tu  en  verrais  36  chandelles  ». 

Picaillons,  argent  monnayé  {avoir  des  picaillons,  avoir  des 
écus),  terme  d'origine  méridionale,  pwaioun,  encore  usuel  à 
Paris  et  dans  les  provinces  (Berry,  Poitou,  Picardie,  etc).  Le 
nom  remonte  au  poissard  {Paquet  de  mouchoirs,  1750,  p.  39)  : 
«  J'on  parfois  queutes  picaillons...  » 

Le  Père  Desgranges  y  voit  en  1821  «  un  mot  de  négociants 
au  crochet  »,  c'est-à-dire  de   chiffonniers.    C'était  primilive- 

1.  Cf.  Schmidlin,  Catholicon  ou  Dictionnaire  universel  de  la  langue  françoise 
(Hambourg,  1771)  :  «  Foulart,  dans  le  cuinmerce  des  soieries,  sorte  de  tafetas 
des  Indes  Orientales  (ju'on  fabrique  à  la  mosaïque  ». 

2.  Les  recueils  de  Delvau,  Hayard  et  Bruant  citent  l'expression  comm'acb, 
commue,  comme  ça,  c'est-à-dire  corne  aco. 


PROVINGIALISMES  319 

ment  le  nom  d'une  petite  monnaie  savoyarde  ou  piémontaise. 
Ramas  (écrit  aussi  rama),  chaîne- maîtresse  à  laquelle 
venaient  aboutir  la  nuit  toutes  les  chaînes  des  galériens  (De- 
lesalle)  et  dortoir  du  bagne  (Rossignol):  mettre  au  l'ama,  en- 
chaîner, au  bagne  (Delvau,  Suppl.).  A  Marseille,  ramas  a  le 
même  sens,  proprement  rameau. 

3.  —  Gascon,  Auvergnat. 

Voici,  pour  finir,  quelques  emprunts  venant  de  l'Auvergne, 
de  la  Guyenne,  du  Limousin. 

Rappelons  que  les  Auvergnats,  les  moins  aisés,  chaque  an- 
née, au  printemps  ou  à  l'automne,  quittent  leur  village  pour 
aller  exercer,  surtout  à  Paris  qui  est  leur  rendez-vous,  les 
métiers  les  plus  variés,  principalemment  ceux  de  charbon- 
nier, de  portefaix  ou  de  commissionnaire.  L^e  Parisien  appelle 
l'Auvergnat  tour  à  tour  : 

Auverploiime,  propremment  Auvergnat  (lourd  comme  le) 
plomb  (en  gascon,  ploum)  :  «  Des  Auverplons  qui  n'entravent 
que  dâle  l'arguche  »,  Pè,re  Peinard,  30  nov.  1899;  abrégé  en 
Ploume:  «  Le  Ploum^e  en  bavaitj,  il  n'en  revenait  pas  »,  Bercy, 
y/«  lettre,  p.  15. 

Fouchtra,  d'après  son  juron  habituel  (^c/i^re).' et  vougri.ces 
deux  désignant  à  la  fois  l'habitant  de  l'Auvergne  et  son  patois 
(vougre  est  la  prononciation  gasconne  de  bougre)  :  «  Savez-vous 
pa.r\ev  fouchtra  ou  vougrl'i  »  Richepin,  Truandallle,  p.  71. 

Mais  le  nom  le  plus  populaire  à  Paris  pour  désigner  le  patois 
auvergnat  est  charabia,^  mot  donné  par  Desgranges  en  1821. 
Ce  patois  est  caractérisé  surtout  par  la  fréquence  des  sibilan- 
tes -,  par  exemple  cherrer,  pour  serrer.  Ce  dernier  vocable  à 
pénétré  dans  l'argot  parisien  au  sens  de  serrer  la  gorge,  d'é- 
trangler :  «  S'il  ne  rapplique  pas,  c'est  moi  qui  irai  lui  cherrer 
le  kiki  »,  Rosny,  Rues,  ^.11. 

C'est  un  vocable  de  charcutier  (plusieurs  sont  auvergnats)  : 
serrer  la  viande,  le  sang,  etc.,   en  faisant  du  boudin,   c'est 


1.  Voir,  sur  ce  mot,  ci-dessus,  p.  80.  Cf.  Balzac,  Cousin  Pons  (1847), 
t.  XVII,  p.  467  :  f  Les  affaires  se  traitaient  en  patois  d'Auvergne  dit  cha- 
rabia  ». 

2.  A.  Daudet,  dans  l'Immortel,  met  ces  paroles  dans  la  bouche  du  frotteur 
Teyssëdre,  un  Auvergnat  :  «  Meuchier  Achtier...  Ch'  est  votre  garchon  y> 
(p.  5  et  6). 


320  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

trop  on  ineUro  :  d'où  cette  autre  acception  de  cherrer,  exa- 
gérer. Ce  dernier  sens  l'a  emporté'. 

Les  autres  emprunts  de  ces  régions  sont  : 

Bastaud  (écrit  aussi  bastos),  au  double  sens  : 

1°  Soulier  et  coup  de  soulier  :  «  J'allais  le  fa^briquer  aux 
bastauds  quand  j'entends  des  fliques  »,  Le  Bourg,  dans  Le 
Gaulois,  3  oc  t.  1881. 

2°  Testicules  (Rossignol),  figur'e  dans  une  formule  de  refus 
luibituolle:  «  Turbine  tout  seul  à  cette  heure  ma  vieille  !  Moi, 
peau  de  bastaud  I  »  Richepin,  "rruandaiUe,  p.  118.  On  appelle, 
au  bagne, /?iô/)ie  bastaud,  un  individu  aux  mœurs  inavouables 
(Delvau,  SuppL). 

Le  mot,  avec  ce  double  sens,  remonte  au  gascon  bastot. 
grand  panier,  d'où  la  nijtion  de  sabot  et  celle  des  testicules 
(ce  dernier  analogue  au  synonyme  angevin  burnes,  déjà  men- 
tionné). 

Cagnotte,  petite  cuve  propre  à  fouler  les  vendanges  (sens 
donné  exclusivement  par  Rescherelle)  et  corbeille  où  les 
joueurs  déposent  les  enjeux  (acception  récente).  Le  mot  ca- 
fjnoto  est  usité,  avec  le  premier  sens,  dans  le  département  de 
Lot  et-Garonne  (Littré,  Suppl.). 

Chabrol,  mélange  du  vin  avec  du  bouillon  (Littré,  Suppl.)  : 
Mary  Burns,  p.  21,  cite  des  exemples  de  Daudet,  E.  Le  Roy, 
P.  Margueritte,  etc.  En  Gascogne,  fa  chabrol,  c'est  mêler  du 
vin  au  bouillon  de  la  soupe  et  la  boire  (locution  dérivant  de 
cette  autre  :  beure  à  c/iabro,  boire  dans  son  assiette  à  la  ma- 
nière des  chèvres). 

Cliarbougnas,  abrégé  en  t'o^i^/ias,  charbonnier,  habituelle- 
ment Auvergnat  :  «  Alors  on  a  pris  à  l'œil,  chez  le  boulanger, 
le  rharbougna  et  Vépicemar  »,  Père  PeinaPd,  26  janv.  1890, 
p.  2.  La  forme  abrégée  se  lit  dans  Rictus  {Cœur,  p.  74):  «  Un 
bath  garno  chez  un  bougna...  » 

Clietibes,  écrit  aussi  cfitibesou  sc/i^(6es,  bottes  (Delvau)  :  «  On 
aurait  dit  des  schtibes  d'égoutier  »  (cité  dans  Bruant,  Dict., 
p.  67).  De  là  enchetiber,  mettre  en  prison,  c'est-à-dire  en  botte: 
«  Ancfitibé,  arrêté,  mis  en  prison  :  Tu  connais  le  môme  Bidoche, 
oh  bien  !  il  a  été  anchtibé  ce  matin  par  les  rousses  »  (Rossi- 
gnol). C'est  le  gascon  estibaus,  grandes  bottes  que  portent 
les  pêcheurs  ou  ciiasseurs  dans  les  étangs. 

3.  Voir  notri^  Ai'Qot  ■■Jfs  Tranchées,  p.  117  et  139. 


PROVINCIALISMES  321 

Estringoler,  étrangler,  dans  la  locution  burlesque  :  que  le 
diable  Vestringole!  «  imprécation  que  l'on  fait  contre  quel- 
qu'un dans  un  mouvement  d'humeur  et  qui  équivaut  à  que  le 
diable  t'emporte  »  (d'Hautel).  C'est  un  souvenir  du  poissard  \ 
répondant  au  synonyme  que  Vase  te  quille  du  burlesque,  l'un 
et  l'autre  tirés  du  fçascon  :  estrangoulà,  étrangler,  et  que 
Vase  te  quilhe! 

Galupe,  prostituée,  et  galupiei',  souteneur,  répondant  au 
gascon  galupo,  bateau  plat  (même  association  d'idées  que 
le  synonyme  co/'(?ei!/!e).  termes  employés  par  Richepin  {Gueux, 
p.  171  et  179). 

Gougne,  prostituée  (Bordeaux,  gounha  S  truie)  et  pièce  de 
cinq  francs  (même  évolution  de  sens  que  le  synonyme  chatte). 
Dérivés  :  gougnajias  et  gougnajier,  paillard  :  «  Ils  s'appuient 
sur  l'estomac  des  gougnajlasses  »  (Richepin,  Truandaille, 
p.  55),  à  côté  de  gougnot  paillard,  ei  gougnotte,  tribade  (exem- 
ples dans  Bruant,  Dict.,  p.  3i5  et  427). 

Goulue,  prostituée  (Rossignol),  répondant  au  gascon  gouino, 
coureuse:  «  C'est  une  franche  goidne,  nom  injurieux  que  l'on 
donne  à  une  femme  qui  s'adonne  au  vice,  à  la  crapule,  à  une 
prostituée  »  (d'Hautel).  — «  Voilà  alors  que  ma  sacrée  gouitie 
saute  aux  yeux  de  sa  bourgeoise  et  qu'elle  la  graffigne  »,  Zola, 
Assommoir,  p.  232  Le  mot  est  déjà  donné  par  Ménage,  qui  y 
voit  un  diminutif  de  gouge. 

Goyo,  prostituée  (gasc.  gouio,  jeune  fille)  :  «  Les  brochetons 
et  les  petites  goyos  de  la  Chapelle  et  de  Saint-Ouen  »,  Bercy, 
IIP  lettre,  p.  7. 

Menette,  bigotte  («  sobriquet  qu'on  donne  aux  fausses  dé- 
votes »,  d'Hautel),  mot  encore  vivace  en  Poitou  :  en  limousin, 
inenet,  dévot  outré,  meneto,  dévote,  béguine,  proprement 
chat,  chatte,  personnification  de  l'hypocrisie. 

Ragougnasse,  mauvais  ragoût  ^  ratatouille  (Guyenne,  iri- 
gougnasso,  même  sens)  :  «  Elle  vient  nous  servir  pour  douze 
sous  uirn  ragougnasse  »,  Mélénier,  Lutte,  p.  93. 

Le  mot  a,  en  outre,  ces  deux  sens  métaphoriques  : 

1°  Bagatelle  (Rigaud),  mensonge:  «  On  ne  coupait  pas  dans 

1.  «  Non,  le  diable  m'estrmgole,  si  j'ons  bu  plus  d'un  poisson  d'eau-de- 
vie  »,  Poissardlanu,  s.  d.,  p.  43. 

2.  i,(!  berrichon  yogne,  prostituée,  remonte  à  la  même  source. 

3.  Le  mot  argagnasses,  menstrues  (Rossignol),  de  même  dans  les  Deux- 
Sèvres  (Beauchet-Filleau),  simple  variante  phonétique  de  ragougnasse,  en 
est  une  application  ironique. 

21 


322  '  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

ses  ragougnasses  [de  Nostradarnus]  »,  Almanach  du  Père  Pei- 
nard, 1895,  p.  37.  De  même,  au  Havre,  ragougnasse,  troupe  de 
vauriens  (Maze). 

2°  Malversation,  fraude  (évolution  de  sens  analogue  à  fri- 
cot): «  C'est  au  1*""  cliasseurs  (ju'on  a  découvert  la  ragougnasse  : 
on  a  coffré  le  marchef  »,  Père  Peinard,  3  juillet  1892,  p.  5.  * 

Ainsi,  les  apports  régionaux  affluèrent  à  Paris  de  tous 
les  pays  de  France,  et  plus  particulièrement  de  l'Ouest,  du 
Centre  et  du  Midi.  Ils  constituent  un  ensemble  considérable, 
même  si  on  omet  les  vocables  donnés  sans  référence  par  les 
recueils  de  l'argot  parisien. 

Par  leur  nombre  et  par  leur  importance,  ces  contributions 
dialectales  rappellent  celles  du  xvi®  siècle,  où  Rabelais,  Des 
Périers,  Montaigne.  d'Âubigné  ont  fourni  chacun  une  mois- 
son plus  ou  moins  abondante.  Mais  tandis  que  les  termes  pa- 
tois représentent  chez  eux  un  courant  exclusivement  littéraire, 
les  provincialismes  du  xix^  siècle  sont  le  résultat  du  contact 
direct  entre  Parisiens  et  Provinciaux.  Aussi  les  conséquences 
de  ce  double  état  de  choses  sont-elles  radicalement  diffé- 
rentes. Alors  qu'un  petit  nombre  seulement  des  termes  dia- 
lectaux de  la  Renaissance  ont  passé  des  œuvres  des  grands 
écrivains  dans  la  langue  générale,  les  apports  régionaux 
du  XIX®  siècle,  par  leur  infiltration  orale,  sont  appelés  à  se 
généraliser  de  plus  en  plus. 

Ils  constituent,  d'ores  et  déjà,  un  des  côtés  les  plus  pittores-. 
ques  du  vulgaire  parisien. 

1.  Ajoutons  : 

Fadard,  élégant   (Delesalle)  :  Limous.  fadard,   insipide,   sot. 
Moi/nin,  petit  garçon,   apprenti  (Delvau),  et  mounine,  petite  fille  (Rigaud)  : 
Gasc.  mounin,  singe,  mounino,  guenon. 


CHAPITRE    II       , 

ARCHAÏSMES 


Le  parler  populaire  s'est  toujours  montré  plus  conserva- 
teur que  la  langue  littéraire.  Nous  avons  déjà  constaté  ce 
caractère  particulier  à  propos  de  la  prononciation  et  de  cer- 
tains phénomènes  de  morphologie  et  de  syntaxe.  D'autre 
part,  plusieurs  expressions,  encore  usuelles  parmi  le  peuple, 
se  lisent  déjà  chez  les  écrivains  du  xvi*^  siècle,  et  notamment 
dans  cette  étonnante  production  de  la  fin  de  la  Renaissance 
qu'est  le  Mqyen  de  parce  ni  j\ 

D'autre  remontent  plus  haut. 

Conséquent,  par  exemple,  au  sens  d'important,  de  considé- 
rable, est  toujours  vivace:  «  Une  pancarte  portant  en  lettres 
conséquentes  d'une  hauteur  de  20  à  2o  centimètres  une  dé- 
claration... »,  Gourteline,  Gaietés,  p.  303. 

Sébastien  Mercier  prend  la  défense  du  terme  à  la  fin  du 
xYin*^  siècle  :  «  Le  peuple  dit  une  affaire  conséquente,  un  ta- 
bleau conséquent,  pour  dire  une  aflaire  importante,  un  tableau 
de  prix...  Les  grammairiens  et  les  journalistes  proscriront  le 
terme  conséquent.  Presque  tout  le  monde  s'en  servira,  et  il 
faudra  bien  qu'il  soit  accepté  du  moins  dans  la  conversa- 
tion »  ^ 

Les  grammairiens  et  les  lexicographes,  depuis  d'Hautel 
jusqu'à  Littré,  n'ont  pas,  en  effet,  cessé  de  protester  contre 
ce  soi-disant  barbarisme  ;  il  ne  s'en  porte  guère  plus  mal  et 
n'a  jamais  cessé  d'être  populaire. 

Il  l'a  été  dès  le  xvi®  siècle.  Rabelais  s'en  sert  dans  la  dédi- 
cace du  Quart  livre,  adressée  au  cardinal  de  Châtillon  :  «  So- 
ranus  Ephesien,   Oribasius,    Claude   Galen,  Ali  Abbas,  autres 
auteurs  consequens  pareillement  », 
L'acception  vulgaire  de  l'adjectif  a  suivi  un  développement 

1.  Tableau  de  Paris,  1782,  t.  X,  p.  92. 


324  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

parallèle  à  conséquence,  devenu,  déjà  au  xvi*'  siècle,  syno- 
nyme d'importance  :  «  Choses  de  très  grande  conséquence  », 
écrit  Amyot;  «  un  fait  do  grande  conséquence  »,  dit  Mon- 
taigne (v.  Liltré)  ;  de  là.  chez  Mulière  «  des  affaires  de  la 
dernière  conséquence  »  {Don  Juan,  acte  I.  se.  3). 

De  môme,  espérer  est  très  employé  an  sens  d'  «  attendre  », 
acception  usuelle  dans  la  vieille  langue,  conservée  dans  les 
patois:  «  J'ai  su  hier...  qu'elle  m'espérait  à  la  gare  »,  Des- 
caves, Sous-offs^  p.  16t. 

Ce  sens  se  lit  déjà  chez  du  Fail  :  «  Le  moine  asseuré...  qu'il 
n'y  alloit  de  sa  vie,  comme  il  aooit  espéré  »,  Discours  d'Eu- 
trapel,  ch.  XX  ;  et  Bescherelle  remarque  :  «  Espérer  s'emploie 
quelquefois,  non  sans  quelque  grâce,  avec  nn  nom  de  per- 
sonne pour  régime  dans  le  sens  d'attendre  :  «  Je  lis,  je  me 
promène,  je  vous  espère  »  (Madame  de  Sévigné). 

Cependant  les  puristes  décrètent  le  contraire:  ((Espérer, 
pour  attendre,  ne  vaut  rien.  Les  gens  du  Midi  de  la  France 
disent  :  Espéres-nioi  un  moment,  espére^-le  au  café  ;  mais 
tout  cela  est  on  no  peut  plus  mauvais  »,  Desgranges.  1821. 

Le  poissard  était  riche  en  archaïsmes  qui  ne  semblent  plus 
en  usage,  tels  que  définition  pour  fin,  terme,  et  parlement 
pour  conversation,  discours,  sens  qui  remontent  au  moyen- 
âge:  «  Que  je  fasse  parler  ma  mère  à  votre  mère,  afin  que 
je  voyons  la  définition  de  tout  çà  »,  Vadé,  Lettres  de  la  Gre- 
nouillère, p.  90.  —  «  £omme  j'avions  entendu  le  commence- 
ment de  leur  parlement  »,  Journal  de  la  Rappée,  1790,  n*^  1, 
p.  4. 

Ces  termes  sont  encore  vivaces  dans  les  parlers  provinciaux 
(Anjou,  Berry,  Lyon):  définition,  fin  et  parlement,  bavar- 
dage. 

Ce  ne  sont  nullement  des  «  mots  bizarres  »,  comme  le 
pense  IVisard  (Étude,  p.  303  et  311),  mais  de  vénérables  ar- 
chaïsmes :  «  Tous  leur  parlemens  fu  de  Bertain  as  grans 
pies  »,  lit-on  dans  une  chanson  do  geste  du  xiii"  siècle 
(v.  Littré),  et  Amyot  écrit  encore  :  «  Ne  l'un  ne  l'autre  no 
lait...  que  ce  procès  soit  venu  jusques  à  dif finition  de  juge- 
ment »,  Demostliènes,  ch.  XXII. 

De  môme  s'écalvanier,  s'écraser  (anc.  fr.  escravanter)  : 
«  Je  veux  ravirer  à  mont  tout  de  même,  c'est  énutile  et  puis 
tout  de  suite  la  gueule  du  bachot,  pan  !  s'écalvantre  contre 
la  pile  »,  Vadé,  Lettres  de  la  Grenouillère,  p.  83. 


ARCHAÏSMES  335 

Plusieurs  formes  archaïques  sont  également  vivaces  : 

Cercher.  pour  chercher  :  «  Ma  femme  a  été  vous  sercher 
une  voiture  »,  Mélénier,  Lutte,  p.  212.  —  «  Je  rappellerai 
toute  ma  vie...  que  l'es  venu  me  sercher  à  la  porte  »,  Courte- 
line,  Gaietés,  p.  16.  —  «  Et  puis,  quoi,  il  ne  le  serche  pas,  y 
n'est  pas  sur  ton  chemin  »,  Rosny,  Rues,  p.  79. 

Flwne,  flegme,  crachat  (avocr  des  /lûmes,  s'engorger,  Dc- 
lesalle);  et  femme,  terme  de  mépris  (Bruant).  Le  mot  se  lit 
sous  celte  forme  dans  les  Serées  de  Bouchet  V,  et  le  gram- 
mairien Hindr^t  (1687)  la  noie  déjà  comme  parisienne  :  «  La 
petite  bourgeoisie  de  Paris  dit  des /lûmes  pour  des  /legmes  ». 

Naier,  noyer  :  «  Il  ne  pouvait  pas  se  laisser  nayer  »,  Zola, 
Assommoir,  p.  112.  Robert  Estienne  (1529)  renvoie  de  Jiayer 
à  noyer,  et  Richelet  (1680)  note  à  cet  égard  :  «  Néier,  noyer. 
L'un  et  l'autre  se  dit,  mais  néier  est  le  mot  d'usage,  et  il 
n'y  a  plus  que  les  poètes  qui  se  servent  de  noyer,  y  étant 
contraints  par  la  rime  ».  En  dernier  lieu  Desgranges  remar- 
que en  l'821  :  «  Se  neyer,  se  noyer,  prononciation  défectueuse 
adoptée  par  quelques-uns  de  nos  modernes  puristes  ». 

Après  ces  remarques  préliminaires,  nous  allons  passer  en 
revue  les  principaux  archaïsmes  encore  vivaces,  en  commen- 
çant par  les  trois  groupes  d'appellatifs  si  caractéristiques 
relatifs  à  l'argent,  à  la  nourriture  et  aux  coups. 

A.  —  La  notion  de  monnaie  est  exprimée  par  : 

Jaunet,  pièce  d'or,  mot  déjà  donné  par  Oudin  («  un  escu 
d'or  »,  à  cause  de  la  couleur)  :  «  Est-ce  assez  chouette  des 
jaunets  de  proprio  ?  »  Méténier.  Lutte,  p.  86.  On  lit  le  mot 
aussi  chez  d'Ilautel  (1808)  :  «  Jaunets,  pour  dire  des  louis  », 
et  il  est  également  conservé  dans  le  patois  (Poitou,  etc.). 

Pécune.  argent,  nom  remontant  à  l'ancienne  langue.  11  est 
donné  par  d'Hautel  (1808)  et  par  la  dernière  édition  du  Jar- 
gon (1849),  dans  laquelle  les  termes  vulgaires  foisonnent  ^ 

Quibus  ^  qu'on  lit  dès  le  xV  siècle  dans  les  Cent  Nouvelles 
nouvelles,  n°  lxxvhi  :  «  11  peut  en  la  façon  comme  dessus 
moyennant  de  quibus  »....  et  auparavant  dans  le  Mislère  de 
Saint  Quentin,  v.  7438  et  suiv.  (dialogue  entre  le  geôlier  et 
le  bourreau)  : 

1.  «  Il  est  tout  plein  de  flume,  il  est  étiqùe  »,  t.  II,  p.  2^. 

2.  Ce  qui    explique   l'erreur   de   Delesalle  :  «  Ce  mot  pécune  est  français, 
mais  n'est  usité  que  dans  le  monde  des  malfaiteurs  ». 

3.  Altéré   parfois  en   gib  (Bruant)   ou  gibe  :  «  J'avais  pas  de  gibe  »,  Mété- 
nier, Lutte,  p.  121. 


326  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Matagot.  —  Seigneurs,  comment  l'entendez-vous  ? 

Il  me  fault  avoir  de  quibus. 
RiAGAL.  —  Quel  de  quibus  ? 
Matagot.  —  Argentibus. 

Emmenerés  vous  mon  prisonnier 

Sans  moy  baillier  quelque  denier  ? 

Ajoutons-y  les  noms  de  monnaies  spéciales  servant  encore 
à  désigner  l'argent  monnayé  en  général  : 

Blafard,  pièce  d'argent  (Ricliepin,  Gueux,  p.  163)  :  «  Un 
écu  flambant,  un  blafard  de  cinq  balles...  »  Ce  vocable  dési- 
gnait jadis  une  pièce  de  monnaie  de  20  deniers  tournois,  frap- 
pée par  le  dauphin,  le  futur  Charles  VII,  roi  de  France 
(v.  Littré,  SuppL). 

Dalle,  daler  flamand,  nom  donné  par  Vidocq  avec  la  va- 
leur d'écu  de  six  francs,  lequel,  après  avoir  désigné  dans  le 
vulgaire  parisien  l'argent  en  général,  a  fini  par  exprimer  la 
non-valeur  (v.  ci-dessus  p.  128). 

Escalin,  ancienne  petite  monnaie  d'argent,  désigne  au- 
jourd'hui une  pièce  d'argent  ou  d'or,  et,  sous  la  forme  abrégée 
escale,  une  somme  de  trois  francs  :  «  Je  consacrai  mon  der- 
nier escalin  à  lui  oflrir  de  prendre  sa  moitié  d'une  pinte  de 
genièvre  »,  Vidocq.  Mémoires,  t.  I,  p.  11.  —  «  Tu  les  a  ra- 
qués \xi\Q  escale,  trois  balles  »,  Bercy,  VI^  lettre,  p.  15. 

Monaco,  ancienne  monnaie  d'argent  et  de  cuivre  aux  ar- 
mes du  prince  de  Monaco,  désigne  aujourd'hui  l'argent  en 
général  :  avoir  des  monacos  :  «  Il  n'y  a  qu'un  seul  moyen 
pour  faire  rapliquer  les  monacos  dans  sa  profonde  :  faire  tri- 
mer les  autres  à  son  profit  »,  Almanach  du  Père  Peinard, 
1894,  p.  33. 

Patard,  pièce  de  deux  sous  (d'IIautel),  aujourd'hui  surtout 
sous  la  forme  pétard,  sou  (Rossignol),  mot  qu'on  lit  déjà 
dans  Villon. 

B.  —  La  notion  de  manger,  et  surtout  celle  de  manger 
avidement,  est  représentée  par  : 

Bâfrer,  manger  goulûment  :  «  Voir  les  autres  bâfrer  ne 
lui  remplissait  pas  précisément  le  ventre  »,  Zola,  Assommoir, 
p.  436.  Ce  mot  se  lit  dans  Rabelais  (1.  I,  ch.  IV)  :  «  Les  tripes 
feurent  copieuses...  fust  conclud  qu'ilz  les  baufreroient  sans 
rien  y  perdre  ». 

Briffer,  manger  avidement  :  «  Quoi  alors  ?  Où  c'est  que 
c'est  qu'on  va  pouvoir  briffer  ?  »  Courteline,  Train,  p.  82.  — 


ARCHAÏSMES  327 

«  Rien  qu'à  ce  souer  on  a  briffé  pour  soixante  ronds  »,  Rosny, 
Marthe,  p.  176.  Ce  verbe  se  rencontre  chez  du  Fail  ;  «  Oh,  le 
bon  appétit!  Tenez  comme  il  briffe  »,  Propos  rustiques, 
ch.  XII. 

Casser,  manger  (c'est-à-dire  casser  sa  croûte),  se  lit  déjà 
chez  Des  Périers  (Nouv.  CV)  :  «  Ouy  dea,  dit-il,  iMessieurs,  je 
le  feray  ;  mais  que  j'aye  disné.  Ei cassoit  toujours  »...  et  plus 
tard  dans  le  Moyen  de  parvenir  (ch.  LX)  :  «  Quand  les  moi- 
nes disnent,  il  y  en  a  un  qui...  leur  fait  lecture...  et  ainsi 
legendand.  il  barbillonne  les  oreilles  de  ses  confrères  qui  cas- 
sent la  bribe  sans  songer  à  ce  que  dit  ce  pauvre  lamponnier  ». 

Le  mot  se  lit  fréquemment  dans  le  poissard  :  «  Savions 
déjà  cassé  trois  ou  quatre  gigots,  cinq  ou  six  cochons  de  lait, 
et  une  pièce  de  bœuf  à  la  mode  »,  Vadé,  Œuvres,  p.  80. 

Empiffrer,  s'empiffrer,  se  gorger  d'aliments  :  «  Manger 
avec  vivacité  à  la  manière  des  goinfres  et  des  dindons  » 
(d'Hautel).  Ce  verbe  est  attesté  dès  le  xvi**  siècle,  à  côté  du 
primitif  se  piffrer,  qu'on  lit  sous  la  forme  réduite  se  piffer 
dans  un  poème  poissard  de  1773,  Les  Porcherons  (p.  179)  : 
«  On  rit.  (m  se  piffe,  on  se  gave...  » 

G.  —  La  notion  de  coup  est  à  son  tour  rendue  par  : 

Gifle,  soufflet,  ancien  mot  au  sens  de  «  joue  »  (avec  cette 
dernière  acception  encore  dans  Scarron).  Le  sens  actuel  est 
donné  dès  le  début  du  xix^  siècle:  «  Giffe,  donner  une  giffe.  Ce 
mot  n'est  pas  français.  Donner  un  soufflet,  donner  une  mor- 
nifle.  Ce  dernier  est  populaire  »,  Michel,  1807.  —  «  Giffle,  pour 
mornifle,  tape,  taloche  :  donner  une  giffle  à  quelqu'un,  appli- 
quer un  soufflet  ■,giffler,  souffleter  »,  d'Hautel,  1808. 

Mornifle,  gifle  (Rossignol)  :  «  Mornifle,  pour  dire  soufflet  : 
appliquer  une  mornifle  »  (d'Haulel).  Le  mot  se  lit  déjà,  avec 
ce  sens,  dans  la  Comédie  des  Proverbes,  acte  II,  se.  3  :  «  Il 
m'a  menacé  de  me  gratter  oij  il  ne  me  démangerait  pas.  de 
me  donner  mornifle  ».  Desgranges  constate  en  1821  que 
«  Donner  une  mornifle  est  un  barbarisme  ».  Le  mot  survit 
d'ailleurs  dans  les  parlers  provinciaux  :  Berry,  Normandie,  etc. 

Plamuse,  forte  gifle  (dans  Rabelais,  plameuse),  coup  de 
poing  sur  le  visage  qui  aplatit  le  museau,  vocable  usuel  dans 
les  parlers  provinciaux  (Champagne,  Lyon,  etc.).  Desgranges, 
en  1821,  cite  le  mot  sous  la  forme  p^a/nas  :  «  Il  t'a  repassé  un 
fier  plamus.  Tâchez  de  trouver  plamus  dans  le  Dictionnaire 
[de  l'Académie]  et  vous  saurez  ce  que  ce  mot  veut  dire  ». 


328  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Torgiiole,  c'ost-à-dire  torniole,  coup  sur  la  tête,  proprement 
vertige,  tour  (de  main),  sens  du  vieux  mot  torniole  :  le  coup, 
appliqué  fortement,  fait  tourner  celui  qui  le  reçoit.  Ce  voca- 
ble qu'on  lit  dans  le  poissard  (Les  Porcheroiis,  1773,  p.  151)  est 
encore  très  usuel  :  «  Quand  le  père  était  las  de  la  battre,  la 
mère  lui  envoyait  des  torgnoles  pour  lui  apprendre  à  bien  se 
conduire  »,  Zola,  Assommoir ,  p.  386. 

Oudin  donne,  avec  ce  même  sens,  revire- M arion,  soufflet 
(encore  vivace  dans  le  Berry),  terme  qui  signifie  un  change- 
ment brusque,  un  revirement  :  «  Garde  que  je  ne  te  donne 
un  si  beau  reoire-Marion  que  la  terre  t'en  donnera  un  au- 
tre »,  Comédie  des  Proverbes,  acte  III,  se.  5.  Le  mot  est  usuel 
dans  la  plupart  des  parlers  provinciaux  :  Picardie,  Norman- 
die, Berry,  etc. 

Voici  maintenant  la  liste  des  archaïsmes  encore  usuels  dans 
le  vulgaire  parisien  : 

Anglais,  créancier,  mot  du  xvi^  siècle  (Grelin,  Marot)  :  «  Ne 
passons  pas  devant  ce  troquet,  c'est  un  Anglais  »  (Rossi- 
gnol). Gf.  Oudin  (1640)  :  «  Il  y  a  des  Anglais  en  ceste  rue-la, 
c'est-à-dire  je  n'y  veux  pas  aller,  j'y  dois  de  l'argent  à  quel- 
qu'un ?  *  » 

Aria,  ou  harria,  embarras,  remonte  au  xv^'-xvi^  siècle  (Go- 
quillard.  Palsgrave),  aujourd'hui  très  populaire  :  «  Six  francs 
de  perdu  sans  compter  Varia!  »  Méténier,  Lutte,  p.  129.  Le 
mot  est  noté  comme  vulgaire  dès  le  début  du  xix*'  siècle  : 
«  Arria,  pour  embarras;  ne  dites  pas  :  il  s'est  jeté  dans  des 
arrias  dont  il  ne  se  tirera  pas  »,  Michel  (1807).  II  est  très 
usuel  dans  les  parlers  provinciaux  :  Normandie  («  vacarme  »), 
Berry,  Anjou  («  entreprise  difficile  »),  etc. 

Badigoinces,  lèvres,  joues  :  «  Au  lieu  de  se  serrer  le  ga- 
viot,  elle  aurait  commencé  par  se  coller  quelque  chose  dans 
les  badigoinces  »,  Zola,  Assommoir,  p.  507.  Le  mot  est  dans 
Rabelais  (1.  I,  ch.  XI)  :  «  Les  petitz  chiens...  luy  leschoient  les 
badigoinces  »,  et  il  survit  dans  plusieurs  parlers  provinciaux. 

Bagotier,  individu  qui  attend  les  voyageurs  dans  les  gares 
et  suit  au  pas  de  course  leur  voiture  pour  aider  à  décharger 
et  monter  les  bag^ages.  Ce  mot  est  donné  pour  la  première  fois 


1.  Voir  sur  l'origine  historique  de  cette  appellation,  Pasquier,  Recherches 
sur  la  France,  1.  VII,  ch.  xxvii. 


ARCHAÏSMES  329 

par  Rossignol  (1900)  et  Jehan  Rictus  s'en  est  récemment 
servi  (Ctcur,  p.  1 16). 

Le  terme  n'en  remonte  pas  moins  au  xvi*^  siècle  et  on  le  lit 
dans  le  Prologue  de  la  Comédie  des  Proverbes  :  «  Couvrez - 
vous,  bagotiers,  la  sueur  vous  est  bonne  ».  Celte  expression 
ne  figure  dans  aucun  dictionnaire  ancien,  mais  elle  a  été  re- 
cueillie par  Oudin,  qui  l'inlerprètc  au  petit  bonheur  (I6i0): 
«  Couvres -vous,  bagotier,  cela  ce  dit  à  un  niais  '  qui  tient 
son  chapeau  à  sa  main.  Vulgaire  ». 

Le  sens  du  mot  est  «  portefaix  »  et  dérive  de  bagot,  forme 
parallèle  à  bagage,  également  vivace  dans  le  vulgaire  pari- 
sien. Faire  des  bagots.  c'est  monter  et  décharger  des  baga- 
ges, expression  qu'on  lit  également  dans  Jehan  Rictus  {Solilo- 
ques, p.  121). 

Brocante,  travail  qu'un  ouvrier  fait  en  dehors  de  sa  jour- 
née, synonyme  de  bricole,  proprement  ouvrage  de  rencontre, 
semblable  aux  menus  objets  que  vendent  les  brocanteurs 
(nom  tiré  de  brocanter,  troquer.,  xvii®  siècle,  anciennement 
brocant,  bague,  probablement  bague  d'occasion)  :  «  Tous  les 
ouvriers  appellent  improprement  brocante  un  ouvrage  inat- 
tendu et  do  peu  de  valeur,  qu'ils  font  pour  leur  compte  pen- 
dant les  heures  du  repos,  sans  nuire  à  l'intérêt  du  maître 
qui  paye  leur  journée:  11  a  fait  une  brocante  (|ui  lui  a  valu 
trois  livres.  Ce  mot  qui  n'est  pas  français,  n'a  point  de  syno- 
nyme dans  ce  sens  »,  Michel,  1807. 

Carabin,  aujourd'hui  étudiant  en  médecine,  était  au  xvii- 
XVI II"  siècle  le  sobriquet  donné  au  garçon  chirurgien,  au 
frater,  appelé  plaisamment  carabin  de  Saint-Cônie.  c'est-à- 
dire  carabinier  do  saint  Côme  (patron  des  chirurgiens),  ex- 
pression analogue  à  artilleur  de  la  pièce  humide  :  «  Elle  se 
serait  fait  hacher  que  de  confier  son  homme  aux  carabins  », 
Zola,  Assommoir,  p.  432. 

Cassine,  baraque,  maison  mal  tenue  (même  sens  en  Anjou. 
Berry,  Champagne,  etc.).  Delvau  donne  ces  deux  acceptions 
spéciales  :  maison  où  le  service  est  sévère  (dans  l'argot  des 
domestiques  paresseux)  et  atelier  où  le  travail  est  rude  (_dans 
l'argot  des  ouvriers  gouapeurs).  D'Hautel  en  indique  l'évolu- 
tion :  «  Ce  mot  signifiait  autrefois  une  petite  maison  de  cam- 
pagne; maintenant  il  n'est  plus  usité  que  parmi  le  peuple,  qui 

1.  De  là,  l'interprétation  erronée  de  Lacurne  :  «   Bagotier,  niais,  nigaud  ». 


330  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

remploie  par  dérision  pour  dire  un  logement  triste  et  misé- 
rable, un  trou,  une  maison  où  l'on  n'a  pas  toutes  ses  aises  ». 
Le  mot  se  lit  dans  Rictus,  Soliloques,  p.  238  :  «  Dans  ces 
cahutes,  dans  ces  cassines...  » 

Claquedent,  et  par  abréviation  claque,  tripot  de  bas-étage, 
maison  de  tolérance,  ce  dernier  rappelant  le  pays  Cla- 
quedent, lieu  où  l'on  tremble  de  froid,  où  l'on  sue  la  vérole 
(Oudin)  :  «  Y  a  pas  moyen  de  dormir  ici  !  Nous  allons  aller  au 
claquedent  »,  Courteline,  Train,  p.  133.  —  «  B^istringues, 
claquedents.'  caf-conces.  orphéons...  ont  donné  à  l'ouvrier  le 
g-oûl  de  la  loupe  ».  Père  Peinard,  22  juin  1890.  p.  3, 

Cracher,  payer  malgré  lui  :  «  Faire  cracher  quelqu'un,  le 
forcer  à  payer  une  chose  qu'il  ne  doit  pas,  lui  soutirer  de 
l'argent  ».  d'Hautel.  1808.  Forme  abrégée  de  l'expression  : 
cracJier  au  bassin,  rendre  gorge,  qu'on  lit  chez  Rabelais  et 
chez  les  écrivains  du  xvi"'  siècle  ^ 

DégobiUer,  vomir,  remonte  au  xyi**  siècle  {desgobiller,  dans 
Cotgrave)  :  «  Il  vous  dégobille  les  insultes  les  mieux  choisies  », 
Poulot.  p.  80.  D'Hautel  donne  le  mot:  «  Dégobiller,  vomir  les 
viandes  qu'on  a  prises  avec  excès,  rengorger  le  vin  dont  on 
s'est  enivré  »  ;  mais  Desgranges  le  condamne  en  1821  :  «  Dé- 
gobiller, degobillis,  dégobillage.  Voilà  du  poissardi-cochoni- 
dégoûtanl  !  »  Ce  verbe  est  conservé  dans  les  parlers  provin- 
ciaux. 

Ecorner,  médire  (sens  surtout  usuel  dans  le  poissard)  et 
blâmer,  acceplion  réprouvée  par  Desgranges  :  «  Ecorner,  en 
langage  d'arsouille,  veut  à'wcblànier.  C'est  du  français  de  là 
mère  Radis  ». 

Ecrabouiller,  écraser,  remonte  au  xvi®  siècle  (Rabelais),  éga- 
lement vivace  dans  les  provinces:  «  Le  papa  Coupeau...  s'était 
écrabouillë  la  tète  sur  le  pavé  »,  Zola,  p.  44.  Desgranges  le 
condamne  :  «  Ecrabouiller  et  escrabouiller.  Barbarisme  in- 
digne d'être  relevé  ». 

Emblème,  mensonge  :  «  Théodore  me  répond  :  je  suis  ma- 
lade. —  Des  emblèmes!  »,  Alinanack  de  la  langue  verte,  pour 
1868,  p.  48.  Le  mot  avait,  au  xvii*'  siècle,  le  sens  de  discours 

1.  (îl'.  Pnitspeln,  lÂllré  de  la  Grand'. Côte,  y  cracher  :  «  Cracher  au  bassinet, 
donner  de  l'argent.  Métaphore  tirée  du  service  du  mousquet,  alors  qu'il 
fallait  mettre  pour  amorce  un  peu  de  poudre  au  bassinet,  dont  on  fait  ici 
une  équivoque  avec  le  bassin  qu'on  promène  dans  les  quêtes  ».  Cette  expli- 
cation est  erronée  et  chronologiquement  inadmissible,  rexpression  étant 
antérieure  à  rintroduction  du  mousquet. 


ARCHAÏSMES  331 

emphatique  :  «  Je  ne  fcaas  que  ruminer  à  part  mouay  la  belle 
emblesine  (\uo  JG  devas  faize  au  Rouay  ».  Agréable  Conférence 
161-9,  éd.  Rossel,  p.  33.  Il  est  donné  par  Michel,  1807  :  «  Faire 
des  emblèmes  pour  rien  n'est  pas  français.  On  veut  dire  par 
là  faire  de  longs  discours  ».  Son  dérivé,  emblème/',  induire 
en  erreur,  est  rejeté  par  Desgranges  en  1821  :  «  C'est  un  mot 
inventé  par  les  artistes  du  Pont-Neuf  et  adopté  en  unanimité 
par  leurs  amis,  les  négociants  au  petit  croi'diet  ».  Le  jargon 
s'en  est  en  eliet  emparé  à  cette  époque,  et  le  vocabulaire  de 
Vidocq  (1837)  donne:  «  Emblème,  tromperie;  emblèmer,  trom- 
per ». 

Emboiser,  tromper,  attraper.  Vieux  mot  donné  par  d'Hau- 
tel  et  encore  employé  par  Balzac  (v.  Dict.  général).  Philibert 
Le  Roux  le  qualifie  en  1718  de  «  mot  bas  et  du  menu  peuple, 
il  signifie  enjôler  »,  et  Vadé  s'en  sert:  «  Les  garçons  du  jour 
d'aujourd'huy  savent  si  bien  emboiser  les  filles  »,  Lettres  de 
la  Grenouillère,  p.  75, 

Fiston,  fils  (comme  interpellation  amicale)  :  «  Oui,  mon 
fiston!  »  Ce  diminutif  se  lit  chez  du  Fail,  qui  le  met  dans  la 
bouche  d'un  habitant  de  Lamballe  :  «Par  ma  fé,  mon  doux 
amy,  mon  flston,  c'estoit  ma  inere  qui  m'a  icy  envoyé  », 
Discours  d/Eutrapel,  ch.  VIII. 

Flotte,  eau,  proprement  flot,  sens  ancien  du  mot  qu'on  lit 
dans  Bruant  {Route,  p.  9)  :  «  Boire  de  la  flotte  toute  note  se- 
maine... »  Et  avec  le  sens  figuré  de  grand  nombre  :  «  Toute 
la  //o^^e  (l'atelier  en  entier)  a  été  manger  une  friture;  nous 
étions  une  /lotte,  pour  nous  étions  un  tas  »  (Virmaître). 

Frimousse,  visage,  plutôt  en  mauvaise  part  :  quelle  fri- 
mousse !  Cotgrave  donne  plirymouse  qu'on  lit  encore  dans 
Michel  (1807)  :  «  Frimouse,  pour  trogne.  Il  a  une  plaisante 
frimouse,  il  a  une  bonne  grosso  frimouse.  Il  est  populaire  ». 
La  forme  actuelle  est  due  à  l'influence  analogique  de  mousse, 
museau,  variante  picarde  de  mouse,  cette  dernière  courante. 

Fripe,  bonne  chère  (de  friper,  avaler  goulûment,  verbe 
attesté  dès  le  xvi'^-xvii*'  siècle)  :  «  Frippe,  mangeaille,  ce  que 
chaque  ouvrier  apporte  à  l'atelier  pour  dîner  »,  d'Hautel. 
1808.  —  «  Voilà  où  menaient  l'amour  de  la.  fripe,  les  lichades 
et  les  gueuletons  »,  Zola,  Assommoir,  p.  359.  Le  môme  mot 
désigne  dans  les  patois  le  ragoût,  la  friandise,  et  en  Anjou, 
en  Poitou,  etc.,  tout  ce  qui  se  mange  sur  le  pain. 

Gargamelle,  gosier,  terme  populaire  attesté  dès  le  xv*'  siè- 


332  CONTINGENTS  L INGUI ST  IQU  KS 

cle.  employé  au  xvi^  par  Rabelais,  et  encore  vivace  :  «  Les 
dragées  lui  chatouillaient  la  gargainelle  »,  Zola.  Assommoir, 
p.  479.  Le  mot  a  été  censuré  par  Desgranges  en  1821  :  «  Gar- 
gamelle,  pour  gosier,  est  un  barbarisme  des  plus  grossiers  ». 

Gazouiller,  sentir  mauvais:  «  Dans  l'air  chaud,  une  puan- 
teur fade  montait  de  tout  ce  linge  sale  remué.  —  Oh  !  là,  là. 
ça  gazouille,  dit  Clémence,  en  se  bouchant  le  nez  »,  Assom- 
moir, p.  148.  Desgranges,  en  1821,  connaît  déjà  ce  parisia- 
nisme au  sens  de  salir  :  «  Prends  garde  de  gazouiller  ta  robe. 
J'avais  toujours  cru  que  les  oiseaux  seuls  gazouillent  ',  néan- 
moins à  Paris  on  gazouille  des  robes,  des  eli'els,  tout  enfin  ». 

Le  mot  se  lit  déjà  dans  Brantôme,  t.  IX,  p.  61  (éd.  Lalanne)  : 
«  Il  ne  faut  se  vanter  de  nous  gazouiller  de  vos  ordures  ».  La 
variante  en  est  gassouiller  %  salir  et  barboter  dans  les  flaques 
d'eau  (mot  censuré  par  Michel  en  1807),  l'un  et  l'autre  remon- 
tant au  Normand  gasse,  boue,  et  gaze,  vase,  bourbier. 

Gosse,  bourde,  mensGnge(«  surtout  dans  la  bouche  des  éco- 
liers »,  Delvau)  :  «  Gosse  n'est  pas  français  ;  gosserie  ou  gaus- 
serie  ne  valent  guère  mieux  »,  affirme  Desgranges  en  1821.  La 
graphie  gosse  (le  dérivé  gosseur'&e  lit  chez  du  Fail)  est  celle 
du  XYi"^  siècle,  la  forme  parallèle  gausse  est  celle  du  verbe 
gausser,  (jui  a  toujours  été  considéré  comme  un  terme  vul- 
gaire: «  Un  homme  du  monde  no  dit  point  se  gausser  de  quel- 
qu'un, pnur  (lire  s'en  moquer  »,  remarque  de  Caillières,  en 
1693.  L'acceplion  primordiale  en  est  «  gaver  »,  ^  comme  dans 
une  comédie  do  Larivoy  (Le  Laquais,  acte  II.  se.  .2)  :  «  Ha. 
glouton,  lu  te  gosses!  »:  et  ce  sens  est  encore  vivace  dans  plu- 
sieurs patois  :  Bas  Maine,  gausser,  se  gorger,  et  Lorraine, 
gosseï',  gaver,  par  exemple  un  dindon. 

Kou.,  aussi,  pareillement  :  «  Llle  peut  bien  faire  ce  qu'elle 
voudra...  et  moi  itou  »,  Rosuy.  Rues,  p.  33.  D'Hautel  le  qua- 
lifie de  «  mol  paysan  ».  Sous  la  forme  étou  ou  itou  (encore 
vivace  dans  les  patois),  on  lit  le  mot  dans  Vadé  et  dans  le 
Moyen  de  paroenir. 

1.  Cf.  Nyrop,  Grammaire,  t.  IV,  p.  328  :  «  Gazoïdllcr...  a  pris  le  sens  de 
«  imer  ».  Cette  signification,  si  peu  poétique  et  si  éloignée  du  ramage  des 
oiseaux,  est  due  à  l'influence  du  mot  gaz  ».  Ce  dernier  mot  n'est  attesté  que 
dés  la  fin  du  xvii"  siècle. 

2.  Et  avec  le  sens  figuré  dans  la  mazarinade  de  1649  :  «  Enfin,  Sire,...  vos 
soudars  les  avan  si  ban  oslrillez,  qui  n'a  pu  que  frize  pour  vous;  y  z'avan 
goaspillé,  gasouillè  les  bans  (biens)  »,  Agréable  Conférence,  p.  7. 

3.  Voir,  sur  cette  association  d'idées,  les  mots  gouailler  et  gaiger-,  p.  IG. 


AKCHAÏSMES  333 

Lic/ier,  boire  en  se  délectant,  proprement  léclier,  ancienne 
forme  attestée  dès  le  xii*^'  siècle  et  encore  vivace  en  Berry;,  Pi- 
cardie, etc. 

Liti'on,  li^ve.  de  vin  (Rossignol),  mot  donné  par  xNicot  (IGOG) 
et  qu'on  lit  dans  Vadé  :  «  Je  buvais  un  liti'on  de  palle  à  voire 
chère  santé,  »  Compliment,  1755. 

Louper,  qui  avait  dans  la  vieille  langue  le  sens  de  se  livrer 
à  la  boisson,  boire  beaucoup  (comme  en  latin  lupari),  signifie 
plutôt  aujourd'hui  paresser,  dormir  (chez  les  marins  et  les 
ouvriers):  «  Pour  louper,  ï-diii  louper  en  chien  »  (Richepin. 
Gueux,  p.  170). 

D'où  loupe^,  paresse  :  «  S'il  a  la  flemme,  c'est  qu'il  a  un  poil 
dans  larmain,  la  loupje  l'a  mordu...  En  train  délirer  une  loupe 
derrière  une  machine  »,  Poulot,  p.  68  et  100.  Mais  le  sens 
prim(jrdial  reparaît  dans  le  dérivé  loupiat,  ivrogne  (Zola. 
Assommoir,  p.  346). 

Machabée,  cadavre  et  spécial-ement  de  noyé  :  «  Il  tournait 
au  sécot,  il  se  plombait  av.ec  des  tons  verts  de  macchabée  pour- 
rissant dans  une  mare  »,  Zola.,  Assommoir,  p.  430.  La  forme 
macabre,  un  mort  (Boutmy).  particulière  au  langage  des  ty- 
pographes, rappelle  la  fameuse  représentation  allég(trique  du 
Moyen-Age:  ((  L'an  mil  ccccxxni  fut  faicte  la  Danse  Macabrée 
aux  Innocens^  »,  qu'Oudin  définit  ainsi  (1640)  :  «  La  Danse 
Macabée,  ou  plus  vulgairement  MacalDré,  la  mort.  On  dépeint 
une  danse  où  des  squelettes  mènent  danser  toutes  sortes  de 
personnes  ». 

Cette  forme  Macabre,  variante  populaire  du  nom  biblique 
Machabée,  se  retrouve  ailleurs  :  ^lequebé  désigne,  dans  les 
Vosges,  le  nuage  qui  ressemble  à  une  gigantesque  branche 
de  fougère  (Sauvé),  ce  qu'on  appelle  «  abre  macabre  »  dans 
le  Morvan  et  «  abre  Macchabéy)  en  Vendômois.  Dans  ce  dernier 
patois,  comme  dans  le  Bas-Maine,  macabre  signifie  lourd, 
maladroit,  difficile,  en  parlant  d'un  outil,  d'un  chemin,  d'un 
travail.  L'identité  de  cette  triple  forme  —  macabre,  macabée 
et  macabre  —  est  donc  hors  de  doute;  mais  on  ignore  l'oris-ine 
de  l'appellation  danse  macabre.  ' 

1.  Bescherelle  remarque  (1843)  :  «  Loupe  se  dit  d'un  ouvrier  paresseux, 
par  allusion  à  celui  qui  travaille  à  la  loupe  ».  Cette  explication  a  pnssé 
dans  le  DicVionnaire  de  Littré. 

2.  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris,  éd.  Tuetey,  p.  403. 

3.  Voir  en  dernier  lieu,  sur  cette  ques'^^ion  tant  controversée,  la  III^  des 


334  CONTINGENTS    I,  INGUISTIQUES 

Mitan,  milieu,  vieux  mot  encore  usuel  au  xvi®-xvii®  siècle, 
fréquent  dans  Vadé  et  dans  les  parlers  provinciaux  :  «  Ils  se 
figuraient  que  la  terre  est  plate  comme  une  limande  et  occupait 
le  mitan  de  l'espace  »,  Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  2. 

Patelin, -T^ay s,  lieu  de  naissance,  terme  employé  surtout  par 
les  soldats  :  «  Nous  étions  pays,  nés  le  même  mois  au  même 
patelin  »,  Courteline,  Gaietés,  p.  33;  généralisé  ensuite  dans 
le  bas-langage  :  «  J'ai  roulé  ma  bosse  dans  tous  les  patelins  », 
Almanach  du  Père  Peinard,  1894,  p.  33.  Ce  sens  remonte  à 
celui  de  langage  insinuant  (comme  celui  du  héros  de  la  farce 
du  Patelin),  sens  qu'on  lit  dans  la  xv'^  des  Satires  de  Régnier  : 

Le  pauvre  tu  détruis,  la  veuve  et  l'orphelin, 
Et  ruines  chascun  avec  ton  patelin. 

Remarquons  que,  dès  la  fin  du  xvi«  siècle,  le  jargon  s'en 
empare,  sous  la  forme  vulgaire  pacquelin  (forme  encore  vi- 
vace  dans  l'argot  des  imprimeurs)  en  lui  donnant  le  sens 
de  «  pays  »,  qui  n'est  devenu  usuel  dans  le  bas-langage 
qu'au  xix^  siècle  K 

Pichet,  pot  de  vin  (DelYau),'sens  du  mot  dans  la  vieille  lan- 
gue et  encore  vivace  (Richepin.  Gueux,  p.  27)  :  «  Un  pichet  de 
vin  qui  sent  la  meure  ».  Dans  les  parlers  provinciaux  (Berry, 
Gâtine,  etc.),  pichet  désigne  un  broc  de  faïence,  un  pot  à  eau. 

Rafistoler,  raccommoder  (Littré  cite  un  exemple  de  Béren- 
gor),  mot  cité  par  d'Hautel  :  «  AJistoler,  verbe  du  vieux  lan- 
gage qui  signifie  ajuster,  orner,  embellir.  Le  peuple  dit  rafis- 
toler ».  Desgranges  le  censure  en  1821  :  «  Rajistoler,  pour  ar- 
ranger quelque  chose,  est  un  barbarisme  »,  et  le  Dict.  de 
l'.Acadéinie  de  1878  le  qualifie  de  «  très  familier  ». 

Comme  terme  vulgaire,  rajistoler  se  trouve  déjà  dans  une 
mazarinade  de  1649  (v.  Dict.  général),  tandis  qu'ajlstoler, 
encore  donné  par  Bescherelle  (1845),  remonte  au  xv**  siècle  et 
se  lit  dans  Guillaume  Coquillart. 

Rigoler,  s'amuser,  rire,  très  vieux  mot  que  Desgranges  qua- 
lifie en  1821  de  «  trivialité  ». 

Tas,  prison,  c'est-à-dire  tas  de  pierres:  «  Je  m'en  vais  chez 
le  commissaire  pour  qu'il  fasse  mettre  Janot  dans  un  tas  de 
pierres  »,  Guillemin.  Le  mariage  de  Janot,  1780,  se.  xix. 

Notes  d'histoire  littéraire  de  G.  Huet,  intitulée  La  Danse  Macabre,  Paris,  1918 
(Extrait  du  Moyen-Age,  II»  série,  t.  XX,  1917). 
1.  Cf.  nos  Sources,  t.  Il,  p.  242  et  412. 


ARCHAÏSMES  335 

L'ancienne  langue  disait  dans  le'même  sens,  boite  aux  cail- 
loux :  «  Il  commanda  que  le  curé  fust  mené  en  la  prison. 
Quand  le  curé  vit  qu'on  le  voulait  bouter  en  la  boeste  aux  cail- 
loux »,  Cent  Nouvelles  nouvelles,  n^  xcvi.  Expression  encore 
vivace  au  début  du  xvii"  siècle  :  «  Je  croy  qu'ils  sont  ceux  qui 
mettent  le  monde  dans  la  boeste  aux  cailloux  »,  Comédie  des 
Proverbes,  acte  III,  se.  7. 

Ajoutons  les  expressions  suivantes  : 

Il  y  a  de  l'oignon  :  «  Locution  basse  et  triviale  tirée  d'une 
chanson  populaire,  pour  il  y  a  quelque  chose  là-dessous,  on 
trame  quelque  mauvaise  aftaire  »  (d'IIautcl,  1808),  et  aujour- 
d'hui :  a  II  y  a  de  l'oignon,  ça  va  mal,  les  aflaires  vont  se  gâ- 
ter, les  coups  et  les  pleurs  sont  à  la  tombante  »  (Rigaud). 

Celte  locution  que  donne  déjà  Oudin  («  11  y  a  de  Uoignon, 
c'est-à-dire  il  y  a  quelque  mal  caché,  quelque  chose  qui  ne  va 
pas  bien.  Vulgaire  »)  remonte  au  xvi^  siècle.  On  la  lit  dans 
la  Satire  Ménippée  (p.  381)  : 

Que  plus  on  ne  brigue 
Estre  de  la  Ligue 
De  saincte  Union. 
Car  ne  leur  desplaise, 
Puisqu'on  prend  les  Seize, 
Il  y  a  de  V oignon. 

L'expression  a  laissé  une  autre  trace  :  oignon,  coup,  lape, 
gifle  (souvent  abrégé  en  gnon),  sens  fréquent  à  Paris  et  dans 
les  parlers  provinciaux  (v.  ci-dessus,  p.  96). 

Perdre  le  goût  du  pain,  mourir  :  a  II  a  perdu  le  goût  du 
pain,  pour  dire  qu'un  homme  est  mort  ou  qu'il  est  malade  » 
(Philibert  Le  Roux);  ei  faire  perdre  le  goût  du  pain,  tuer,  as- 
sassiner, cette  dernière  locution  se  lit  déjà  dans  la  Comédie 
des  Proverbes  (acte  I,  se.  6):  «  Cependant  que  nous  nous 
amusons  à  la  moustarde  et  à  conter  des  fagots,  les  voleurs  ga- 
gnent la  guérite...  Je  crains  qu'ils  n'ayent  fait  perdre  le 
goust  du  pain  à  Philippin  et  qu'ils  ne  l'ayent  envoyé  en  para- 
dis en  poste  »  K 

L'une  et  l'autre  expressions  sont  encore  vivaces  :  «  Elle, 
pas  trop  bonne  non  plus,  mordait  et  griffait.  Alors  on  se  tré- 

1.  Citons  encore  cet  exemple  tiré  du  Père  Duchéne  de  1792,  n»  184,  p.  1  : 
i  La  grande  colère  du  Père  Duchéne  de  voir  qu'on  veut  brider  le  peuple  et 
exciter  du  désordre  à  Paris,  afin  d'avoir  l'occasion  de  faire  perdre  le  goût 
du  pain  aux  Sans-culottes  ». 


336  CONTIiNGENTS    LINGUISTIQUES 

pignait  dans  la  chambre  vide  des  peignées  à  se  faire  passer 
le  goût  du  pain  »,  Zola.  Assommoir,  p.  415.  —  «  Y  aura  pus 
ni  riche  ni  pauvre,  de  sorte  que  personne  n'aura  des  raisons 
pour /aire  joasser  le  goût  du  pain  à  son  voisin...  Deux  trouba- 
des  du  55®  de  ligne  .se  sont  fait  passer  le  goût  du  pain  », 
Père  Peinard,  2ini)V.  iS89,  p.  2. 

Celte  expression  découle  d'une  observation  psychologique 
1res  juste.  L'inappétence,  indice  pour  le  peuple  de  graves 
maladies,  s'annonce  par  le  dégoût  du  pain,  l'aliment  par 
excellence.  Aujourd'hui  encore,  c'est  quand  le  paysan  ne  peut 
plus  avaler  son  pain,  quand  il  rebute  sur  le  pain,  qu'il  fait 
appeler  le  médecin  *. 

Faire  du  plat,  courtiser,  faire  la  cour  à  une  femne  (Rossi- 
gntd),  locution  qu'on  lit -dans  les  Soliloques  de  Jehan  Rictus 
(p.  132)  :  «  Ils  se  tordent,  y  gueulent,  y  se  font  du  plat  ». 

L'expression  répond  au  synonyme  ancien  Jouer  du  plat, 
c'est-à-dire  du  plat  de  la  langue,  en  parlant  d'une  femme  ga- 
lante, expression  qu'on  lit  dans  Guillaume  Coquillart  (t.  II, 
p.  129):  «  Donner  du  plat  de  la  langue,  llatter,  parler  avec 
éloquence  »  (Oudin);  a  enjôler  par  des  beaux  discours  »  (d'Hau- 
te!). De  là:  plat,  cajolerie  amoureuse:  «  Mon  Polyte  y  avait 
du  plat  »,  Méténier,  Lutte,  p.  235. 

Faire  son  quem,  faire  l'in» portant,  dans  un  glossaire  de  1828 
{Sources,  t.  11.  p.  165)  et  dans  le  langage  populaire  de  la  fin 
du  xviii®  siècle  :  «  J'étions  plus  citoyens  actifs...  que  les  mar- 
chands de  motions  qui  J'aisont  tant  de  leur  quem  dans  leur 
tric-trac  »,  Journal  des  Halles,  1790,  n-'  2  (dans  Nisard,  Pari- 
sianismes,  p.  j.83). 

On  disait  à  la  môme  époque  et  avec  le  même  sens,  jaire  son 
(jueuqu'un  ■'■  :  a  II  fait  bien  son  quelqu'un  ou  son  quelque  chose, 
se  dit  d'un  parvenu,  d'un  piésomplueux  qui  s'en  fait  trop  ac- 
croire, qui  est  dur  avec  les  subalternes  dont  naguères  il  était 
l'égal  »,  d'Hautel,  1808. 

Sous  la  première  forme  l'expression  remonte  au  xvi®  siècle  : 
«  Faire  du  quem,  se  monstrer  le  grand  gouverneur,  per  quem 


1.  De  Puitspelu  y  voit  le  souvenir  d'une  coutume  traditionnelle  :  n  Au 
moyen-âge  on  présentait  du  pain  à  la  bouche  d'une  personne  mourante  ou 
évanouie,  pour  s'assurer  si  elle-  avait  .déjà  perdu  ou  non  le  goût  du  pain. 
Cett'i  aclioii  est  décriti'  dans  plusieurs  romans  de  chevalerie  ».  Le  Lillré  dp 
la  Graiid'Côte,  \"  pain. 

2.  Nisard  en  cite  un  exemple  de  17S2  [Parisianismes,  p.  183). 


ARCHAÏSMES  337 

oinnia  geruntur  et  administrantur  »,  nous  dit  Robert  Estionne 
en  1549,  et  Henri  Etienne  est  encore  plus  explicite  :  «  Il  y  a 
longtemps  qu'on  a  dict  en  lalinizant  liperquam,  comme  faire 
du  quem,  ou  faire  le  liperquam,  au  lieu  do  dire  luij  per 
quem  »  ^ 

Les  archaïsmes,  on  le  voit,  sont  abondamment  représentés 
dans  le  vulgaire  parisien.  Ils  y  constituent  un  fond  tradition- 
nel qui  forme  la  contrepartie  du  courant  provincial  et  néolo- 
gique, 

1.  Dialogues  du  nouveau  langage  italianisé,  t.  II,  p.  311. 


CHAPITRE    III 

VOCABLES    EMPRUNTÉS 


Le  vocabulaire  du  langage  parisien  a  été  surtout  constitué 
—  nous  l'avons  fait  remarquer  à  plusieurs  reprises  —  par  des 
ressources  indigènes.  Le  nombre  des  termes  venus  du  dehors 
est  très  réduit  et,  le  plus  souvent,  ils  ne  sont  arrivés  à  Paris 
qu'après  un  stage  plus  ou  moins  long  dans  les  provinces  limi- 
trophes de  la  France.  Ces  vocables  pourraient  donc  rentrer  à 
la  rigueur  dans  la  catégorie  des  provincialismes  que  nous  ve- 
nons d'étudier.  C'est  le  cas  tout  particulièrement  des  mots 
allemands. 

1.  —  Vocables  allemands. 

Parmi  les  emprunts  que  le  français  du  xix''  siècle. a  faits  à 
l'allemand  moderne,  se  trouvent  plusieurs  termes  techniques 
militaires  {blokhaus,  dolinan,  képi,  schabraque),  ou  des  voca- 
bles sortis  des  brasseries  ^  parisiennes  (bock,  chope,  chou- 
croute), catégories  de  mots  qui  sortent  de  notre  cadre  ^. 

Les  seuls  qui  pourraient  nous  intéresser  seraient  —  suivant 
le  Dictionnaire  général  (p.  16)  —  blague,  gamin  et  mastoc. 
Remarquons  que  le  premier  vocable  a  une  toute  autre  origine, 
comme  nous  l'avons  montré  3,  et  que  l'étymologie  allemande 
du  dernier  est  plus  que  douteuse*;  quant  à  gamin,  il  n'a  rien 
de  commun  avec  l'allemand  :  c'est  un  provincialisme  venu  à 
Paris  du  Centre  de  la  France  ^. 


i.  De  même  que  bréchetelle,  gâteau  sec  et  cassant  qu'on  mange  en  buvant 
de  la  bière  (Delesalle)  :  c'est  l'allem.  Bretzel,  craquelin. 
'  2.  Ajoutons  :  Guelte,  argent  et  spécialement  remise  ou  prime  accordée  à 
un    vendeur   sur   certaines   marchandises   avariées  :  «  Il  s'appergoit   que  la 
guelte  tire  à  la  fin  i,  Poulot,  p.  429.  Rictus  écrit  gueltre  {Soliloques,  p.  41). 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  79. 

4.  Le  mot  semble  représenter  un  croisement  de  viqtof,  lourdcau  (Genève) 
et  de  son  synonyme  massif  :  dans  le  Maine,  on  dit  mastaud;  au  Canada, 
mastac,  et  en  Normandie,  mastaflu.  L'italien  possède  également  la  double 
forme  :  mastacco,  rustre,  à  côté  du  (sicilien)  mataccu.  Dans  les  patois  du 
Nord,  mastoc  désigne  surtout  le  gros  sou. 

5.  Voir  ci-dessus,  p.  59. 


VOCABLES    EMPRUNTÉS  339 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  soldatesque  a  joué  à  tou- 
tes les  époques  un  rôle  actif  dans  l'introduction  des  vocables 
allemands.  Au  xvi"  siècle,  c'est  schelme,  coquin,  mot  encore 
vivace  dans  le  llainaut  ;  au  xvii'',  c^csi  chenapan,  bandit,  en- 
core usuel;  au  xviii*',  c'est  «  capout  mac,  diction  que  les  Fran- 
çois ont  inventé  de  la  langue  allemande,  qui  signifie  tuer, 
couper  la  tête,  mettre  en  désordre  »  (Philibert  Le  Roux).  Cette 
expression  est  aujourd'hui  employée  dans  le  Hainaut  {êti'e 
capot,  être  tué)  et  à  Lille  :  «  Etre  capot  mak,  être  endormi, 
mort  »  (Vermesse);  elle  répond  à  l'allemand  kaput  inachen, 
abîmer,  ruiner.  D'autre  part,  en  Anjou,  faire  capout,  c'est 
tomber  mort  ou  comme  mort  (au  Havre,  succcjmber,  mourir), 
tandis  qu'à  Lyon,/a//'e  capout  signifie  tuer  (Puitspelu). 

Le  juron  des  Lansquenets  —  dass  dich  Gott!  (prononcé  vul- 
gairement tass  tic  cot)  V,  que  Dieu  te...  !  —  survit  dans  le  verbe 
dasticotter,  qu'Oudin  (1(340)  explique  par  «  parler  allemand  », 
c'est-à  dire  une  langue  étrangère  (l'allemand  étant  inintelli- 
gible en  France  à  cette  époque).  Une  fnazarinade  de  1649 
porte  ce  titre:  «Question  cardinale  plaisamment  agitée  du 
dasthicotée  (c'est-à-dire  du  baragouin)  entre  un  Hollandois  et 
un  Suisse  et  décidée  par  un  François  ».  De  là  parler  jargon, 
idiome  secret  et  inintelligible  aux  profanes,  dans  une  ode 
burlesque  de  1661  ". 

La  notion  de  parler  obscurément  a  amené  celle  de  contes- 
tation ou  de  discussion  inutile,  développement  de  sens  fort 
bien  énoncé  par  Philibert  Le  Roux  (1718)  :  «  Tasti(jotei\  mot 
inventé  pour  parler  un  langage  inconnu  et  obscur,  parler 
baragouin  comme  le  haut-allemand,  parler  vite,  contredire, 
chagriner,  impatienter  ».  C'est  dans  les  parlers  provinciaux 
que  ce  verbe  est  encore  vivace.  avec  ces  différentes  accep- 
tions :  Bas-Maine,  tastigoter,  parler  difficilement  (Dottin); 
Picardie,  tesiicoter,  discuter,  contester  (Corblet)  ;  Lyon,  tes- 
ticotu,  contester  aigrement  et  à  propos  de  vétilles  (Puitspelu). 
Le  grammairien  Mulson  de  Langres  (1822)  remarque  à  cet 
égard  :  «  Tasticoter.  Ce  mot  n'est  pas  français.  Servez-vous,  si 
vous  voulez,  du  terme  asticoter  ».  Dans  le  Doubs,  le  sens  pri- 
mitif du  verbe  s'est  complètement  effacé:  «  Tastigoter,  pren- 
dre et  reprendre,  fouiller  »  (Beauquier). 

1.  D'où  la  double  forme  :  dasticoter  et  tasticoter,  à  coté  de  la  variante  tasti- 
goter. 

2.  Fr. -Michel,  Dictionnaire  d'argot,  p.  136. 


340  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Le  seul  terme  du  xyiu^  siècle  de  cette  provenance  qui  soit 
encore  en  usage,  est  loustic,  nom  du  bouffon  dans  les  régi- 
ments suisses  (au  service  de  la  France  avant  1792)  qui  amu- 
sait les  soldats  en  les  préservant  de  la  nostalgie.  Le  mot 
désigna  ensuite  le  plaisant  des  casernes  qui  fait  rire  les  com- 
pagnons par  ses  blagues,  ses  saillies  ;  et  finalement,  le  farceur, 
en  général  :  «  Ce  Laigrepin  était  un  loustic  à  froid,  terreur 
des  bleus  et  des  naïfs, vivant  dans  la  seule  recherche  d'une 
mystification  nouvelle,  d'une  scie  inédite  à  monter  »,  Courte- 
line,  Gaietés,  p.  221, 

Le  mot  loustique  signifie,  à  Genève,  gai, joyeux:  «  Les  pre- 
miers jours  du  printemps  nous  Tidnàeniloustiques  »  rHumbert). 
C'est  là  le  sens  même  de  l'allemand  lustig,  qui  a  subi  en  France 
une  évolution  spéciale. 

De  nos  jours,  plusieurs  de  ces  vocables  soldatesques  sont 
devenus  d'un  emploi  général,  tels  :  Frichti,  fricot  (allem. 
FriUistilck),  terme  de  caserne;  au  sens  généralisé  :  «  Frichti, 
ragoût  aux  pommes  de  terre,  dans  l'argot  des  ouvriers  » 
'(Delvau)  et  «  repas  de  famille,  ragoût  de  ménage  »  (Ri- 
gaud):  «  Il  y  a  une  femme  qui  s'occupe  du  frichti  »,  Météuier, 
Lutte,  p.  263.  —  «  Il  suffit  que  chacun  ait  du  bon  frichti  pour 
se  garnir  le  fusil  »,  Alnianach  du  Père  Peinard,  1897,  p.  10. 

Ce  mot  a  passé  dans  plusieurs  parlers  provinciaux  :  Picar- 
die, frichti,  festin,  bonne  chère;  Yonne,  repas  («  j'avons  fait 
un  bon  frichti  »)  ;  Gancale,  J'risti,  festin,  régalade  (danser  le 
fristi,  soutiVir  jusqu'à  en" trépigner). 

Ringuer,  battre,  rosser,  d'où  ringuée,  raclée:  «  Mettre  quel- 
qu'un à  la  ringuée,  le  battre  »  (IL  France).  A.  Genève,  ringuer 
a  le  mémo  sens,  mais  dans  le  pays  de  Vaud  il  signifie  lutter, 
répondant  à  l'allemand  ringen. 

Schlague,^  coup  de  baguette,  appliquée  jadis  aux  soldats  al- 
lemands comme  peine  disciplinaire.  Ce  terme,  admis  par  l'A- 
cadémie en  1835,  a  acquit  un  sens  plus  général  dans  certaines 
provinces  :  dans  le  Hainaut,  Varas  la  schlague^  tu  auras  -des 
coups  ;  de  là  scidaguer,  donner  la  schlague,  battre,  rosser,  ac- 
ception généralisée  à  Genève:  «  Il  fit  l'insolent  et  fut  schla- 
gue »  (lluinbert). 

Les  plus  courants  de  ces  vocables  du  bas-langage  sont  les 
suivants  '  : 

1.  La  l)rochiire  de  Gustave  Pfeifïer  [Dlé  nêugermanischen  Bëstandteîle  der  fran- 
zôsischen  Sprache,  Stutgard,  1902)  est  un  recueil  empirique  dénué  d'intérêt. 


VOCABLES    EMPRUNTÉS  341 

Schnique  ou  clieriique  ^,  genièvre,  eau-de-vie  ordinaire^, 
mot  aujourd'hui  courant  :  «  Il  jettait  son  petit  verre  de  schnik 
dans  le  gosier  »,  Zola,  Assommoir,  p.  244.  —  «  Je  prendrais 
bien  un  glasse  ed  pive  ou  du  chenique  »,  Rosny,  Rues, 
p.  236. 

Terme  très  vivace  dans  le  Hainaut  et  à  Lille  (avec  les  déri- 
vés :  c/ieniquer,  boire  beaucoup  de  chenique,  et  c/ieniqueur, 
buveur  de  chenique,  en  parlant  surtout  des  marins),  comme 
dans  le  Boulonnais,  sous  la  forme  parallèle  sclinip:  «...  du 
bidon  là,  le  riquiqui,  \eschnip,  le  schnap  :  vlà  ce  qui  dégratte 
le  conduit  des  boyaux  »  (Deseillo,  p.  32). 

Cette  dernière  variante,  particulière  aux  marins,  représente 
l'aspect  bas  allemand  de  Schnapps,  en  français  schnape  ou 
schnaps,  tord  boyaux,  également  usuels  à  Paris  et  dans  les 
provinces  :  «  Elle  a  toujours  la  gueule  rouge,  vu  qu'elle  suce 
par  jour  au  moins  un  litre  de  sclinipp ,  et  du  bon  !  »  Père  Pei- 
nard, 17  juillet  1892,  p.  5. 

Schnouf,  tabac  en  poudre,  attesté  tout  d'abord  dans  le  jar- 
gon des  Chauli'eurs  d'Orgères  (Eure-et-Loire)  de  l'an  1800  et 
encore  usuel,  tant  au  sens  propre  («  tabac  à  priser  »)  qu'au 
figuré  :  «  Schnouf,  coup,  gifle  :  si  tu  ne  restes  pas  tranquille, 
je  vais  te  détacher  un  schnouj  »  (Rossignol).  Evolution  séman- 
tique analogue  à  celle  de  tabac,  au  sens  de  bourrade. 

La  forme  wallonne  sinouf.  tabac  à  priser,  a  produit  le  croi- 
sement cichnouf,  cldsnouffe,  sisc/inouffe,  coup,  gifle,  tape, 
forme  et  sens  également  populaires  (Hayard):  «  Et  aïe  donc 
là!  pas  des  chisnoujfes  pour  enfant!  de  belles  mûres  à  la 
mode  »,  Bercy,  XL^  lettre,  p.  5. 

Ajoutons  le  verbe  schnouper,  boire  (Bruant),  proprement 
priser  du  tabac. 

Rappelons  maintenant  quelques  noms  de  monnaies  de  même 
origine. 

Dirlingue,  sou  (Bruant),  à  côté  de  dringue,  pièce  de  cinq 
francs  ^Rossignol),  l'un  et  l'autre  répondant  à  l'allemand 
Dreiling,  pièce  de  trois  fenins. 

1.  De  ralleiiiand  alsacien  Schnick.  Voir  sur  ce  vocable  et  les  ternies  appa- 
rentés, Behrens,  Beitrù'ge,  p.  48  à  .10. 

2.  Le  synonyme  kirsch,  eau-de-vie  de  cerises,  est  une  àliréviation  de  kir-sch- 
ivasser,  mot  usuel  sous  cette  forme  au  xviii»  siècle  et  introduit  par  les  dis- 
tillateurs alsaciens  (V  Dict.  général). 


342  CONTINGENTS    LINGUISTIQUES 

Fenin  ^cenlime,  d'après  rallemand  Pfennig,  prononciation 
vulgSiiTGfenig. 

FiferUn,  ou  Jifrelin,  peu  de  chose,  bagatelle  («  Ça  ne  vaut 
pas  un  f.frelin  »),  répondant  à  l'allemand  PJîfferling,  baga- 
telle (proprement  champignon).  De  même,  dans  les  parlers 
provinciaux:  wallon  de  Mons,  fi  ferlin,  bagatelle,  atome  (Si- 
gard)  ;  Picard,  fferlin,  rien,  pas  la  moindre  chose  :  ((  Je  n'ai 
point  pris  un  fl  fer  lin,  je  n'ai  rien  pris  »  (Jouancoux);  Nan- 
tes, flfeurlin,  quantité  minime  :  «  Je  n'ai  pas  gagné  seule- 
ment un  flfeurlin  »  (Eudel);  Anjou,  fifrelin,  très  petite  quan- 
tité, presque  impondérable  («  Ce  mot  est  de  la  langue  des 
potards  »,  Verrier  et  Onillon). 
De  là  cette  quadruple  acception  : 

1°  Centime  (Bruant):  «  Celte  fois,  c'était  fini.  Pas  un  fifre- 
lin,  plus  un  espoir  »,  Zola,  AssommoiV,  p.  428. 

2°  Petit  oiseau:  «  Dans  la  vallée  de  la  Somme,  on  emploie 
fiferlin  au  sens  d'oiseau  très  petit;  les  chasseurs  disent  :  «  Je 
n'ai  point  tué  un  fiferlin  »  (Jouancoux). 

3°  Soldat  novice,  dans  le  jargon  des  voyoux:  Faire  la  paire 
au  fiferlin,  être  tombé  au  sort  (Rigaud).  A  Nantes,  grand 
flfeurlin  se  dit  d'un  homme  sans  énergie  (Eudel). 

4"  Canotier  novice,  dans  le  jargon  des  canotiers  (Rigaud). 
L'invasion   allemande  de  1815  a  laissé  des  traces  dans  le 
vocabulaire  provincial  qui  ont  passé  ensuite  dans  le  bas-lan- 
gage parisien.  Voici  les  plus  usuelles: 

Cartofle,  pomme  de  terre  (en  Anjou,  cartouffe),  à  côté  de 
crompire,  usuel  dans  le  Nord  de  la  France  et  dans  le  Centre, 
ce  dernier  reflet  de  l'alsacien  grombir  (allemand  Gruncl- 
birne),  l'un  et  l'autre  très  employés,  surtout  dans  le  lan- 
gage des  casernes  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  le  gigot, 
c'est  les  crompires  !  dit  Amélie,  en  désignant  les  pommes  de 
terre  dorées  qui  baignaient  dans  le  jus  »,  Mélénier,  Lutte, 
p.  285. 

Clielof,  dans  l'expression  aller  à  chelof,  aller  dormir,  aller 
se  coucher,  expression  très  répandue  dans  les  parlers  de  la 
Picardie,  duHainaut,  etc  :  «  Terme  importé  par  les  Allemands, 
dans  l'invasion  de  1815  »  (Corblet).  On  le  lit  pourtant  déjà 
chez  d'Hautel  (1808)  :  «  Faire  schloff,  pour  dire  dormir,  se 

1.  Delesalle  donne  à  la  fois  :  Faine,  sou,  fabi'm,  centime,  et  fenin,  même 
sens.  Le  dernier  seul  est  réel. 


^  VOCABLES    EMPRUNTÉ^  343 

laisser  surprendre  par  le  sommeil  ».  C'est  à  coup  sûr  un  terme 
de  la  soldatesque  de  l'époque,  encore  usuel  à  Paris  sous  la 
double  forme  schloff  (d'où  sc/dojfer,  dormir)  et  clienof,  ce  der- 
nier également  connu  dans  le  Blésois  (dans  la  Mayenne,  che- 
7iope,  mauvais  lit)  :  allei^  au  chriof,  aller  se  coucher  (Eudel)  : 
«  Il  est  au  clienof  »,  Méténier,  Lutte,  p.  169.  —  «  Alors,  j'ai 
filé,  je  suis  allé  schlojfer  un  brin  »,  Zola,  Assommoir,  ip.-3i3. 

C/iouf lique  \  saxelier,  de  l'allemand  Scliuhflicker,  même 
sens,  d'où,  chez  les  imprimeurs,  mauvais  ouvrier  (et  choufli- 
qué,  mal  fait)  :  «  comme  c'est  chouf tiqué ,  saboté,  c'est  pas 
possible  »,  Poulot,  p.  14S.  La  plupart  des  choufliques  étant 
allemands,  le   mot  a   fini  par  signifier  leur  langue  ^ 

Chownaque  ^,  cordt)nnier,  de  l'allemand  Schumacher,  dans 
la  plupart  des  patois  (Picardie,  Anjou,  Franche-G(jmté,  Lor- 
raine). 

Tarteifte,  surnom  donné  aux  Allemands  (d'après  leur  juron 
ordinaire  :  ter  te  if  et  !  diantre  !). 

En  dehors  de  cette  influence  allemande  que  Paris  a  ressen- 
tie à  travers  la  province,  les  dictionnaires  d'argot  donnent 
quelques  vocables  judéo-allemands  :  Chaule,  synagogue 
(BruanI);  mimele,  chatte  (Rossignol),  et  surtout  youte,  juif 
(Rossignol:  yit),  prononcé  youtre,  avec  le  dérivé:  youtrerie, 
synagogue  (Rossignol),  et  ladrerie,  avarice:  «  Nostradamus 
était  youtre  de  famille  et  natif  de  Marseille  »,  Almanacli  du 
Père  Peinard,  1894.  p.  37.  —  «  Un  peu  de  youtrerie  »,  Goq- 
court,  Journal,  17  avril  1886. 

A  en  croire  Guillemaut,  ioutre  serait